Histoire d’un crime de Victor Hugo

Mais elle se perdit dans les cours et les escaliers. Elle cherchait son chemin, as- sez déconcertée, quand elle rencontra l’abbé Maret. Elle le connaissait. Elle l’aborda. Elle lui dit l’objet de sa démarche. L’abbé Maret lut la lettre de l’ouvrier et fut pris d’enthousiasme. – Cela peut tout sauver, dit-il.

Il ajouta : – Suivez-moi, madame. Je vais vous introduire.

M. l’archevêque de Paris était dans la chambre qui est contiguë à son cabinet. L’abbé Maret fit entrer Madame Arnaud dans le cabinet, prévint l’archevêque, et, un moment après, l’archevêque entra. Outre l’abbé Maret, il avait avec lui l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine.

Madame Arnaud remit à M. Sibour les deux lettres de son mari et de l’ouvrier.
L’archevêque les lut, et resta pensif.

  • Quelle réponse dois-je porter à mon mari ? demanda Madame Arnaud.
  • Madame, dit l’archevêque, il est trop tard. Il fallait faire cela avant la lutte com- mencée. Maintenant, ce serait s’exposer à faire couler peut-être encore plus de sang qu’il n’en a été versé.

L’abbé Deguerry garda le silence. L’abbé Maret essaya respectueusement de tourner l’esprit de son évêque vers le grand effort conseillé par l’ouvrier. Il dit quelques paroles éloquentes. Il insista sur ceci que l’apparition de l’archevêque pourrait déterminer une manifestation de la garde nationale et qu’une manifes- tation de la garde nationale ferait reculer l’Elysée.

  • Non, dit l’archevêque, vous espérez l’impossible. L’Elysée à présent ne recu- lera plus. On croit que j’arrêterais le sang, point, je le ferais répandre, et à flots. La garde nationale n’a plus de prestige. Si les légions paraissent, l’Elysée fera écraser les légions par les régiments. Et puis, qu’est-ce qu’un archevêque devant l’homme du coup d’Etat ? Où est le serment ? Où est la foi jurée ? Où est le respect du droit ? On ne rebrousse pas chemin quand on a fait trois pas dans un tel crime. Non ! non ! n’espérez pas ! Cet homme fera tout. Il a frappé la loi dans la main des repré- sentants ; il frapperait Dieu dans la mienne.

Et il congédia Madame Arnaud avec le regard d’un homme accablé.

Faisons le devoir de l’historien. Six semaines après, dans l’église Notre-Dame, quelqu’un chantait le Te Deum en l’honneur de la trahison de Décembre, mettant ainsi Dieu de moitié dans un crime.

C’était l’archevêque Sibour.

VIII. Au Mont Valérien
Sur les deux cent trente représentants prisonniers à la caserne du quai d’Orsay cinquante-trois avaient été envoyés au Mont Valérien. On en chargea quatre voi- tures cellulaires. Il en restait quelques-uns qu’on entassa dans un omnibus. MM.

Benoist d’Azy, Falloux, Piscatory, Vatimesnil, furent verrouillés dans les cellules roulantes, tout comme Eugène Sue et Esquiros. L’honorable M. Gustave de Beau- mont, grand partisan de l’encellulement, monta en voiture cellulaire. Il n’est pas mal, nous l’avons dit, que le législateur tâte de la loi.

Le commandant du Mont Valérien se présenta sous la voûte du fort pour rece- voir les représentants prisonniers.

Il eut d’abord quelque prétention de les écrouer. Le général Oudinot, sous le- quel il avait servi, l’apostropha durement :

  • Vous me connaissez ?
  • Oui, mon général.
  • Eh bien, que cela vous suffise. N’en demandez pas davantage.
  • Si, dit Tamisier, demandez-en davantage, et saluez. Nous sommes plus que l’armée, nous sommes la France.

Le commandant comprit. A partir de ce moment, il fut chapeau bas devant les généraux et tête basse devant les représentants.

On les conduisit à la caserne du fort et on les enferma pêle-mêle dans un dortoir auquel on ajouta de nouveaux lits et que les soldats évacuèrent. Ils passèrent là la première nuit. Les lits se touchaient. Les draps étaient sales.

Le lendemain matin, d’après quelques paroles entendues au dehors, le bruit se répandit parmi eux qu’un tri allait être fait dans les cinquante-trois, et que les républicains seraient mis à part. Peu après, le bruit se confirma. Madame de Luynes parvint jusqu’à son mari, et apporta quelques informations. On assurait, entre autres indications, que le garde des sceaux du coup d’Etat, l’homme qui si- gnait Eugène Rouher , ministre de la justice , avait dit : – Qu’on mette en liberté les hommes de la droite et au cachot les hommes de la gauche . Si la populace bouge , ils répondront de tout . Pour caution de la soumission des faubourgs , nous aurons la tête des rouges .

Nous ne croyons pas que M. Rouher ait dit ce mot, où il y a de l’audace. En ce moment-là, M. Rouher n’en avait pas. Nommé ministre le 2 décembre, il tempori- sait, il montrait une vague pruderie, il n’osait aller s’installer place Vendôme. Tout ce qui se faisait était-il bien correct ? Dans de certaines âmes, le doute du succès se change en scrupule de conscience. Violer toutes les lois, se parjurer, égorger le droit, assassiner la patrie, est-ce bien honnête ? Tant que le fait n’est pas accom- pli, on recule ; quand la chose a réussi, on s’y précipite. Où il y a victoire, il n’y a plus forfaiture ; rien n’est tel que le succès pour débarbouiller et rendre acceptable cet inconnu qu’on appelle le crime. Dans les premiers moments, M. Rouher se ré- serva. Plus tard, il a été un des plus violents conseillers de Louis Bonaparte. C’est tout simple. Sa peur avant explique son zèle après.

La vérité, c’est que les paroles menaçantes avaient été dites, non par Rouher, mais par Persigny.

M. de Luynes fit part à ses collègues de ce qui se préparait et les prévint qu’on al- lait venir leur demander leurs noms afin de séparer les brebis blanches des boucs écarlates. Un murmure qui parut unanime s’éleva. Des manifestations généreuses honorèrent les représentants de la droite.

  • Non ! non ! ne nommons personne ! Ne nous laissons pas trier ! s’écria M. Gus- tave de Beaumont.

M. de Vatimesnil ajouta : – Nous sommes entrés ici tous ensemble ; nous devons en sortir tous ensemble.

Toutefois on vint avertir quelques instants après Antony Thouret qu’une liste des noms se faisait secrètement et que les représentants royalistes étaient invités à la signer. On attribuait, à tort sans doute, cette résolution peu noble à l’honorable
M. de Falloux.

Antony Thouret prit vivement la parole au milieu des groupes qui bourdon- naient dans le dortoir.

  • Messieurs, s’écria-t-il, une liste. des noms se fait. Ce serait une indignité. Hier, à la mairie du Xe arrondissement, vous nous disiez : il n’y a plus ni gauche ni droite ; nous sommes l’Assemblée. Vous croyiez à la victoire du peuple, et vous vous abritiez derrière nous républicains. Aujourd’hui vous croyez à la victoire du
  • coup d’Etat, et vous redeviendriez royalistes pour nous livrer, nous démocrates ! Fort bien, faites !

Une clameur générale s’éleva.

  • Non, non, plus de droite ni de gauche. Tous sont l’Assemblée ! Le même sort pour tous !

La liste commencée fut saisie et brûlée.

  • Par décision de la Chambre, dit M. de Vatimesnil en souriant. Un représentant légitimiste ajouta :
  • De la Chambre, non ! Dites de la chambrée.

Quelques instants après, le commandant du fort se présenta ; et en termes po- lis, mais qui sentaient l’injonction, invita les représentants du peuple à déclarer chacun leur nom, afin qu’on pût assigner à tous des destinations définitives.

Un cri d’indignation lui répondit.

  • Personne ! Personne ne se nommera, dit le général Oudinot. Gustave de Beaumont ajouta :
  • Nous avons tous le même nom : Représentants du peuple. Le commandant salua et sortit.
    Au bout de deux heures il revint. Il était assisté cette fois du chef des huissiers de l’Assemblée, un appelé Duponceau, espèce de bonhomme rogue à figure rouge et à cheveux blancs qui, dans les grands jours, se prélassait au pied de la tribune avec un collet argenté, une chaîne sur l’estomac et une épée entre les jambes.

Le commandant dit à Duponceau :

  • Faites votre devoir.

Ce que le commandant entendait et ce que Duponceau comprenait par ce mot devoir , c’était que l’huissier dénonçât les législateurs. Quelque chose de pareil au valet qui trahit ses maîtres.

Cela se fit ainsi.

Ce Duponceau osa regarder en face les représentants les uns après les autres, et il les nommait au fur et à mesure à un homme de police qui prenait note.

Le sieur Duponceau fut fort maltraité en passant cette revue.

  • Monsieur Duponceau, lui dit M. de Vatimesnil, je vous tenais pour un imbé- cile, mais je vous croyais un honnête homme.

Le mot le plus dur lui fut adressé par Antony Thouret. Il regarda le sieur Dupon- ceau en face et lui dit :

  • Vous mériteriez de vous appeler Dupin.

L’huissier en effet eût été digne d’être le président, et le président eût été digne d’être l’huissier.

Le troupeau compté, le classement fait, il se trouva treize boucs, dix représen- tants de la gauche : Eugène Sue, Esquiros, Antony Thouret, Pascal Duprat, Chanay, Fayolle, Paulin Durieu, Benoît, Tamisier, Teilhard-Latérisse, et trois membres de la droite qui depuis la veille étaient devenus brusquement rouges aux yeux du coup d’Etat : Oudinot, Piscatory et Thuriot de la Rosière.

On les enferma séparément, et l’on mit en liberté, les uns après les autres, les quarante qui restaient.

IX. Commencement d’éclairs dans le peuple
La soirée fut menaçante.

Des groupes s’étaient formés sur les boulevards. A la nuit, ils se grossirent et de- vinrent des attroupements, qui bientôt se mêlèrent et ne firent plus qu’une foule. Foule immense, à chaque instant accrue et troublée par les affluents des rues, heurtée, ondoyante, orageuse, et d’où sortait un bourdonnement tragique. Cette rumeur se condensait dans un mot, dans un nom qui sortait à la fois de toutes les bouches et qui exprimait toute la situation : Soulouque ! Sur cette longue ligne de la Madeleine à la Bastille, presque partout, excepté (était-ce exprès ?) aux Portes Saint-Denis et Saint-Martin, la chaussée était occupée par la troupe, infanterie et cavalerie en bataille, batteries attelées ; sur les trottoirs, des deux côtés de ce bloc immobile et sombre, hérissé de canons, de sabres et de bayonnettes, ruisselait un flot de peuple irrité. Partout l’indignation publique, c’était là l’aspect des boule- vards. A la Bastille, calme plat.

A la Porte Saint-Martin, la foule, pressée et inquiète, parlait bas. Des cercles d’ouvriers causaient à demi-voix. La société du Dix-Décembre faisait là quelques efforts. Des hommes en blouse blanche, espèce d’uniforme que la police avait pris pour ces journées-là, disaient : – Laissons faire ! Que les vingt-cinq francs s’ar- rangent ! Ils nous ont abandonnés en juin 48 ; qu’ils se tirent d’affaire aujourd’hui tout seuls ! Cela ne nous regarde pas ! – D’autres blouses, des blouses bleues, leur répondaient : – Nous savons ce que nous avons à faire. Ça ne fait que commencer. Il faudra voir.

D’autres racontaient qu’on refaisait des barricades rue Aumaire, qu’on y avait déjà tué beaucoup de monde, qu’on tirait sans sommation, que les soldats étaient pris de vin, qu’il y avait sur plusieurs points du quartier des ambulances déjà en- combrées de blessés et de morts. Tout cela dit gravement, sans éclats de voix et sans gestes, du ton d’une confidence. De temps en temps la foule faisait silence et prêtait l’oreille, et l’on entendait des fusillades lointaines.

Les groupes disaient : – Voilà qu’on commence à déchirer de la toile .

Nous étions en permanence chez Marie, rue Croix-des-Petits-Champs. Les adhé- sions nous arrivaient de toutes parts. Plusieurs de nos collègues qui n’avaient pu nous retrouver la veille étaient venus nous joindre, entre autres Emmanuel Arago, fils vaillant d’un père illustre, Farconnet et Roussel (de l’Yonne), et quelques no- tabilités parisiennes au nombre desquelles le jeune et déjà célèbre défenseur de l’Avènement du peuple , M. Desmarets.

Deux hommes éloquents, Jules Favre et Alexandre Rey, assis à une grande table près de la fenêtre du cabinet, rédigeaient une proclamation à la garde nationale. Dans le salon, Sain, assis dans un fauteuil, les pieds sur les chenets et séchant à un grand feu ses bottes mouillées, disait avec ce tranquille et courageux sourire qu’il avait à la tribune : – Cela va mal pour nous, mais bien pour la République. La loi martiale est proclamée ; on l’exécutera avec férocité, surtout contre nous. Nous sommes guettés, suivis, traqués, et il est peu probable que nous échappions. Aujourd’hui, demain, dans dix minutes peut-être, il y aura « un petit écrasiat »de représentants. Nous serons pris ici ou ailleurs, fusillés sur place ou tués à coups de bayonnette. On promènera nos cadavres, et il faut espérer que cela fera enfin lever le peuple et choir le Bonaparte. Nous sommes morts, mais Bonaparte est perdu.

A huit heures, comme Emile de Girardin l’avait promis, nous reçûmes de l’im- primerie de la Presse cinq cents exemplaires du décret de déchéance et de mise hors la loi visant l’arrêt de la Haute Cour et revêtu de toutes nos signatures. C’était un placard deux fois grand comme la main et imprimé sur du papier à épreuves. Ce fut Noël Parfait qui apporta les cinq cents exemplaires, tout humides encore, entre son gilet et sa chemise. Trente représentants se les partagèrent, et nous les envoyâmes sur les boulevards distribuer le décret au peuple.

L’effet de ce décret tombant au milieu de cette foule fut extraordinaire. Quelques cafés étaient restés ouverts çà et là ; on s’arracha les placards, on se pressa aux devantures éclairées, on s’entassa au pied des réverbères ; quelques-uns mon- taient sur des bornes ou sur des tables et lisaient à haute voix le décret. – C’est cela ! bravo ! disait le peuple. – Les signatures ! les signatures ! criait-on. On lisait les signatures ; à chaque nom populaire, la foule battait des mains. Charamaule, gai et indigné, parcourait les groupes, distribuant les exemplaires du décret ; sa grande taille, sa parole haute et hardie, le paquet de placards qu’il élevait et agitait au-dessus de sa tête, faisaient tendre vers lui toutes les mains. – Criez à bas Sou- louque ! et vous en aurez, disait-il. – Tout cela en présence des soldats. Un sergent de la ligne, apercevant Charamaule, tendit la main, lui aussi, pour avoir une de ces feuilles que Charamaule distribuait. – Sergent, lui dit Charamaule, criez : A bas Soulouque ! – Le sergent hésita un moment, puis répondit : Non ! – Eh bien, reprit Charamaule, criez : Vive Soulouque ! – Cette fois le sergent n’hésita pas, il éleva son sabre et, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, il cria résolûment : Vive Soulouque !

La lecture du décret ajouta une ardeur sombre à l’indignation. On se mit à dé- chirer de toutes parts les affiches du coup d’Etat. De la porte du café des Variétés un jeune homme cria à des officiers : – Vous êtes ivres ! Des ouvriers sur le bou- levard Bonne-Nouvelle montraient le poing aux soldats et disaient : – Tirez donc, lâches, sur des hommes sans armes ! Si nous avions des fusils, vous lèveriez la crosse en l’air. – On commença à faire des charges de cavalerie devant le café Car- dinal.

Comme il n’y avait pas de troupes boulevard Saint-Martin et boulevard du Temple, la foule était compacte là plus qu’ailleurs. Toutes les boutiques y étaient fermées ; les réverbères jetaient seuls quelque lueur ; aux vitres des fenêtres non éclairées on entrevoyait vaguement des têtes qui regardaient. L’obscurité produit le silence ; cette multitude, comme nous l’avons déjà indiqué, se taisait ; on n’entendait qu’un chuchotement confus.

Tout à coup une clarté, un bruit, un tumulte, éclatent au débouché de la rue Saint-Martin. Tous les yeux se tournent de ce côté ; une houle profonde remue la foule ; on se précipite et on se presse aux rampes des hauts trottoirs qui bordent le ravin devant les théâtres de la Porte Saint-Martin et de l’Ambigu. On voit une masse qui se meut et une lumière qui approche. Des voix chantent. On reconnaît ce refrain redoutable : Aux armes , citoyens ! Formez vos bataillons ! Ce sont des torches allumées qui arrivent ; c’est la Marseillaise , cette autre torche de la révo- lution et de la guerre, qui flamboie.

La foule se rangeait au passage de l’attroupement qui portait les torches et qui chantait. L’attroupement atteignit le ravin Saint-Martin et s’y engagea. On distin- gua alors ce que c’était que cette marche lugubre. L’attroupement était composé de deux groupes distincts ; le premier portait sur les épaules une planche où l’on voyait étendu un vieillard à barbe blanche, roide, la bouche béante, les yeux fixes et ayant un trou au front. L’oscillation de la marche faisait remuer le cadavre, et la tête morte s’abaissait et se relevait d’une façon menaçante et pathétique. Un des hommes qui le portaient, pâle, blessé à la poitrine, posait la main sur sa bles- sure, s’appuyait aux pieds du vieillard, et par moments paraissait lui-même prêt à tomber. L’autre groupe portait une autre civière sur laquelle un jeune homme était couché, le visage blanc et les yeux fermés ; sa chemise souillée, ouverte sur sa poitrine, laissait voir ses plaies. Tout en portant les deux civières, les groupes chantaient. Ils chantaient la Marseillaise , et à chaque refrain ils s’arrêtaient et élevaient leurs torches en criant : Aux armes ! Quelques jeunes hommes agitaient des sabres nus. Les torches jetaient une lueur sanglante aux fronts blêmes des ca- davres et aux faces livides de la foule. Un frisson courut dans le peuple. Il semblait qu’on revît la vision formidable de février.

Ce cortège sinistre venait de la rue Aumaire. Vers huit heures, une trentaine d’ouvriers qui s’étaient recrutés aux environs des Halles, les mêmes qui le lende- main construisirent la barricade de la rue Guérin-Boisseau, étaient arrivés rue Au- maire par la rue du Petit-Lion, la rue Neuve-Bourg-l’Abbé et le carré Saint-Martin. Ils venaient combattre, mais l’action était finie sur ce point. L’infanterie s’était retirée après avoir défait les barricades. Deux cadavres, un vieillard de soixante- dix ans et un jeune homme de vingt-cinq ans, gisaient au coin de la rue, sur le pavé, face découverte, le corps dans une flaque de sang, la tête sur le trottoir où ils étaient tombés. Tous deux étaient vêtus de paletots et semblaient appartenir à la classe bourgeoise.

Le vieux avait son chapeau à côté de lui ; c’était une figure vénérable, barbe blanche, cheveux blancs, l’air calme. Une balle lui avait traversé le crâne.

Le jeune avait eu la poitrine percée de plusieurs chevrotines. L’un était le père, l’autre était le fils. Le fils ayant vu tomber son père avait dit : Je veux mourir. Tous deux étaient couchés l’un près de l’autre.

Il y avait devant la grille du Conservatoire des arts et métiers une maison en construction ; on alla y chercher deux planches, on étendit les cadavres sur ces planches, la foule les souleva sur ses épaules, on apporta des torches et l’on se mit en marche. Rue Saint-Denis, un homme en blouse blanche leur barra le pas- sage. – Où allez-vous ? leur dit-il. Vous allez attirer des malheurs ! Vous faites les affaires des vingt-cinq francs ! – A bas la police ! à bas la blouse blanche ! cria la foule. L’homme s’esquiva.

L’attroupement se grossissait chemin faisant, la foule s’ouvrait et répétait en chœur la Marseillaise , mais à part quelques sabres, personne n ’était armé. Sur le boulevard, l’émotion fut profonde. Les femmes joignaient les mains de pitié. On entendait des ouvriers s’écrier : – Et dire que nous n’avons pas d’armes !

Le cortège, après avoir quelque temps suivi les boulevards, rentra dans les rues, suivi de toute une multitude attendrie et indignée. Il gagna ainsi la rue des Gra- villiers. Là une escouade de vingt sergents de ville, sortant brusquement d’une rue étroite, se rua l’épée haute sur les hommes qui portaient les civières et jeta les ca- davres dans la boue. Un bataillon de chasseurs survint au pas de course et mit fin à la lutte à coups de bayonnette. Cent deux citoyens prisonniers furent conduits à la préfecture. Les deux cadavres reçurent plusieurs coups d’épée dans la mêlée et furent tués une seconde fois. Le brigadier Revial, qui commandait l’escouade de sergents de ville, a eu la croix pour ce fait d’armes.

Chez Marie nous étions au moment d’êtres cernés. Nous nous décidâmes à quitter la rue Croix-des-Petits-Champs.

A l’Elysée le tremblement commençait. L’ex-commandant Fleury, un des aides de camp de la présidence, fut appelé dans le cabinet où M. Bonaparte s’était tenu toute la journée. M. Bonaparte s’entretint quelques instants seul avec M. Fleury, puis l’aide de camp sortit du cabinet, monta à cheval et partit au galop dans la direction de Mazas.

Ensuite les hommes du coup d’Etat, réunis dans le cabinet de M. Bonaparte, tinrent conseil. Leurs affaires allaient visiblement mal ; il était probable que la ba- taille finirait par prendre des proportions redoutables ; jusque-là on l’avait dési- rée, maintenant on n’était pas bien sûr de ne pas la craindre. On y poussait, en s’en défiant. Il y avait des symptômes alarmants dans la fermeté de la résistance et d’autres non moins graves dans la lâcheté des adhérents. Pas un des nouveaux mi- nistres nommés le matin n’avait pris possession de son ministère ; timidité signi- ficative de la part de gens si prompts d’ordinaire à se ruer sur les choses. M. Rou- her, particulièrement, avait plongé on ne savait où. Signe d’orage. Louis Bonaparte mis à part, le coup d’Etat continuait à peser uniquement sur trois noms, Morny, Saint-Arnaud et Maupas. Saint-Arnaud répondait de Magnan. Morny riait et disait à demi-voix : Mais Magnan répond-il de Saint-Arnaud ? Ces hommes prirent des mesures ; ils firent venir de nouveaux régiments ; l’ordre aux garnisons de mar- cher sur Paris fut envoyé d’une part jusqu’à Cherbourg et de l’autre jusqu’à Mau- beuge. Ces coupables, profondément inquiets au fond, cherchaient à se tromper les uns les autres ; ils faisaient bonne contenance entre eux ; tous parlaient de vic- toire certaine ; chacun en arrière arrangeait sa fuite, en secret et sans rien dire, afin de ne pas donner l’éveil aux autres compromis, et, en cas d’insuccès, de laisser au peuple quelques hommes à dévorer. Pour cette petite école des singes de Machia- vel, la condition d’une bonne évasion, c’est d’abandonner ses amis ; en s’enfuyant on jette ses complices derrière soi.

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