L’Épouse du soleil

Chapitre 3HUASCAR SE MONTRE CRUELLE HANTISE ?

Marie-Thérèse ne put refermer les yeux de lanuit. Cette inattendue réapparition de Huascar lui donnait àréfléchir et n’était point faite pour calmer l’inquiétude qui étaitmaintenant latente, tout au fond d’elle-même, bien qu’elle s’endéfendît et qu’elle se l’avouât à peine, ayant honte de ce qu’elleappelait sa pusillanimité.

Avait-elle quelque chose à craindre deHuascar ? Elle ne pouvait l’admettre. Elle se rendaitparfaitement compte que l’Indien l’aimait, mais comme un chienfidèle, et elle eût juré qu’elle pouvait compter sur son dévouementdans le cas où elle eût couru quelque danger.

Et cependant ! Et cependant !… Etcependant quoi ? de quel danger s’agissait-il donc ? Elleavait envie de se battre ! Elle se trouvait plus sotte que lesvieilles dames là-bas, qui vivaient au fond de leurs vieuxsouvenirs, au milieu de leurs vieux meubles avec leurs stupideshistoires. Elle résolut de ne point parler de ce qu’elle avait vucette nuit-là ni à Raymond ni à son père. Elle ne voulait paspasser pour une petite fille qui a peur, la nuit, des ombres qui sepromènent sous la lune.

Mais elle se dit qu’à la prochaine occasionelle questionnerait très catégoriquement Huagna Capac Runtu.

Cette occasion se présenta dès le début del’étape du lendemain.

Tous les voyageurs s’étaient mis en route surleur mule. Le petit groupe de Marie-Thérèse, du marquis, de Raymondet de Ozoux était en tête. François-Gaspard, qui s’était mis toutd’abord allègrement en selle, voulut en descendre quand le cheminlui parut trop dangereux. Sur sa mule, il lui semblait qu’il étaitdix fois plus haut, au-dessus des précipices, que s’il avait été àpied, et, par instants, il eût voulu, pour plus de sûreté, sehisser sur le chemin, à quatre pattes. Sa bête, accrochée au flancdu roc, lui donnait des terreurs folles. Il craignait qu’elle neglissât à chaque instant. N’y pouvant plus tenir, il s’arrêta, etcomme, dans l’instant, on ne pouvait passer deux de front, ilarrêta du coup derrière lui toute la caravane.

Le pis est, qu’en voulant descendre, il avaitdes gestes maladroits qui tendaient à faire perdre l’équilibre à samonture. On lui cria de rester tranquille. Il répondit qu’ilvoulait bien ne pas descendre, mais qu’il ne ferait plus un pas. Laposition était des plus ridicules.

C’est sur ces entrefaites que le commis debanque, descendant de sa propre mule et se glissant entre la paroiet les bêtes, parvint jusqu’à la mule de François-Gaspard dont ilprit la bride et à laquelle il fit, avec une grande adresse,franchir le passage difficile, malgré les gesticulations del’oncle. Raymond, le marquis et Marie-Thérèse durent le remercier.Marie-Thérèse se trouva mule à mule près de lui.

– Bonjour, señor Huagna CapacRuntu ! fit-elle avec un sourire engageant.

– Eh ! señorita, laissons tousces noms illustres qui sont morts avec mes ancêtres ; je n’aiplus droit aujourd’hui qu’à celui sous lequel on me connaît dans labanque. Je m’appelle Oviedo… comme tout le monde.

– Ah ! Je me rappelle maintenant… oui,oui, je vous ai aperçu aux fins de mois. Oviedo de la banquefranco-belge… Eh bien ! señor Oviedo, pourriez-vousme dire ce que vous faisiez cette nuit, tout près de ma tente, avecmon ancien employé Huascar ?

Oviedo Huagna Capac Runtu ne broncha pas. Maissa mule eut un léger mouvement. Il la retint d’une main ferme.

– Ah ! vous avez vu Huascar, il estarrivé en pleine nuit à l’étape et m’a fait réveiller. C’est unvieil ami. Il savait que je me rendais à Cajamarca et, comme il s’yrendait lui-même, il n’a pas voulu passer sans me serrer la main.Nous nous sommes, en effet, tenus un moment auprès de votre tente.Quand il a su que vous étiez là (c’est moi qui le lui ai dit) ilm’a recommandé de veiller sur vous… et il est reparti aussitôt.

– En quoi ai-je besoin que quelqu’un veillesur moi ? demanda Marie-Thérèse. Est-ce que je cours quelquedanger ?

– Aucun. Mais vous courez le danger auquelchacun est exposé ici ! Ces défilés sont dangereux. Une mulepeut faire un faux pas. Ça s’est vu. Une selle mal attachée peuttourner… et c’est la mort ! Voilà ce que voulait dire Huascaret voilà pourquoi j’ai choisi moi-même votre mule, ce matin, etpourquoi j’ai sanglé moi-même votre selle.

– Merci, Monsieur, dit-elle d’un ton assezsec, car elle était très agacée.

François-Gaspard la rejoignit alors. Il avaitretrouvé son sang-froid, car la route était maintenant plus large.Il parla avec désinvolture de ce chemin de sauvage et se défenditd’avoir eu peur.

– Tout de même, ajouta-t-il, je me demandecomment Pizarre a pu passer par ici avec sa petite armée !

Marie-Thérèse jeta à l’académicien un coupd’œil qui l’eût certainement fait basculer dans l’abîme si l’autrel’avait surpris. Mais François-Gaspard commettait les gaffes avecsérénité et remettait la conversation sur le terrain quil’intéressait, tant brûlant fût-il.

– Oui, c’est bien incroyable, répliqua lecommis. Moi, voyez-vous, cela m’a amusé d’étudier la question.Parfois, le chemin était si raide que, dans plusieurs endroits, lescavaliers furent obligés de mettre pied à terre et de conduireleurs chevaux par la bride en grimpant comme ils pouvaient. Un fauxpas pouvait les précipiter à des milliers de pieds. Les défilés dela Sierra praticables à l’Indien demi-nu, étaient formidables pourl’homme d’armes chargé de sa panoplie. Tous ces passages évidemmentprésentaient des points de défense et les Espagnols, lorsqu’ilsentraient dans ces défilés entourés de roches, devaient chercherd’un regard inquiet, l’ennemi.

– Mais que faisait donc l’ennemi, pendant cetemps-là ? interrogea Raymond qui s’approchait à son tour.

– L’ennemi ne faisait rien, señor…l’ennemi derrière la montagne attendait la visite desEspagnols… Il y avait eu échange de messages d’où il résultait quel’on devait se rencontrer en amis…

– Pardon, Monsieur le commis de la banquefranco-belge, fit la voix du marquis… voulez-vous me permettre unepetite observation ? une question ?… Croyez-vous que sivotre roi Atahualpa avait pu imaginer une seconde que ses cinquantemille hommes ne pourraient le défendre contre cent cinquanteEspagnols, il aurait attendu sous sa tente Pizarre et sescompagnons ? Il n’a point marché contre eux parce qu’ilméprisait leur faiblesse… tout simplement ! Et il a eu tort,Monsieur Runtu !

L’Indien s’inclina humblement sur saselle.

– Oui, Monsieur le Marquis, il a eu tort.

Et se relevant cependant que son doigtmontrait un point extrême des roches tout là-haut, dans le lointainazur.

– Il aurait dû apparaître dans ces défiléscomme ce cavalier au-dessus de nos têtes, et il ne serait rienresté de la folle entreprise ; et le Soleil notre Dieurégnerait encore sur l’Empire des Incas !

Ce disant, le commis de la banque franco-belgesemblait avoir grandi sur sa selle. Son geste romantique embrassaitle colossal massif des Andes qui semblait être là pour servir depiédestal à l’Indien de là-haut qui, sur son cheval, ne bougeaitpas plus qu’une statue de bronze. Il regardait passer la caravaneau-dessous de lui.

– Huascar ! s’écria Marie-Thérèse…

Et tous, en effet, reconnurent Huascar. Etjusqu’au moment où ils sortirent de la première chaîne des Andes,tantôt devant, tantôt derrière, toujours immobile pendant qu’ilspassaient, toujours au-dessus d’eux, comme une protection ou commeune menace, ils devaient l’apercevoir. Sa haute silhouette équestrene cessait de les dominer et de les hanter.

Les voyageurs passèrent encore une nuit sousla tente et le lendemain ils arrivèrent en vue de la vallée deCajamarca, qu’ils découvrirent émaillée de toutes les beautés de lanature. Elle se déroulait comme un tapis de verdure riche et varié,offrant un contraste frappant avec la sombre forme des Andes quil’entourait. Telle apparut cette vallée heureuse aux yeux éblouisdes soldats de Pizarre ! Elle était au temps duconquistador habitée par une population supérieure àtoutes celles que les Espagnols avaient rencontrées de l’autre côtédes montagnes, comme le témoignaient le goût de leurs vêtements, lapropreté et le confort que présentaient visiblement les personneset les habitations[10].

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, laplaine offrait l’apparence d’une culture soignée et prospère. Àtravers les prairies coulait une large rivière, qui facilitait uneirrigation abondante au moyen des canaux et des aqueducssouterrains. Le pays, entrecoupé de haies verdoyantes, étaitbigarré de cultures diverses ; car le sol était riche, et leclimat, s’il était moins puissant que celui des régions brûlantesde la côte, favorisait davantage les productions vigoureuses deslatitudes tempérées. Au-dessous des aventuriers s’étendait lapetite ville de Cajamarca avec ses maisons blanches brillant ausoleil, semblable à une pierre précieuse étincelante sur la sombrelisière de la Sierra.

Environ une lieue plus loin dans la vallée,Pizarre avait pu voir des colonnes de vapeur s’élevant vers le cielet indiquant la place des fameux bains chauds, très fréquentés parles princes péruviens.

Là aussi s’était offert un spectacle moinsagréable aux yeux des soldats de Pizarre. Ils aperçurent sur lapente des hauteurs un nuage blanc de pavillons qui couvraient laterre, aussi pressés que des flocons de neige, dans un espace quiparaissait de plusieurs milles[11].« Nous fûmes tous remplis d’étonnement », s’écrie un desconquérants, « de voir les Indiens occupant une si fièreposition, un si grand nombre de tentes mieux disposées qu’il nes’en était jamais vu aux Indes. Ce spectacle jeta une sorte deconfusion et même de crainte dans les cœurs les plus fermes. Maisil était trop tard pour revenir sur ses pas ou pour laisserparaître le moindre signe de faiblesse. Ainsi donc, faisant aussibonne contenance que possible, après avoir froidement reconnu leterrain, nous nous préparâmes à entrer dans Caxamarxa. »

Tout brûlant de ces souvenirs merveilleux ettout exalté de se trouver sur un coin de terre où s’était dérouléela plus incroyable aventure du monde, François-Gaspard, debout surses étriers, ne cessait de saluer en termes enthousiastes laCajamarca de ses rêves ! Instruit par Oviedo Runtu, ildésignait l’endroit où attendaient Atahualpa et ses cinquante milleguerriers. Cette armée prodigieuse dans ce pays d’Amérique queChristophe Colomb avait découvert seulement une quarantained’années avant que Pizarre entreprît sa folle conquête, cette arméeformidable ne faisait pas peur à François-Gaspard qui, lui aussi,semblait un conquistador et qui n’était pas loin de seprendre pour un héros de l’antique histoire, et qui s’écria :« En avant ! »

On ne dit pas quels furent les sentiments dumonarque péruvien lorsqu’il vit la cavalcade belliqueuse deschrétiens avec ses bannières flottantes et ses armures étincelantesaux rayons du soleil couchant, déboucher des sombres profondeurs dela Sierra et s’avancer dans un appareil hostile sur les beauxdomaines qui, à cette époque, n’avaient encore été foulés que parle pied de l’homme rouge, mais quand les voyageurs virent partir àfond de train François-Gaspard emporté par sa mule emballée, ce futdans toute la troupe un immense éclat de rire. Excitées par cesrires et par les cris de joie, toutes les autres mules suivirent,qui au grand trot, qui au galop. Le tumulte qui accourait derrièreelle ne faisait qu’exciter la monture du malheureux académicien, sibien que le dénouement prévu de cette chevauchée ne se fit guèreattendre.

La mule culbuta et l’oncle fut projeté lesjambes en l’air à quelques pas de là. On se précipita. Onl’entoura, il était déjà debout. Nullement marri, il paraissait aucontraire enchanté.

– Mesdames et Messieurs, s’écria-t-il, c’estainsi que Pizarre a gagné sa première bataille !

Et il expliqua à Marie-Thérèse et à Raymond,amusés, qu’en effet, lors d’une première rencontre que l’aventurierespagnol avait eue avec les Incas, quelque temps après sondébarquement, avant son passage des Andes, il était sur le point,lui et sa petite troupe, d’être anéanti par une troupe plus fortequand l’un de ses cavaliers fut désarçonné. Or, les Incas, quiignoraient le cheval et par conséquent l’art de l’équitation,furent tellement stupéfaits de voir se séparer en deux cetanimal extraordinaire (cheval et cavalier) qu’ils avaient crujusqu’alors « ne faire qu’un », qu’ils abandonnèrent leterrain en poussant des cris d’aliénés. Personne, naturellement, necrut François-Gaspard qui, cependant, rapportait l’exacte vérité.Mais toute cette histoire de la conquête du Pérou est sifantastique qu’il faut pardonner aux incrédules qui n’ont pas lules textes très authentiques, sortis des Archives de Madrid, dontFrançois-Gaspard Ozoux avait eu soin de prendre copie avant des’embarquer avec son neveu pour une nouvelle découverte del’Amérique. On riait encore de l’aventure quand on arriva sous lesmurs de Cajamarca.

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