Histoire d’un crime de Victor Hugo

XII. Mairie du Xe arrondissement
Les représentants, sortis de chez M. Daru, se rejoignirent et se rallièrent dans la rue. Là on délibéra sommairement, de groupe à groupe. On était nombreux. On pouvait en moins d’une heure, par des avertissements à domicile, rien que sur la rive gauche, vu l’urgence, réunir plus de trois cents membres. Mais où se réunirait- on ? chez Lemardelay ? la rue Richelieu était gardée ; à la salle Martel ? c’était bien loin. On comptait sur la 10e légion qui avait pour colonel le général Lauriston ; on s’en tint à la mairie du Xe arrondissement. D’ailleurs le trajet était assez court et l’on n’avait pas besoin de passer les ponts.

On se forma en colonne et l’on se mit en marche.

M. Daru, nous l’avons dit, demeurait rue de Lille, dans le voisinage de l’Assem- blée. Tout le tronçon de la rue de Lille compris entre sa maison et le palais Bour- bon était occupé par l’infanterie. Le dernier peloton barrait sa porte ; mais il ne la barrait qu’à droite, et non à gauche. Les représentants sortant de chez M. Daru se dirigèrent du côté de la rue des Saints-Pères et laissèrent les soldats derrière eux. La troupe en ce moment-là n’avait pas d’autre instruction que de les empêcher de se réunir au palais de l’Assemblée ; ils purent paisiblement se ranger en colonne dans la rue et partir. S’ils eussent pris à droite au lieu de prendre à gauche, on leur eût fait obstacle. Mais il n’y avait point d’ordre pour cela ; ils passèrent à travers une lacune de la consigne.

Ceci donna, une heure après, un accès de colère à Saint-Arnaud.

Chemin faisant, de nouveaux représentants survenaient, et la colonne gros- sissait. Les membres de la droite étant la plupart logés dans le faubourg Saint- Germain, la colonne se composait presque entièrement d’hommes de la majorité.

Au coin du palais d’Orsay, ils rencontrèrent un groupe de membres de la gauche qui s’étaient ralliés après la sortie du palais de l’Assemblée, et qui délibéraient. C’étaient les représentants Esquiros, Marc Dufraisse, Victor Hennequin, Colfavru et Chamiot.

Ceux qui marchaient en tête de la colonne se détachèrent, vinrent au groupe et dirent : – Venez avec nous.

  • Où allez-vous ? demanda Marc Dufraisse.
  • A la mairie du Xe arrondissement.
  • Qu’y faire ?
  • Y décréter la déchéance de Louis Bonaparte.
  • Et ensuite ?
  • Ensuite nous nous rendrons en corps au palais de l’Assemblée, nous nous fe- rons jour à travers les résistances, et du haut du perron nous lirons le décret de déchéance aux soldats.
  • C’est bien, nous en sommes, dit Marc Dufraisse. Les cinq membres de la gauche se mirent en marche à quelque distance de la colonne. Plusieurs de leurs amis qui s’y étaient mêlés vinrent les retrouver ; et, nous constatons ici un fait sans lui donner plus d’importance qu’il n’en a, les deux fractions de l’Assemblée repré- sentées dans cette réunion improvisée marchèrent vers la mairie désignée sans se confondre, chacune des deux côtés de la rue. Le hasard fit que les hommes de la majorité tinrent la droite de la rue et les hommes de la minorité la gauche.

Personne n’avait d’écharpe. Aucun signe extérieur ne les faisait reconnaître. Les passants les regardaient avec surprise et ne semblaient pas comprendre ce que c’était que cette procession d’hommes silencieux dans les rues solitaires du faubourg Saint-Germain. Une partie de Paris ne connaissait pas encore le coup d’Etat.

Stratégiquement, comme point de défense, la mairie du Xe arrondissement était mal choisie. Située dans une rue étroite, dans ce court tronçon de la rue de Grenelle- Saint-Germain qui est entre la rue des Saints-Pères et la rue du Sépulcre, voi- sine du carrefour de la Croix-Rouge auquel les troupes peuvent arriver de tant de points différents, la mairie du Xe arrondissement, resserrée, dominée et blo- quée de toutes parts, était une chétive citadelle pour la représentation nationale attaquée. Il est vrai qu’on n’avait pas plus le choix de la citadelle qu’on n’eut plus tard le choix du général.

L’arrivée à la mairie put sembler de bon augure. La grande porte cochère, qui donne sur une cour carrée, était fermée ; elle s’ouvrit. Le poste de garde nationale, composé d’une vingtaine d’hommes, prit les armes et rendit les honneurs mili- taires à l’Assemblée. Les représentants entrèrent ; un adjoint les reçut avec respect au seuil de la mairie.

  • Le palais de l’Assemblée est fermé par les troupes, dirent les représentants, nous venons délibérer ici. – L’adjoint les conduisit au premier étage et leur fit ou- vrir la grande salle municipale. Les gardes nationaux criaient : Vive l’Assemblée nationale !

Les représentants entrés, on fit fermer la porte. La foule commençait à s’amas- ser dans la rue. et criait : Vive l’Assemblée ! Un certain nombre de personnes étran- gères à l’Assemblée pénétrèrent dans la mairie en même temps que les repré- sentants. On craignit l’encombrement, et l’on mit deux factionnaires à une petite porte latérale qu’on laissa ouverte avec ordre de ne laisser passer que les membres de l’Assemblée qui pourraient survenir. M. Hovyn de Tranchère se tint à cette porte et se chargea de les reconnaître.

A leur arrivée à la mairie, les représentants étaient un peu moins de trois cents. Ils dépassèrent ce nombre plus tard. Il était environ onze heures du matin. Tous ne montèrent pas immédiatement dans la salle où l’on devait délibérer. Plusieurs, ceux de la gauche en particulier, restèrent dans la cour mêlés aux gardes nationaux et aux citoyens.

On parlait de ce qu’on allait faire. Il y eut un premier incident.
Le doyen d’âge de la réunion était M. de Kératry. Etait-ce lui qui allait présider ?
Les représentants réunis dans la grande salle le désignaient. Les représentants demeurés dans la cour hésitaient.
Marc Dufraisse aborda MM. Jules de Lasteyrie et Léon de Maleville qui étaient restés parmi les représentants de la gauche, et leur dit : – A quoi pensent-ils là- haut ? faire présider Kératry ! le nom de Kératry effarouchera le peuple absolument comme le mien effaroucherait la bourgeoisie !

Un membre de la droite, M. de Kéranflech, survint et crut appuyer l’objection en ajoutant : – Et puis, réfléchissez à l’âge de Kératry. C’est une folie. Mettre un homme de quatre-vingts ans aux prises avec cette heure redoutable !

Mais Esquiros se récria :

  • Mauvaise raison celle-là. Quatre-vingts ans, c’est une force.
  • Oui, bien portés, dit Colfavru. Kératry les porte mal.
  • Rien de plus grand, reprit Esquiros, que les grands octogénaires.
  • Il est beau, ajouta Chamiot, d’être présidés par Nestor.
  • Non par Géronte ! dit Victor Hennequin.

Ce mot mit fin au débat. Kératry fut écarté. MM. Léon de Maleville et Jules de Lasteyrie, deux hommes honorés de tous les partis, se chargèrent de faire entendre raison aux membres de la droite ; il fut décidé que le bureau présiderait. Cinq membres du bureau étaient présents : deux vice-présidents, MM. Benoist d’Azy et Vitet, et trois secrétaires, MM. Grimault, Chapot et Moulin. Des deux autres vice- présidents, l’un, le général Bedeau, était à Mazas, l’autre, M. Daru, était gardé à vue chez lui. Des trois autres secrétaires, deux, MM. Peupin et Lacaze, hommes de l’Elysée, avaient fait défaut ; l’autre, M. Yvan, membre de la gauche, était à la réunion de la gauche, rue Blanche, qui avait lieu presque au même moment.

Cependant un huissier parut sur le perron de la mairie et cria comme aux plus paisibles jours de l’Assemblée : – Messieurs les représentants, en séance.

Cet huissier, qui appartenait à l’Assemblée et qui l’avait suivie, partagea son sort toute cette journée, y compris la séquestration au quai d’Orsay.

A l’appel de l’huissier, tous les représentants qui étaient dans la cour, et parmi lesquels était un des vice-présidents, M. Vitet, montèrent dans la salle, et la séance s’ouvrit.

Cette séance a été la dernière que l’Assemblée ait tenue dans des conditions ré- gulières. La gauche qui, comme on l’a vu, avait intrépidement ressaisi de son côté le pouvoir législatif en y ajoutant ce que les circonstances commandaient, le de- voir révolutionnaire, la gauche tint, sans bureau, sans huissier et sans secrétaires- rédacteurs, des séances auxquelles manque le calque fidèle et froid de la sténo- graphie, mais qui vivent dans nos souvenirs et que l’histoire recueillera.

Deux sténographes de l’Assemblée, MM. Grosselet et Lagache, assistaient à la séance de la mairie du Xe arrondissement. Ils ont pu la recueillir. La censure du coup d’Etat victorieux a tronqué leur compte rendu et a fait publier par ses his- toriographes cette version mutilée comme étant la version exacte. Un mensonge de plus, cela ne compte pas. Ce récit sténographique appartient au dossier du 2 décembre ; il est une des pièces capitales du procès que l’avenir instruira. On lira dans les notes de ce livre ce document complet. Les passages guillemetés sont ceux que la censure de M. Bonaparte a supprimés. Cette suppression en fait com- prendre la signification et l’importance.

La sténographie reproduit tout, excepté la vie. Le sténographe est une oreille, il entend et ne voit pas. Il est donc nécessaire de combler ici les lacunes inévitables du compte rendu sténographique.

Pour se faire une idée complète de cette séance du Xe arrondissement, il faut se figurer la grande salle de la mairie, espèce de carré long, éclairée à droite par quatre ou cinq fenêtres donnant sur la cour, à gauche, le long du mur, meublée de plusieurs rangées de bancs apportés en hâte, où s’entassaient les trois cents re- présentants réunis par le hasard. Personne n’était assis, ceux de devant se tenaient debout, ceux de derrière étaient montés sur les bancs. Il y avait çà et là quelques petites tables. Au milieu on allait et venait. Au fond, à l’extrémité opposée à la porte, on voyait une table longue, garnie de bancs, qui occupait toute la largeur du mur, et derrière laquelle siégeait le bureau. Siéger est le mot convenu. Le bureau ne siégeait pas, il était debout comme le reste de l’Assemblée. Les secrétaires, MM. Chapot, Moulin et Grimault, écrivaient debout. A de certains moments, les deux vice-présidents montaient sur les bancs pour être mieux vus de tous les points de la salle. La table était couverte d’un vieux tapis de drap vert, taché d’encre ; on y avait apporté trois ou quatre écritoires, une main de papier y était éparse. C’est là qu’on écrivait les décrets à mesure qu’ils étaient rendus. On multipliait les copies ; quelques représentants s’étaient improvisés secrétaires et aidaient les secrétaires officiels.

Cette grande salle donnait de plain-pied sur le palier. Elle était, comme nous l’avons dit, au premier étage ; on y arrivait par un escalier assez étroit.

Rappelons que presque tous les membres présents là étaient des membres de la droite.

Le premier moment fut un tumulte tragique. Berryer y fit bonne figure. De Ber- ryer, comme de tous les improvisateurs sans style, il ne restera qu’un nom, et un nom très discuté, Berryer ayant été plutôt un avocat plaidant qu’un orateur convaincu. Ce jour-là, Berryer fut bref, logique et sérieux. On commença par ce cri : – Que faire ? – Une déclaration, dit M. de Falloux. – Une protestation, dit M. de Flavigny. – Un décret, dit Berryer. En effet, une déclaration, c’était du vent ; une protestation, c’était du bruit ; un décret, c’était un acte. On cria : – Quel décret ? – La déchéance, dit Berryer. – La dé- chéance , c’était la limite extrême de l’énergie de la droite. Au delà de la déchéance il y avait la mise hors la loi ; la déchéance était faisable par la droite ; la mise hors la loi n’était possible qu’à la gauche. Ce fut en effet la gauche qui mit Louis Bona- parte hors la loi. Elle le fit dès sa première réunion rue Blanche. On le verra plus loin. A la déchéance la légalité finissait ; à la mise hors la loi la révolution commen- çait. Les recommencements de révolution sont la suite logique des coups d’Etat. La déchéance votée, un homme qui plus tard a été un traître, Quentin-Bauchart, cria : – Signons-la tous. Tous la signèrent. Odilon Barrot entra, et la signa. Antony Thouret entra, et la signa. Tout à coup M. Piscatory annonça que le maire refusait de laisser pénétrer dans la salle les représentants qui arrivaient. – Ordonnons-le- lui par décret, dit Berryer. Et le décret fut voté. Grâce à ce décret, MM. Favreau et Monet entrèrent ; ils venaient du palais législatif ; ils racontèrent la lâcheté de Dupin. M. Dahirel, un des meneurs de la droite, était lui-même indigné et disait :

  • Nous avons reçu des coups de bayonnette. Des voix s’élevèrent : – Requérons la 10e légion. Qu’on batte le rappel. Lauriston hésite. Ordonnons-lui de défendre l’Assemblée. – Ordonnons-le-lui par décret, dit Berryer. Ce décret fut rendu, ce qui n’empêcha pas Lauriston de refuser. Un autre décret, proposé encore par Ber- ryer, déclara en forfaiture quiconque avait attenté à l’inviolabilité parlementaire, et ordonna la mise en liberté immédiate des représentants criminellement prison- niers. Tout cela était voté d’emblée, sans discussion, dans une sorte d’immense pêle-mêle unanime, et à travers un orage de dialogues furieux. De temps en temps Berryer faisait faire silence. Puis les clameurs irritées recommençaient. – Le coup d’Etat n’osera pas venir jusqu’ici ! Nous sommes ici les maîtres. Nous sommes chez nous. Nous attaquer ici, c’est impossible. Ces misérables n’oseront pas ! – Si la ru- meur eût été moins violente, les représentants eussent pu, à travers les fenêtres ouvertes, entendre, tout à côté d’eux, un bruit de soldats chargeant leurs fusils.

C’était un bataillon de chasseurs de Vincennes qui venait d’entrer silencieu- sement dans le jardin de la mairie, et qui, en attendant des ordres, chargeait ses armes.

Peu à peu la séance, d’abord confuse et troublée, avait pris un aspect régulier. La clameur était devenue un bourdonnement. La voix de l’huissier criant : Silence, messieurs ! avait fini par dominer le brouhaha. A tout moment de nouveaux repré- sentants survenaient et s’empressaient d’aller signer sur le bureau le décret de dé- chéance. Comme il y avait foule autour du bureau pour signer, on fit circuler dans la grande salle et dans les deux autres pièces contiguës une douzaine de feuilles volantes sur lesquelles les représentants apposaient leur signature.

Le premier qui signa le décret de déchéance fut M. Dufaure, le dernier fut M. Betting de Lancastel. Des deux présidents, l’un, M. Benoist d’Azy, parlait à l’As- semblée, l’autre, M. Vitet, pâle, mais calme et ferme, distribuait les instructions et les ordres. M. Benoist d’Azy avait une contenance convenable ; mais une certaine hésitation de la parole révélait un trouble intérieur. Les divisions, même dans la droite, n’avaient pas disparu à ce moment critique. On entendait un membre légi- timiste dire à demi-voix en parlant d’un des vice-présidents : Ce grand Vitet a l’air d’un sépulcre blanchi . Vitet était orléaniste.

Etant donné l’aventurier auquel on avait affaire, ce Louis Bonaparte capable de tout, l’heure et l’homme étant crépusculaires, quelques personnages légiti- mistes de l’espèce candide avaient une peur sérieuse, mais comique. Le marquis de ***, mouche du coche de la droite, allait, venait, pérorait, criait, déclamait, ré- clamait, proclamait, et tremblait. Un autre, M. A.-N., suant, rouge, essoufflé, se dé- menait éperdument : – Où est le poste ? Combien d’hommes ? Qui est-ce qui com- mande ? L’officier ! Envoyez-moi l’officier ! Vive la République ! Gardes nationaux, tenez bon ! – Vive la République ! Toute la droite poussait ce cri. – Vous voulez donc la faire mourir ! leur disait Esquiros. Quelques-uns étaient mornes ; Bourbousson gardait un silence d’homme d’Etat vaincu. Un autre, le vicomte de ***, parent du duc d’Escars, était si épouvanté qu’à chaque instant il s’en allait dans un angle de la cour. Il y avait là, dans la foule qui emplissait cette cour, un gamin de Paris, enfant d’Athènes, qui a été depuis un poëte brave et charmant, Albert Glatigny. Al- bert Glatigny cria à ce vicomte ému : – Ah çà ! est-ce que vous croyez qu’on éteint les coups d’Etat comme Gulliver éteignait les incendies !

O rire, que tu es sombre, mêlé aux tragédies !

Les orléanistes étaient plus tranquilles et avaient meilleure attitude. Cela tenait à ce qu’ils couraient eux plus de vrais dangers. Pascal Duprat fit rétablir en tête des décrets les mots République française qu’on avait oubliés.

De temps en temps des hommes qui ne parlaient plus la langue du moment prononçaient ce mot étrange : Dupin. C’étaient alors des huées et des éclats de rire. – Ne prononcez plus le nom de ce lâche, cria Antony Thouret.

Les motions se croisaient ; c’était une rumeur continue coupée de profonds et solennels silences. Les paroles d’alarme circulaient de groupe en groupe. – Nous sommes dans un cul-de-sac. Nous serons pris ici comme dans une souricière.

  • Puis à chaque motion des voix s’élevaient : – C’est cela ! c’est juste ! c’est en- tendu ! On se donnait à voix basse rendez-vous rue de la Chaussée-d’Antin, n°19, pour le cas où l’on serait expulsé de la mairie. M. Bixio emportait le décret de dé- chéance pour le faire imprimer. Esquiros, Marc Dufraisse, Pascal Duprat, Rigal,
  • Lherbette, Chamiot, Latrade, Colfavru, Antony Thouret jetaient çà et là d’éner- giques conseils. M. Dufaure, résolu et indigné, protestait avec autorité. M. Odilon Barrot, immobile dans un coin, gardait le silence de la naïveté stupéfaite.

MM. Passy et de Tocqueville racontaient au milieu des groupes qu’ils avaient, étant ministres, l’inquiétude permanente du coup d’Etat, et qu’ils voyaient claire- ment cette idée fixe dans le cerveau de Louis Bonaparte. M. de Tocqueville ajou- tait : – Je me disais chaque soir : je m’endors ministre, si j’allais me réveiller pri- sonnier !

Quelques-uns de ces hommes qui s’appelaient hommes d’ordre grommelaient, tout en signant le décret de déchéance : Gare la république rouge ! – et semblaient craindre également de succomber et de réussir. M. de Vatimesnil serrait la main des hommes de la gauche, et les remerciait de leur présence : – Vous nous faites populaires, disait-il. – Et Antony Thouret lui répondait : – Je ne connais aujourd’hui ni droite ni gauche, je ne vois que l’Assemblée.

Le plus jeune des deux sténographes communiquait les feuillets écrits aux re- présentants qui avaient parlé, les engageait à les revoir tout de suite, et leur disait :

  • Nous n’aurons pas le temps de relire. Quelques représentants, descendus dans la rue, montraient au peuple des copies du décret de déchéance signées par les membres du bureau. Un homme du peuple prit une de ces copies et cria : – Ci- toyens ! l’encre est encore toute fraîche. Vive la République !

L’adjoint se tenait à la porte de la salle, l’escalier était encombré de gardes na- tionaux et d’assistants étrangers à l’Assemblée. Plusieurs avaient pénétré jusque dans l’enceinte et parmi eux l’ancien constituant Beslay, homme d’un rare cou- rage. On voulut d’abord les faire sortir, mais ils résistèrent en s’écriant : – Ce sont nos affaires, vous êtes l’Assemblée, mais nous sommes le peuple. – Ils ont raison, dit M. Berryer.

M. de Falloux, accompagné de M. de Kéranflech, aborda le constituant Beslay et s’accouda à côté de lui sur le poêle en lui disant : – Bonjour, collègue ; puis il lui rappela qu’ils avaient tous les deux fait partie de la commission des ateliers natio- naux et qu’ils avaient visité ensemble les ouvriers au parc Monceaux ; on se sentait tomber, on devenait tendre aux républicains. La République s’appelle Demain.

Chacun parlait d’où il était, celui-ci montait sur son banc, celui-là sur une chaise, quelques-uns sur des tables. Toutes les contradictions éclataient à la fois. Dans un coin, d’anciens meneurs de l’ordre s’effrayaient du triomphe possible des « rouges». Dans un autre, les hommes de la droite entouraient les hommes de la gauche et leur demandaient : – Est-ce que les faubourgs ne se lèveront pas ?

Le narrateur n’a qu’un devoir, raconter. Il dit tout, le mal comme le bien. Quoi qu’il en soit pourtant, et en dépit de tous ces détails que nous n’avons pas dû taire, à part les restrictions que nous avons indiquées, l’attitude des hommes de la droite, qui composaient la grande majorité de cette réunion, fut à beaucoup d’égards honorable et digne. Quelques-uns même, nous venons de l’indiquer, se piquèrent de résolution et d’énergie presque comme s’ils avaient voulu rivaliser avec les membres de la gauche.

Disons-le ici, car on reverra plus d’une fois dans la suite de ce récit ces regards de quelques membres de la droite tournés vers le peuple, et il ne faut pas qu’on s’y méprenne, ces hommes monarchiques qui parlaient d’insurrection populaire et qui invoquaient les faubourgs étaient une minorité dans la majorité, une mi- norité imperceptible. Antony Thouret proposa à ceux qui étaient là les chefs, de parcourir en corps les quartiers populaires, le décret de déchéance à la main. Mis au pied du mur, ils refusèrent. Ils déclarèrent ne vouloir se défendre que par la force organisée, point par le peuple. Chose bizarre à dire, mais qu’il faut constater, avec leurs habitudes de myopie politique, la résistance populaire armée, même au nom de la loi, leur semblait sédition. Tout ce qu’ils pouvaient supporter d’appa- rence révolutionnaire, c’était une légion de garde nationale tambours en tête ; ils reculaient devant la barricade ; le droit en blouse n’était plus le droit, la vérité ar- mée d’une pique n’était plus la vérité, la loi dépavant une rue leur faisait l’effet d’une euménide. Au fond, du reste, et en les prenant pour ce qu’ils étaient et pour ce qu’ils signifiaient comme hommes politiques, ces membres de la droite avaient raison. Qu’eussent-ils fait du peuple ? Et qu’eût fait le peuple d’eux ? Comment s’y fussent-ils pris pour mettre le feu aux masses ? Se figure-t-on Falloux tribun souf- flant sur le faubourg Saint-Antoine ?

Hélas ! au milieu de ces obscurités accumulées, dans ces fatales complications de circonstances dont le coup d’Etat profitait si odieusement et si perfidement, dans cet immense malentendu qui était toute la situation, allumer l’étincelle ré- volutionnaire au cœur du peuple, Danton lui-même n’y eût pas suffi !

Le coup d’Etat entra dans cette réunion impudemment, son bonnet de forçat sur la tête. Il eut une assurance infâme ; là, du reste, comme partout. Il y avait dans cette mairie trois cents représentants du peuple, Louis Bonaparte envoya pour les chasser un sergent. L’Assemblée ayant résisté au sergent, il envoya un officier, le commandant par intérim du 6e bataillon des chasseurs de Vincennes. Cet officier, jeune, blond, goguenard, moitié riant, moitié menaçant, montrait du doigt l’escalier plein de bayonnettes et narguait l’Assemblée.

  • Quel est ce petit blondin ? dit un membre de la droite. Un garde national qui était là dit : – Jetez-le donc par la fenêtre ! – Donnez-lui un coup de pied au cul ! cria un homme du peuple, trouvant ainsi devant le Deux-Décembre, comme Cam- bronne devant Waterloo, le mot extrême et vrai.

Cette Assemblée, si graves que fussent ses torts envers les principes de la Ré- volution, et ces torts, la démocratie seule avait le droit de les lui reprocher, cette Assemblée, dis-je, c’était l’Assemblée nationale, c’est-à-dire la République incar- née, le suffrage universel vivant, la majesté de la nation debout et visible ; Louis Bonaparte assassina cette Assemblée, et de plus l’insulta. Souffleter est pire que poignarder.

Les jardins des environs, occupés par la troupe, étaient pleins de bouteilles bri- sées. On avait fait boire les soldats. Ils obéissaient purement et simplement aux épaulettes, et, suivant l’expression d’un témoin oculaire, semblaient « hébétés ». Les représentants les interpellaient et leur disaient : Mais c’est un crime ! ils ré- pondaient : Nous ne savons pas.

On entendit un soldat dire à un autre : – Qu’as-tu fait de tes dix francs de ce matin ?

Les sergents poussaient les officiers. A l’exception du commandant, qui proba- blement gagnait la croix, les officiers étaient respectueux, les sergents brutaux.

Un lieutenant ayant semblé fléchir, un sergent lui cria : – Vous ne commandez pas seul ici. Allons, marchez donc !

M. de Vatimesnil demanda à un soldat : – Est-ce que vous oserez nous arrêter, nous représentants du peuple ? – Parbleu ! dit le soldat.

Plusieurs soldats entendant des représentants dire qu’ils n’avaient pas mangé depuis le matin, leur offrirent de leur pain de munition. Quelques représentants acceptèrent. M. de Tocqueville, qui était malade et qu’on voyait tout pâle adossé dans l’encoignure d’une fenêtre, reçut d’un soldat un morceau de ce pain, qu’il partagea avec M. Chambolle.

Deux commissaires de police se présentèrent « en tenue », en habits noirs, avec leurs ceintures-écharpes et leurs chapeaux à ganses noires. L’un était vieux, l’autre était jeune. Le premier s’appelait Lemoine-Tacherat, et non Bacherel, comme on l’a imprimé par erreur ; le second Barlet. Il faut noter ces deux noms. On remar- qua l’audace inouïe de ce Barlet. Rien ne lui manqua, la parole cynique, le geste provocateur, l’accent sardonique. Ce fut avec un inexprimable air d’insolence que Barlet, en sommant la réunion de se disperser, ajouta : A tort ou à raison . On mur- murait sur les bancs de l’Assemblée : – Quel est ce polisson ? L’autre, comparé à celui-ci, semblait modéré et passif. Emile Péan cria : – Le vieux fait son métier, le jeune fait son avancement.

Avant que ce Tacherat et ce Barlet entrassent, avant qu’on entendît les crosses des fusils sonner sur les dalles de l’escalier, cette Assemblée avait songé à la ré- sistance. A quelle résistance ? nous venons de le dire. La majorité ne pouvait ad- mettre qu’une résistance régulière, militaire, en uniforme et en épaulettes. Décré- ter cette résistance était simple, l’organiser était difficile. Les généraux sur lesquels la majorité avait coutume de compter étant arrêtés, il n’y avait plus là pour elle que deux généraux possibles, Oudinot et Lauriston. Le général marquis de Lauriston, ancien pair de France, à la fois colonel de la 10e légion et représentant du peuple, distinguait entre son devoir de représentant et son devoir de colonel. Sommé par quelques-uns de ses amis de la droite de faire battre le rappel et de convoquer la 10e légion, il répondait : – Comme représentant du peuple, je dois mettre le pou- voir exécutif en accusation, mais comme colonel, je dois lui obéir. – Il paraît qu’il s’enferma obstinément dans ce raisonnement singulier et qu’il fut impossible de le tirer dehors.

  • Qu’il est bête ! disait Piscatory.
  • Qu’il a d’esprit ! disait Falloux.

Le premier officier de garde nationale qui se présenta en uniforme parut être reconnu par deux membres de la droite, qui dirent : – C’est M. de Périgord ! Ils se trompaient ; c’était M. Guilbot, chef du 3e bataillon de la 10e légion. Il déclara qu’il était prêt à marcher, au premier ordre de son colonel le général Lauriston. Le général Lauriston descendit dans la cour et remonta un moment après en disant : – On méconnaît mon autorité. Je viens de donner ma démission. Du reste, le nom de Lauriston n’était point familier aux soldats. Oudinot était plus connu de l’armée. Mais comment ?

Au moment où le nom d’Oudinot fut prononcé, il y eut, dans cette réunion presque exclusivement composée de la droite, un frémissement. En effet, à cette minute critique, à ce nom fatal d’Oudinot, les réflexions se pressaient dans tous les esprits.

Qu’était-ce que le coup d’Etat ?

C’était « l’expédition de Rome à l’intérieur »qui se faisait. Et contre qui ? contre ceux qui avaient fait l’expédition de Rome à l’extérieur. L’Assemblée nationale de France, dissoute par la violence, ne trouvait plus pour se défendre à cette heure suprême qu’un seul général, et lequel ? précisément celui qui, au nom de l’Assem- blée nationale de France, avait dissous par la violence l’Assemblée nationale de Rome. Quelle force pouvait avoir pour sauver une république Oudinot, égorgeur d’une république ? N’était-il pas tout simple que ses propres soldats lui répon- dissent : – Qu’est-ce que vous nous voulez ? Ce que nous avons fait à Rome, nous le faisons à Paris. – Quelle histoire que cette histoire de la trahison ! La Législative française avait écrit le chapitre premier avec le sang de la Constituante romaine ; la Providence écrivait le chapitre second avec le sang de la Législative française, Louis Bonaparte tenant la plume.

En 1849, Louis Bonaparte avait assassiné la souveraineté du peuple dans la per- sonne de ses représentants romains ; en 1851, il l’assassinait dans la personne de ses représentants français. C’était logique, et, quoique ce fût infâme, c’était juste. L’Assemblée législative française portait à la fois le poids des deux crimes, com- plice du premier, victime du second. Tous ces hommes de la majorité le sentaient, et se courbaient. Ou plutôt, c’était le même crime, le crime du 2 juillet 1849, tou- jours debout, toujours vivant, qui n’avait fait que changer de nom, qui s’appelait maintenant le 2 décembre, et qui, engendré par cette Assemblée, la poignardait. Presque tous les crimes sont parricides. A un jour donné, ils se retournent contre ceux qui les ont faits, et ils les tuent.

En ce moment si plein de méditations, M. de Falloux dut chercher des yeux M. de Montalembert. M. de Montalembert était à l’Elysée.

Quand Tamisier se leva et prononça ce mot terrible : l’affaire de Rome ! M. de Dampierre, éperdu, lui cria :

  • Taisez-vous ! vous nous tuez !

Ce n’était pas Tamisier qui les tuait, c’était Oudinot.

M. de Dampierre ne s’apercevait pas qu’il criait : – taisez-vous ! à l’histoire.

Et puis, sans même compter ce souvenir funeste qui eût écrasé en un pareil moment l’homme le mieux doué des grandes qualités militaires, le général Ou- dinot, excellent officier d’ailleurs et digne fils de son vaillant père, n’avait aucun des dons imposants qui, à l’heure critique des révolutions, émeuvent le soldat et entraînent le peuple. En cet instant-là, pour retourner une armée de cent mille hommes, pour faire rentrer les boulets dans la gueule des canons, pour retrou- ver sous le vin versé aux prétoriens l’âme vraie du soldat français à demi noyée et presque morte, pour arracher le drapeau au coup d’Etat et le remettre à la loi, pour entourer l’Assemblée de foudres et d’éclairs, il eût fallu un de ces hommes qui ne sont plus ; il eût fallu la main ferme, la parole calme, le regard froid et profond de Desaix, ce Phocion français ; il eût fallu les vastes épaules, la haute stature, la voix tonnante, l’éloquence injurieuse, insolente, cynique, gaie et sublime de Klé- ber, ce Mirabeau militaire. Desaix, la figure de l’homme juste, ou Kléber, la face de lion ! Le général Oudinot, petit, gauche, embarrassé, le regard indécis et terne, les pommettes rouges, le front étroit, les cheveux grisonnants et plats, le son de voix poli, le sourire humble, sans parole, sans geste, sans puissance, brave devant l’en- nemi, timide devant le premier venu, ayant, certes, l’air d’un soldat, mais ayant aussi l’air d’un prêtre, faisait hésiter l’esprit entre l’épée et le cierge ; il avait dans les yeux une espèce d’Ainsi soit-il !

Il avait les meilleures intentions du monde ; mais que faire ? Seul, sans pres- tige, sans gloire vraie, sans autorité personnelle, et traînant Rome après lui ! il sen- tait tout cela lui-même et il en était comme paralysé. Lorsqu’on l’eut nommé, il monta sur une chaise et remercia l’Assemblée avec un cœur ferme, sans doute, mais avec une parole hésitante. Quand le petit officier blond osa le regarder en face et l’affronter, lui, tenant l’épée du peuple, lui général de l’Assemblée souve- raine, il ne sut que balbutier des choses malheureuses comme celles-ci : – Je viens vous déclarer que nous ne pouvons obéir que contraints , forcés , à l’ORDRE qui nous interdirait de rester réunis. – Il parlait d’obéir, lui qui devait commander. On lui avait passé son écharpe et il en semblait gêné. Il penchait alternativement la tête sur l’une et l’autre épaule, il tenait son chapeau et sa canne à la main, il avait l’air bienveillant. Un membre légitimiste murmurait tout bas à son voisin : – On dirait un bailli haranguant une noce. – Et le voisin, légitimiste aussi, répondait : – Il me rappelle M. le duc d’Angoulême.

Quelle différence avec Tamisier ! Tamisier, pur, sérieux, convaincu, simple capi- taine d’artillerie, avait l’air du général. Tamisier, grave et douce figure, forte intelli- gence, cœur intrépide, espèce de philosophe soldat, plus connu eût pu rendre des services décisifs. On ne sait ce qui fût advenu si la Providence eût donné à Oudinot l’âme de Tamisier ou à Tamisier les épaulettes d’Oudinot.

Dans cette sanglante aventure de décembre, il nous manqua un habit de géné- ral bien porté. Il y a un livre à faire sur le rôle de la passementerie dans la destinée des nations.

Tamisier, nommé chef d’état-major quelques instants avant l’invasion de la salle, se mit aux ordres de l’Assemblée. Il était debout sur une table. Il parlait avec une voix vibrante et cordiale. Les plus décontenancés se rassuraient devant cette at- titude modeste, probe, dévouée. Tout à coup il se redressa et, regardant en face toute cette majorité royaliste, il s’écria : – Oui, j’accepte le mandat que vous m’of-
frez ! j’accepte le mandat de défendre la République ! rien que la République, entendez- vous bien ?

Un cri unanime lui répondit : Vive la République !

  • Tiens, dit Beslay, la voix vous revient comme au 4 mai ! – Vive la République ! rien que la République ! répétaient les hommes de la droite, Oudinot plus fort que les autres. Tous les bras se tendirent vers Tamisier, toutes les mains serrèrent la sienne. O danger ! irrésistible convertisseur ! à l’heure suprême l’athée invoque Dieu et le royaliste la République. On se cramponne à ce qu’on a nié.

Les narrateurs officiels du coup d’Etat ont raconté que, dès les commencements de la séance, deux représentants avaient été envoyés par l’Assemblée au ministère de l’intérieur pour « négocier ». Ce qui est certain, c’est que ces deux représen- tants n’avaient aucun mandat. Ils se présentèrent, non de la part de l’Assemblée, mais en leur nom propre. Ils s’offrirent comme intermédiaires pour terminer pa- cifiquement la catastrophe commencée. Ils sommèrent, avec une probité un peu ingénue, Morny de se constituer prisonnier et de rentrer sous la loi, lui déclarant qu’en cas de refus l’Assemblée ferait son devoir et appellerait le peuple à la dé- fense de la Constitution et de la République. Morny leur répondit par un sourire assaisonné de ces simples paroles : – Si vous faites un appel aux armes et si je trouve des représentants sur les barricades, je les fais tous fusiller jusqu’au der- nier.

Le réunion du Xe arrondissement céda à la force. Le président Vitet exigea qu’on mît la main sur lui. L’agent qui le saisit était pâle et frissonnait. Dans de certains cas, mettre la main sur un homme, c’est la mettre sur le droit, et ceux qui l’osent ont le tremblement de la loi touchée.

La sortie de la mairie fut longue et embarrassée. Il s’écoula une demi-heure en- viron tandis que les soldats faisaient la haie et que les commissaires de police, tout en ne semblant occupés que du soin de refouler les passants dans la rue, envoyaient chercher des ordres au ministère de l’intérieur. Pendant ce temps-là, quelques représentants, assis autour d’une table de la grande salle, écrivirent à leurs familles, à leurs femmes, à leurs amis. On s’arrachait les dernières feuilles de papier ; les plumes manquaient ; M. de Luynes écrivit à sa femme un billet au crayon. Il n’y avait pas de pains à cacheter, on était forcé d’envoyer les lettres ou- vertes ; quelques soldats s’offrirent pour les mettre à la poste. Le fils de M. Cham- bolle, qui avait accompagné son père jusque-là, se chargea de porter les lettres adressées à Mmes de Luynes, de Lasteyrie et Duvergier de Hauranne.

Le général F., le même qui avait refusé un bataillon au président de la Consti- tuante Marrast, ce qui de colonel l’avait fait général, le général F., au milieu de la cour de la mairie, la face enluminée, à demi ivre, sortant, disait-on, de déjeuner à l’Elysée, présidait à l’attentat. Un membre, dont nous regrettons de ne pas savoir le nom, trempa sa botte dans le ruisseau et l’essuya le long du galon d’or du pan- talon d’uniforme du général F. Le représentant Lherbette vint au général F. et lui dit : – Général, vous êtes un lâche. Puis, se retournant vers ses collègues, il cria : – Entendez-vous, je dis à ce général qu’il est un lâche. Le général F. ne bougea pas. Il garda la boue sur son uniforme, et l’épithète sur sa joue.

Le réunion n’appela pas le peuple aux armes. Nous venons d’expliquer qu’elle n’était pas de force à le faire. Pourtant, au dernier moment, un membre de la gauche, Latrade, fit un nouvel effort. Il prit à part M. Berryer et lui dit : – L’acte de résistance est consommé ; maintenant ne nous laissons pas arrêter. Dispersons- nous dans les rues en criant : Aux armes ! – M. Berryer en conféra quelques se- condes avec le vice-président Benoist d’Azy, qui refusa.

L’adjoint reconduisit les membres de l’Assemblée jusqu’à la porte de la mairie, chapeau bas ; au moment où ils parurent dans la cour, prêts à sortir, entre deux haies de soldats, les gardes nationaux du poste présentèrent les armes en criant : Vive l’Assemblée ! vivent les représentants du peuple ! On fit désarmer immédia- tement les gardes nationaux, et presque de force, par les chasseurs de Vincennes.

Il y avait un marchand de vin en face de la mairie. Lorsque la grande porte de la mairie s’ouvrit à deux battants et que l’Assemblée parut dans la rue, menée par le général F. à cheval, et ayant en tête le vice-président Vitet empoigné à la cravate par un agent de police, quelques hommes en blouses blanches, groupés aux fenêtres de ce marchand de vin, battirent des mains et crièrent : – C’est bien fait ! à bas les vingt-cinq francs !

On se mit en route.

Les chasseurs de Vincennes, qui marchaient en double haie des deux côtés des prisonniers, leur jetaient des regards de haine. Le général Oudinot disait à demi- voix : – Cette petite infanterie est terrible, au siège de Rome ils mordaient à l’as- saut comme des furieux ; ces gamins sont des diables. – Les officiers évitaient les regards des représentants. En sortant de la mairie, M. de Coislin passa près d’un officier et s’écria : – Quelle honte pour l’uniforme ! – L’officier répondit par des paroles de colère et provoqua M. de Coislin. Quelques instants après, pendant la marche, il s’approcha de M. de Coislin et lui dit : – Tenez, monsieur, j’ai réfléchi, c’est moi qui ai tort.

On cheminait lentement. A quelques pas de la mairie le cortège rencontra M. Chégaray. Les représentants lui crièrent : Venez ! Il répondit en faisant des mains et des épaules un geste expressif : – Oh ! ma foi ! puisqu’on ne m’a pas pris !… – et fit mine de passer outre. Il eut honte pourtant, et vint. On trouve son nom dans l’appel fait à la caserne.

Un peu plus loin, c’était M. de Lespérut qui passait. On lui crie : Lespérut ! Les- pérut ! – Je suis des vôtres, dit-il. Les soldats le repoussaient. Il saisit les crosses des fusils et entra de force dans la colonne.

Dans une des rues qu’on traversa, une fenêtre s’ouvrit. Tout à coup une femme y parut, avec un enfant L’enfant, reconnaissant son père parmi les prisonniers, lui tendait les bras et l’appelait ; la mère, derrière l’enfant, pleurait.

On avait d’abord eu l’idée de mener l’Assemblée en masse et directement à Ma- zas ; mais le ministère de l’intérieur donna contre-ordre. On craignit ce long trajet à pied, en plein jour, dans des rues populeuses et facilement émues ; on avait sous la main la caserne d’Orsay. On la choisit pour geôle provisoire.

Un des commandants montrait insolemment de l’épée aux passants les repré- sentants arrêtés, et disait à voix haute : – Ceux-ci sont les blancs, nous avons l’ordre de les épargner. Maintenant c’est le tour de messieurs les représentants rouges. Gare à eux !

Partout où passait le cortège, des trottoirs, des portes, des fenêtres, la popula- tion criait : Vive l’Assemblée nationale ! Quand on apercevait les quelques repré- sentants de la gauche mêlés à la colonne, on criait : Vive la République ! vive la Constitution ! vive la loi ! Les boutiques n’étaient pas fermées, et les passants al- laient et venaient. Quelques-uns disaient : – Attendons à ce soir, ceci n’est pas la fin.

Un officier d’état-major à cheval, en grande tenue, rencontra le cortège, aper- çut M. de Vatimesnil et vint le saluer. Rue de Beaune, au moment où l’on passait devant la maison de la Démocratie pacifique , un groupe cria : A bas le traître de l’Elysée !

Sur le quai d’Orsay, les cris redoublèrent. Il y avait foule. Des deux côtés du quai, un double rang de soldats de la ligne, se touchant coude à coude, contenait les spectateurs. Dans l’espace laissé libre au milieu, les membres de l’Assemblée s’avançaient lentement ayant à droite et à gauche deux haies de soldats, l’une im- mobile qui menaçait le peuple, l’autre en marche qui menaçait les représentants.

Les réflexions sérieuses abondent en présence de tous les détails du grand crime que ce livre est destiné à raconter. Tout homme honnête qui se met en face du coup d’Etat de Louis Bonaparte n’entend au dedans de sa conscience qu’une ru- meur de pensées indignées. Quiconque nous lira jusqu’au bout ne nous suppo- sera assurément pas l’idée d’atténuer ce fait monstrueux. Cependant, comme la profonde logique des faits doit toujours être soulignée par l’historien, il est né- cessaire de rappeler ici et de répéter, fût-ce à satiété, que, à part les membres de la gauche présents en petit nombre et que nous avons nommés, les trois cents repré- sentants qui défilaient de la sorte sous les yeux de la foule constituaient la vieille majorité royaliste et réactionnaire de l’Assemblée. S’il était possible d’oublier que, quelles que fussent leurs erreurs, quelles que fussent leurs fautes, et nous y insis- tons, quelles qu’eussent été leurs illusions, ces personnages ainsi traités étaient des représentants de la première des nations civilisées, des législateurs souve- rains, des sénateurs du peuple, des mandataires inviolables et sacrés du grand droit démocratique, et que, de même que chaque homme porte en soi quelque chose de l’esprit de Dieu, chacun de ces élus du suffrage universel portait quelque chose de l’âme de la France ; s’il était possible d’oublier cela un moment, ce se- rait, certes, un spectacle plus risible peut-être que triste et à coup sûr plus phi- losophique que lamentable, de voir, dans cette matinée de décembre, après tant de lois de compression, après tant de mesures d’exception, après tant de votes de censure et d’état de siège, après tant de refus d’amnistie, après tant d’affronts à l’équité, à la justice, à la conscience humaine, à la bonne foi publique, au droit, après tant de complaisances pour la police, après tant de sourires à l’arbitraire, le parti de l’ordre tout entier appréhendé en masse et mené au poste par les sergents de ville !

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