Histoire d’un crime de Victor Hugo

X. Le Devoir peut avoir deux aspects
A-t-il été au pouvoir de la gauche, à un moment quelconque, d’empêcher le coup d’Etat ?

Nous ne le pensons pas.

Voici pourtant un fait que nous ne croyons pas devoir passer sous silence.

Le 16 novembre 1851 j’étais rue de la Tour-d’Auvergne, numéro 37, chez moi, dans mon cabinet ; il était environ minuit, je travaillais, mon domestique entr’ou- vrit la porte.

  • Monsieur peut-il recevoir ?… Et il prononça un nom.
  • Oui, dis-je. Quelqu’un 7 entra.
    J’entends ne parler qu’avec réserve de cet homme considérable et distingué. Qu’il me suffise d’indiquer qu’il avait le droit de dire, en désignant les Bonaparte :
    « ma famille ».

On sait que la famille Bonaparte se divisait en deux branches, la famille impé- riale et la famille privée. La famille impériale avait la tradition de Napoléon, la famille privée avait la tradition de Lucien ; nuance qui du reste n’a rien d’absolu.

Mon visiteur nocturne prit l’autre coin de la cheminée.

Il commença par me parler des mémoires d’une très noble et vertueuse femme, la princesse *** 8 , sa mère, dont il m’avait confié le manuscrit, en me demandant mon avis sur l’utilité ou la convenance de la publication ; ce manuscrit, plein d’in- térêt d’ailleurs, avait pour moi cette douceur que l’écriture de la princesse ressem- blait à l’écriture de ma mère. Mon visiteur, à qui je le remis, le feuilleta quelques instants, puis, s’interrompant brusquement, il se tourna vers moi et me dit :
7 Jérôme Bonaparte .
8 Amélie de Wurtemberg .

  • La République est perdue. Je répondis :
  • A peu près. Il reprit :
  • A moins que vous ne la sauviez.
  • Moi ?
  • Vous.
  • Comment cela ?
  • Ecoutez-moi.

Alors il m’exposa, avec cette clarté compliquée parfois de paradoxes qui est une des ressources de son très remarquable esprit, la situation à la fois désespérée et forte où nous étions.

Cette situation, que je comprenais comme lui du reste, était ceci :

La droite de l’Assemblée se composait d’environ quatre cents membres, et la gauche d’environ cent quatre-vingts. Les quatre cents de la majorité appartenaient par tiers à trois partis, le parti légitimiste, le parti orléaniste et le parti bonapar- tiste, et en totalité au parti clérical. Les cent quatre-vingts de la minorité apparte- naient à la République. Cette droite se défiait de cette gauche, et avait pris contre la minorité une précaution. Un comité de vigilance, composé des seize princi- paux membres de la droite, chargé d’imprimer l’unité à cette trinité de partis, et ayant pour mission de surveiller la gauche, telle était cette précaution. La gauche s’était bornée d’abord à un peu d’ironie, et m’empruntant un mot auquel on at- tachait alors, à tort du reste, l’idée de décrépitude, avait appelé ces seize commis- saires les burgraves . Puis de l’ironie passant à la suspicion, la gauche avait fini par créer de son côté, pour diriger la gauche et observer la droite, un comité de seize membres que la droite s’était hâtée de surnommer les burgraves rouges . Re- présailles innocentes. Le résultat, c’est que la droite surveillait la gauche et que la gauche surveillait la droite, et que personne ne surveillait Bonaparte. Deux trou- peaux, si inquiets l’un de l’autre qu’ils oubliaient le loup. Pendant ce temps-là, dans la tanière de l’Elysée, Bonaparte travaillait. Le temps que perdait l’Assem- blée, majorité et minorité, à se défier d’elle-même, il l’employait. Comme on sent se détacher l’avalanche, on sentait branler dans l’ombre la catastrophe. On épiait l’ennemi, mais on ne se tournait pas du vrai côté. Savoir orienter sa défiance, c’est le secret de la grande politique. L’Assemblée de 1851 n’avait pas cette sagace sû- reté de regard ; les faits étaient mal en perspective ; chacun voyait l’avenir à sa façon, et une sorte de myopie politique aveuglait la gauche comme la droite ; on avait peur, mais pas où il fallait ; on était en présence d’un mystère, on avait de- vant soi un guet-apens ; mais on le cherchait où il n’était pas, et on ne l’apercevait pas où il était ; si bien que ces deux troupeaux, majorité et minorité, se faisaient face effarés ; et tandis que les meneurs d’un côté et les guides de l’autre, graves et attentifs, se demandaient avec anxiété ce que pouvait signifier, les uns, le gronde- ment de la gauche, les autres, le bêlement de la droite, ils étaient exposés à sentir brusquement s’abattre sur leurs épaules les quatre griffes du coup d’Etat.

Mon interlocuteur me dit :

  • Vous êtes un des Seize ?
  • Oui, répondis-je en souriant, burgrave rouge .
  • Comme moi prince rouge .

Et son sourire répondit au mien. Il reprit :

  • Vous avez pleins pouvoirs ?
  • Oui. Comme les autres. Et j’ajoutai :
  • Pas plus que les autres. Le côté gauche n’a pas de chefs. Il poursuivit :
  • Yon, le commissaire de police de l’Assemblée, est républicain ?
  • Oui.
  • Il obéirait à un ordre signé de vous ?
  • Peut-être.
  • Moi je dis : Sans doute. Il me regarda fixement.
  • Eh bien, faites, cette nuit, arrêter le président. Ce fut à mon tour de le regarder.
  • Que voulez-vous dire ?
  • Ce que je dis.

Je dois le déclarer, sa parole était nette, ferme et convaincue, et elle m’a laissé, pendant toute cette conversation, et maintenant, et toujours, l’impression d’un accent loyal.

  • Arrêter le président ! m’écriai-je.

Alors il m’exposa que cette chose extraordinaire était simple, que l’armée était indécise, que dans l’armée les généraux d’Afrique balançaient le président, que la garde nationale était pour l’Assemblée, et dans l’Assemblée pour la gauche, que le colonel Forestier répondait de la 8e légion, le colonel Gressier de la 6e et le colo- nel Hovyn, de la 5e ; que, sur un ordre des Seize de la gauche, il y aurait une prise d’armes immédiate, que ma signature suffirait, que si je préférais pourtant réunir le comité dans le plus grand secret, on pourrait attendre au lendemain, que, sur l’ordre du comité des Seize, un bataillon marcherait sur l’Elysée, que l’Elysée ne s’attendait à rien, songeait à l’offensive et non à la défensive, et serait pris à l’im- proviste, que la troupe ne résisterait pas à la garde nationale, que la chose se ferait sans coup férir, que Vincennes s’ouvrirait et se fermerait pendant le sommeil de

Paris, que le président achèverait là sa nuit, et que la France à son réveil appren- drait cette double bonne nouvelle : Bonaparte hors de combat et la République hors de danger.

Il ajouta :

  • Vous pouvez compter sur deux généraux, Neumayer à Lyon et La Woëstine à Paris.

Il se leva et s’adossa à la cheminée ; je le vois encore debout et pensif, et il pour- suivit :

  • Je ne me sens pas la force de recommencer l’exil, mais je me sens la volonté de sauver ma famille et mon pays.

Il crut probablement voir en moi un mouvement de surprise, car il accentua et souligna presque ces paroles :

  • Je m’explique. Oui, je voudrais sauver ma famille et mon pays. Je porte le nom de Napoléon, mais, vous le savez, sans fanatisme. Je suis Bonaparte, mais non bonapartiste. Ce nom, je le respecte, mais je le juge. Il a déjà une tache, le 18 brumaire. Va-t-il en avoir une autre ? La tache ancienne a disparu sous la gloire. Austerlitz couvre Brumaire. Napoléon s’est absous par le génie. Le peuple a tant admiré qu’il a pardonné. Napoléon est sur la colonne ; c’est fait ; qu’on l’y laisse tranquille. Qu’on ne le recommence pas par son mauvais côté. Qu’on ne force pas la France à se trop souvenir. Cette gloire de Napoléon est vulnérable. Elle a une cicatrice ; fermée, soit. Qu’on ne la rouvre pas. Quoi que les apologistes puissent dire et faire, il n’en est pas moins vrai que Napoléon s’est lui-même porté, par le 18 brumaire, un premier coup.
  • En effet, lui dis-je, c’est toujours contre soi qu’on commet un crime.
  • Eh bien, poursuivit-il, sa gloire a survécu au premier coup, un second coup la tuerait. Je ne veux pas. Je hais le premier 18 brumaire, je crains le second. Je veux l’empêcher.

Il s’arrêta encore, puis continua :

  • C’est pourquoi je suis venu cette nuit chez vous ; je veux secourir cette grande gloire blessée. En vous conseillant ce que je vous conseille, si vous le faites, si la gauche le fait, je sauve le premier Napoléon ; car si un second crime est déposé sur sa gloire, cette gloire disparaît. Oui, ce nom s’effondrerait, et l’histoire n’en vou- drait plus. Je vais plus loin et je complète ma pensée. Je sauve aussi le Napoléon actuel, car lui qui déjà n’a pas de gloire, n’aurait que le crime. Je sauve sa mémoire du pilori éternel. Donc arrêtez-le.

Il était vraiment et profondément ému. Il reprit :

  • Quant à la République, pour elle, l’arrestation de Louis Bonaparte, c’est la dé- livrance. J’ai donc raison de dire que, par ce que je vous propose, je sauve ma famille et mon pays.
  • Mais, lui dis-je, ce que vous me proposez est un coup d’Etat.
  • Croyez-vous ?
  • Sans doute. Nous sommes la minorité et nous ferions acte de majorité. Nous sommes une portion de l’Assemblée, nous agirions comme si nous étions l’As- semblée entière. Nous qui condamnons toute usurpation, nous usurperions. Nous porterions la main sur un fonctionnaire que l’Assemblée seule a le droit de faire arrêter. Nous, les défenseurs de la Constitution, nous briserions la Constitution. Nous, les hommes de la loi, nous violerions la loi. C’est un coup d’Etat.
  • Oui, mais un coup d’Etat pour le bien.
  • Le mal fait pour le bien reste le mal.
  • Même quand il réussit ?
  • Surtout quand il réussit.
  • Pourquoi ?
  • Parce qu’alors il devient exemple.
  • Vous n’approuvez donc pas le 18 fructidor ?
  • Non.
  • Mais les 18 fructidor empêchent les 18 brumaire.
  • Non. Ils les préparent.
  • Mais la raison d’Etat existe.
  • Non. Ce qui existe, c’est la loi.
  • Le 18 fructidor a été accepté par de très intègres esprits.
  • Je le sais.
  • Blanqui est pour, avec Michelet.
  • Moi je suis contre, avec Barbès.

Du côté moral, je passai au côté pratique.

  • Cela dit, repris-je, examinons votre plan.

Ce plan était hérissé de difficultés. Je les lui fis toucher du doigt.

Compter sur la garde nationale ! Mais le général La Woëstine n’en avait pas en- core le commandement. Compter sur l’armée ? Mais le général Neumayer était à Lyon, et non à Paris. Il marcherait au secours de l’Assemblée ? Qu’en savait-on ? Quant à La Woëstine, n’avait-il pas deux visages ? Etait-on sûr de lui ? Appeler aux armes la 8e légion ? Mais Forestier n’en était plus colonel. La 5e et la 6e ? Mais Gres- sier et Hovyn n’étaient que lieutenants-colonels, ces légions les suivraient-elles ? Requérir le commissaire Yon ? Mais obéirait-il à la gauche seule ? Il était l’agent de l’Assemblée, et par conséquent de la majorité, mais non de la minorité. Au- tant de questions. Mais ces questions, les supposât-on résolues, et résolues dans le sens du succès, est-ce que le succès lui-même était la question ? La question n’est jamais le succès, c’est toujours le droit. Or, ici, même ayant le succès, nous n’aurions pas le droit. Pour arrêter le président, il fallait un ordre de l’Assemblée ; nous remplacions l’ordre de l’Assemblée par une voie de fait de la gauche. Esca- lade et effraction ; escalade du pouvoir, effraction de la loi. Maintenant supposons la résistance ; nous verserions le sang. La loi violée mène au sang versé. Qu’est-ce que tout cela ? C’est un crime.

  • Mais non, s’écria-t-il, c’est le salus populi . Et il ajouta :
  • Suprema lex .
  • Pas pour moi, lui dis-je.

J’insistai : – Je ne tuerais pas un enfant pour sauver un peuple.

  • Caton le ferait.
  • Jésus ne le ferait pas. Et j’ajoutai :
  • Vous avez pour vous toute l’antiquité. Vous êtes dans la vérité grecque et dans la vérité romaine ; je suis, moi, dans la vérité humaine. L’horizon nouveau est plus large que l’ancien.

Il y eut un silence. Il le rompit.

  • Alors c’est lui qui va attaquer.
  • Soit.
  • Vous allez livrer une bataille presque perdue d’avance.
  • Je le crains.
  • Et ce combat inégal ne peut se terminer pour vous, Victor Hugo, que par la mort ou par l’exil.
  • Je le crois.
  • La mort, c’est un moment ; mais l’exil, c’est long.
  • C’est une habitude à prendre. Il continua :
  • Vous ne serez pas seulement proscrit. Vous serez calomnié.
  • C’est une habitude prise. Il insista.
  • Savez-vous ce qu’on dit déjà ?
  • Quoi ?
  • On dit que vous êtes irrité contre lui parce qu’il vous a refusé d’être ministre.
  • Vous savez, vous…
  • Je sais que c’est le contraire. C’est lui qui vous l’a demandé, et c’est vous qui l’avez refusé.
  • Eh bien, alors…
  • On mentira.
  • Qu’importe ! Il s’écria :
    ? Ainsi vous aurez fait rentrer en France les Bonaparte 9 , et vous serez banni de France par un Bonaparte !
  • Qui sait, lui dis-je, si je n’ai pas fait une faute ? Cette injustice est peut-être une justice.
    9 14 juin 1847 . Chambre des Pairs . Voir le livre Avant l’exil.

Nous nous tûmes tous deux. Il reprit :

  • Pourrez-vous supporter l’exil ?
  • Je tâcherai.
  • Pourrez-vous vivre sans Paris ?
  • J’aurai l’océan.
  • Vous iriez donc au bord de la mer ?
  • Je l’imagine.
  • C’est triste.
  • C’est grand.

Il y eut encore un silence. Il le rompit.

  • Tenez, vous ne savez pas ce que c’est que l’exil. Je le sais, moi. C’est affreux. Certes, je ne recommencerais point. La mort est une chose d’où l’on ne revient pas, l’exil est une chose où l’on ne retourne pas.
  • S’il le faut, lui dis-je, j’irai, et j’y retournerai.
  • Plutôt mourir. Quitter la vie, ce n’est rien, mais quitter la patrie…
  • Hélas ! dis-je, c’est tout.
  • Eh bien, alors, pourquoi accepter l’exil, pouvant l’éviter ? Que mettez-vous donc au-dessus de la patrie ?
  • La conscience.

Cette réponse le laissa rêveur. Pourtant il reprit :

  • Mais, en y réfléchissant, votre conscience vous approuvera.
  • Non.
  • Pourquoi ?
  • Je vous l’ai dit. Parce que ma conscience est ainsi faite qu’elle ne met rien au- dessus d’elle. Je la sens sur moi comme le promontoire pourrait sentir le phare qui est sur lui. Toute la vie est un abîme, et la conscience l’éclaire autour de moi.
  • Et moi aussi, s’écria-t-il, – et je déclare que rien n’était plus sincère et plus loyal que son accent, – et moi aussi, je sens et je vois ma conscience. Elle m’approuve. J’ai l’air de trahir Louis, eh bien non, je le sers. Le sauver d’un crime, c’est le sauver. J’ai essayé de tous les moyens. Il ne reste que celui-ci, l’arrêter. En venant à vous, en agissant comme je le fais, je conspire à la fois contre lui et pour lui, contre son pouvoir et pour son honneur. Ce que je fais est bien.
  • C’est vrai, lui dis-je. Vous avez une noble et haute pensée. Et je repris :
  • Mais nos deux devoirs sont différents. Je ne pourrais empêcher Louis Bona- parte de commettre un crime qu’à la condition d’en commettre un moi-même. Je ne veux ni de 18 brumaire pour lui, ni de 18 fructidor pour moi. J’aime mieux être proscrit que proscripteur. J’ai le choix entre deux crimes, mon crime et le crime de Louis Bonaparte, je ne veux pas de mon crime.
  • Mais alors vous subirez le sien.
  • J’aime mieux subir le crime que le commettre. Il demeura pensif et me dit :
  • Soit.

Et il ajouta :

  • Peut-être avons-nous tous deux raison.
  • Je le pense, lui dis-je.

Et je lui serrai la main.

Il prit le manuscrit de sa mère et s’en alla.

Il était trois heures du matin. La conversation avait duré plus de deux heures. Je ne me couchai qu’après l’avoir écrite.

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