L’Épouse du soleil

Chapitre 4UN CADEAU D’ATAHUALPA

Ils pénétrèrent dans la ville vers le soir etce qui frappa d’abord tous les voyageurs fut le grand nombre desIndiens qu’ils rencontrèrent dans les rues et aussi leursilence.

Cajamarca compte à l’ordinaire douze à treizemille habitants ; ce soir-là, elle en abritait certainement ledouble. Du reste, la caravane avait rencontré en cours de route delongues files d’Indiens qui, toutes, par les routes venant de laCosta, ou de la Montana, se dirigeaient vers laCité sainte, car Cajamarca est l’une des plus sacrées qui soientpour les indigènes. On peut dire d’elle qu’elle est la nécropoledes Incas et l’on ne peut faire un pas dans ses rues ou sur sesplaces publiques sans retrouver nombre de souvenirs de l’antiquesplendeur de l’Empire disparu.

Il était facile de voir, à l’allure desquichuas rencontrés sur ces pavés historiques, que tout ce peuples’était rendu là dans une pieuse pensée de pèlerinage. Et les plusétonnés ne furent point les voyageurs, mais les habitants de laville eux-mêmes qui ne se souvenaient point d’une pareilleinvasion. Jusqu’alors, de mémoire d’homme vivant, la fête del’Interaymi n’avait visiblement remué aucune foule ;même pour la grande solennité décennale, l’Indien disparaissaitplutôt qu’il n’apparaissait.

Que signifiait au juste tout cemouvement ? Les autorités étaient assez inquiètes, maisn’avaient aucune raison d’intervenir. Les quelques troupes dont ondisposait alors à Cajamarca et qui étaient venues dans cette villepour parer à toute éventualité depuis que Garcia avait brandi àl’autre extrémité du Pérou l’étendard de la révolte en faisantappel au fanatisme des Indiens, avaient été consignées.

Les portes des huit églises étaient gardéesmilitairement dans la crainte de surprise, car chacun de cesmonuments pouvait facilement être transformé en forteresse. Enfin,le reste de la force publique se trouvait réuni sur la placecentrale non loin des restes du palais où se trouve la fameusepierre sur laquelle avait été brûlé Atahualpa, le dernier roiInca.

C’était là le centre de toute cette muettemanifestation, le but des longs voyages d’Indiens à travers lamontagne. Du moins était-ce là, – cette visite à cette pierre, – leprétexte religieux qui semblait les avoir poussés vers Cajamarca enun si grand nombre.

Le marquis, stupéfait, rappelait avecinquiétude que la grande révolte indigène de 1818 avait étéprécédée de manifestations semblables. Est-ce que vraiment lesfêtes de l’Interaymi qui devaient commencer le lendemainet durer quinze jours allaient être le signal d’un de cesmouvements populaires que les gouvernements péruviens croyaientdepuis longtemps n’avoir plus à redouter ?

Dans le moment que Christobal se posait cettequestion, il s’arrêta tout net devant une bâtisse dont l’enseigneannonçait le bureau de poste. Et il mit pied à terre, tout desuite. Raymond et Marie-Thérèse échangèrent un sourire. On allaitenfin savoir quel était le nom du facétieux expéditeur dubracelet-soleil-d’or.

Et ils arrêtèrent leur mule, attendant leretour du marquis avec une indifférence qui était peut-être un peuaffectée.

Au bout de dix minutes, le marquis ressortaitdu bureau de poste.

– J’ai le nom et l’adresse, dit-il, d’un airassez préoccupé.

– Et comment s’appelle notre expéditeur ?demanda Marie-Thérèse.

– Il s’appelle Atahualpa !répliqua le marquis en remontant sur sa mule.

– C’est la plaisanterie qui continue !répliqua Marie-Thérèse, la voix légèrement changée.

– Je le crois, fit Christobal, j’ai parlé àl’employé qui a reçu le colis postal et qui n’a pas de peine à serappeler la physionomie de l’expéditeur, car ce nom del’Atahualpa l’avait également frappé. La boîte a étéapportée par un Indien quichua qui, sur la question de l’employé, arépondu qu’Atahualpa était véritablement son nom, ce qui, aprèstout, est bien possible.

– Puisqu’il a donné son adresse, allons luifaire une petite visite, dit Raymond.

– J’allais vous le proposer, fit Christobal.Et il poussa sa mule, prenant la direction de la troupe.François-Gaspard fermait la marche, toujours prenant des notes, lecarnet sur le pommeau de sa selle.

Ils traversèrent un ruisseau qui va se jeterdans un affluent du haut Maranon, passèrent près des ruines de SanFrancisco, la première église construite au Pérou, et le marquis,après avoir demandé plusieurs fois son chemin, conduisit sescompagnons sur une place grouillante d’Indiens.

Sur un des côtés de cette place s’élevaientd’antiques murailles qui avaient encore conservé forme de palais.Ç’avait été là la dernière demeure du dernier roi Inca. Là, ilavait vécu dans sa gloire et là il s’était préparé au martyre.

Là, avait habité Atahualpa et c’était là quel’employé des postes avait envoyé Christobal de la Torre !

Prise dans un remous de la foule, la caravanedut subir un singulier mouvement qui la poussa vers le palais dontelle se trouva avoir franchi les vastes portes sans qu’elle pûtexactement se rendre compte de la façon dont elle y avait étéamenée.

Ils étaient maintenant dans une large enceintepleine d’Indiens, les uns debout montrant orgueilleusement desfronts de chefs, les autres prosternés autour d’une pierrecentrale, la pierre sacrée, la pierre du martyre.

Derrière cette pierre, debout sur un escabeau,un indigène drapé dans un punch d’un rouge éclatant et tel qu’aucunEspagnol qui était là n’avait pu encore en voir sur les épaulesd’un Indien, parlait… et tous l’écoutaient dans un silenceimpressionnant.

Il parlait à cette foule en indienquichua.

Or, à l’arrivée de Christobal, deMarie-Thérèse, de Raymond et de François-Gaspard, une voix se fitentendre qui interrompit l’espèce de récit psalmodié de l’homme aupunch rouge. Et cette voix disait :

– Parlez espagnol. Tout le mondecomprendra !

Le marquis et Marie-Thérèse seretournèrent.

Le commis de la banque franco-belge étaitderrière eux, les saluant et leur faisant comprendre qu’il étaitaimablement intervenu à leur intention.

Chose extraordinaire, cette interruption, quieût pu passer pour sacrilège, ne fut suivie d’aucun murmure. Etl’Indien au punch rouge parla espagnol !

Il disait :

– En ce temps-là, l’Inca était tout puissant,son armée était formidable. La cité avait ses maisons d’argile ausoleil et ses trois murailles en spirale bâties en pierre detaille. C’était un lieu très fort et il y avait une citadelle et uncouvent habité par les Vierges du Soleil. L’Inca hospitalier, quine craignait rien et qui ne connaissait pas la trahison, laissaentrer les hommes blancs dans cette ville qui eût pu être leurprison et où ils furent reçus en amis, comme des envoyés nobles del’autre grand empereur qui régnait au-delà des mers.

« Or, également en ce temps-là, le chefdes étrangers avait partagé sa petite armée en trois parts et ilavait marché sur la ville en ordre de bataille, car il doutait ducœur généreux de l’Inca. Alors, l’Inca dit : « Puisqu’ilscraignent notre hospitalité, sortons tous de cette ville dont ilsferont leur asile, et la paix entrera dans leur cœur. » Ainsi,lorsque le Conquistador approcha avec ses soldats en bataille,personne ne sortit pour le recevoir et il traversa les rues àcheval sans rencontrer aucun être vivant et sans entendre d’autreson que l’écho des pas de ses lourds guerriers. »

Ici, l’homme rouge sembla se recueillir, et ilreprit :

« Ceci se passait à une heure avancée del’après-midi. L’Étranger envoya aussitôt une ambassade au camp del’Inca. Le frère de l’Étranger qui s’appelait Fernando vint au campavec vingt cavaliers ; il demanda à parler à l’Inca. Or,celui-ci le reçut sur son trône, le front entouré du borlaroyal !

« Il était au milieu de ses officiers etde ses femmes. Les étrangers apportaient des paroles de miel. Or,l’Inca dit : « Dites à votre capitaine que j’observe unjeûne qui finira demain. Je le visiterai alors avec mes principauxchefs. En attendant, je lui permets d’occuper les bâtiments publicsde la place et point d’autres, jusqu’à mon arrivée ;j’ordonnerai alors ce qu’il y aura à faire. »

« Or, après ces bonnes paroles, il arrivaqu’un cavalier espagnol, pour remercier l’Inca qui n’avait encorejamais vu d’homme à cheval, déploya son talent d’écuyer. Maisquelques personnages présents ayant marqué de la frayeur, cependantque l’Inca restait impassible, l’Inca les fit mettre à mort commeil était juste. Après quoi les ambassadeurs burent lachica dans les vases d’or présentés par les Vierges duSoleil. Et ils s’en retournèrent à Cajamarca. Or, ils rapportèrenttristement à leur chef ce qu’ils avaient vu : la magnificencedu camp, la force et le nombre des troupes, leur belle ordonnanceet leur discipline ; le désespoir entra dans le cœur dessoldats de l’Étranger, surtout lorsque la nuit fut venue et qu’ilsvirent les feux de l’Inca éclairant les flancs des montagnes etbrillant dans l’obscurité aussi pressés que les étoiles duciel !

Ici, l’homme rouge se recueillit encore ;puis il poursuivit :

– Mais l’Étranger, que rien n’abattait dans lemal, passa dans leurs rangs et leur versa la parole honteuse quidevait ranimer les courages. Or, le lendemain, à midi, le cortègede l’Inca se mit en marche. Élevé au-dessus de la foule, onapercevait le roi porté sur les épaules des principaux de lanation. L’armée derrière lui se déployait dans les vastes prairiesaussi loin que l’œil pouvait atteindre[12]. Danstoute la ville régnait un profond silence, interrompu seulement detemps en temps par le cri de la sentinelle qui signalait du haut dela forteresse les mouvements de l’armée de l’Inca.

« D’abord entrèrent dans la villequelques centaines de serviteurs qui chantaient dans leur marchedes chants de triomphe résonnant aux oreilles de l’Étranger commeles chants de l’Enfer. Puis, des guerriers, des gardes, desseigneurs aux costumes lamés d’argent, de cuivre et d’or. NotreAtahualpa, fils du Soleil, était porté sur une litière et assisau-dessus de tous sur un trône d’or massif. Or, le cortège parvintjusqu’au cœur de la Plaza sans avoir rencontré un visageblanc. Quand Atahualpa, fils du Soleil, fut entré dans cette placeavec six mille des nôtres, il demanda : « Où sont lesétrangers ? » Or, à ce moment, un moine, que personnen’avait encore aperçu, s’avança vers l’Inca, une croix dans lamain. Il était accompagné d’un Indien interprète qui lui exposa lesprincipes de la foi de l’Étranger et lui demanda d’abandonner sondieu pour celui des chrétiens. Atahualpa répondit :« Votre Dieu fut mis à mort par les hommes qu’il avaitcréés ! Mais le mien, dit-il, en montrant sa divinitéqui, dans ce moment même s’abaissait dans sa gloire, derrière lesmontagnes, Mon Dieu vit encore dans les cieux d’où il regardeses enfants ! »

À ces paroles de l’orateur rouge, tous lesIndiens qui entouraient Christobal et son compagnon se tournèrentvers le soleil qui allait disparaître derrière les Andes et firententendre un étrange cri d’allégresse, cri d’adieu et d’espoir àl’astre du jour, transmis par les générations. Par une fente de lamuraille, on apercevait la pourpre éclatante du soir inca et lascène avait une telle grandeur que Marie-Thérèse et Raymond nepurent s’empêcher de tressaillir. Oui, on ne pouvait plus endouter, le dieu Soleil avait encore ses fidèles comme au soirtragique d’Atahualpa ! Il n’y avait qu’à les voir, tousexaltés, frémissants, ces hommes qui avaient conservé le mêmelangage, les mêmes mœurs depuis tant de siècles ! La conquêteavait passé sur eux sans les changer. Ils avaient conservé latradition ! Et ce n’était peut-être pas une légende, aprèstout, qu’au fond des montagnes, dans quelque cité restéeinconnue, insoupçonnée des autres races, défendue par le rempartinaccessible des Andes et les neiges éternelles, il y avait desprêtres qui travaillaient incessamment à attiser la flammesainte. Leur Histoire, plus durable encore que leurs monumentsdont les ruines prodigieuses étonnent cependant le voyageur autantqu’aux plaines de Louqsor et de Karnack, leur histoire immortellepassait, avec tous ses détails privés, de bouche en bouche, àtravers les âges ! Et le miracle de l’immobilité du récit nes’était peut-être accompli que parce que ce peuple n’avait pasd’écriture ! Pas d’écriture (elle était défendue), pas delittérature chez l’Inca, pas de mensonge poétique. Seule, lamémoire fidèle, aidée par les quipos (petites cordes ànœuds qui servaient à compter et à se rappeler), seule la mémoirefidèle répétait les mêmes mots et faisait recommencer les mêmeschoses aux mêmes heures du monde, depuis un temps sansnombre.

Ils écoutèrent le récit de la mort d’Atahualpaà genoux. Chose singulière, la plupart d’entre eux, en se courbant,faisait le signe de la croix ! D’où venait-il, ce signelà ? Fallait-il trouver là seulement la preuve nouvelle de cetamalgame extraordinaire des cultes anciens et nouveaux dont s’étaitaccommodée la basse classe indienne jadis pourchassée parl’Inquisition ? Arrivait-il de plus loin encore ?Certains historiens ont prétendu que les premiers conquérants letrouvèrent, ce signe, chez les Aztèques et les Incas, d’où cetteconclusion que la civilisation des deux Empires pouvait avoir pourorigine ou pour accélératrice la prodigieuse aventure de naufragéschrétiens, chercheurs de l’Inconnu, à travers les Indes, la Chine,les mers du Pacifique. Que de problèmes soulevés et jamaisrésolus ! Indifférent au drame actuel qui se nouait autour delui, l’illustre François-Gaspard Ozoux, de l’Institut, ne vivaitque dans le passé, sa philosophie de pacotille ne trouvant pas lelien qui rattachait la tragédie antique au geste de l’Homme aupunch rouge et aussi au mouvement de cette foule qui avait rejetéles descendants du Conquistador jusque dans cette salle où l’onpleurait la mort d’Atahualpa…

De sa voix psalmodique, le prêtre rougerappelait les terribles étapes de l’étrange infortune :

« Pizarre et ses cavaliers, prêts aucombat, se tenaient dissimulés dans les vastes salles des palaisqui entouraient la plaza. » C’est là que le moine quiavait su parler du vrai Dieu à Atahualpa vint les rejoindre.« Ne voyez-vous pas, dit-il à Pizarre, que, tandis que nousnous épuisons en paroles avec ce chien plein d’orgueil, la campagnese couvre d’Indiens ? Courez-lui sus ! Je vous donnel’absolution ! »

On était arrivé au drame, à ce que l’hommerouge appelait : le crime de l’Étranger. Pour leraconter, il se haussa encore sur son escabeau et son gestemenaçant domina la foule et Christobal lui-même, sur sa mule, etses compagnons.

On sut alors comment, s’élançant sur la place,Pizarre et ses soldats avaient poussé leur vieux cri deguerre : « Saint-Jacques et tombons sur eux ! »Tous les Espagnols qui étaient dans la ville y répondirent par lecri de combat, et, s’élançant des grandes salles où ils étaientcachés, ils se répandirent sur la plaza, fantassins etcavaliers, et se jetèrent au milieu de la foule des Indiens.Ceux-ci furent saisis d’une terreur panique. Ils ne savaient oùfuir pour éviter la mort qui les menaçait.

« Nobles et gens du peuple, tous avaientété foulés aux pieds sous les charges furieuses des cavaliers quifrappaient à droite et à gauche sans ménagement, pendant que leursépées, étincelant dans la fumée, portaient l’épouvante au cœur desmalheureux indigènes, qui voyaient alors pour la première fois lecheval et son cavalier dans tout ce qu’ils ont de terrible. Ils nefirent aucune résistance ; à la vérité, ils n’avaient pasd’armes. Toutes les issues étaient fermées, car l’entrée de laplace était encombrée des corps de ceux qui avaient péri en faisantde vains efforts pour fuir, et telle était l’angoisse dessurvivants, sous la pression effroyable de leurs assaillants,qu’une troupe nombreuse d’Indiens renversa, par des effortsconvulsifs, le mur de pierre et de mortier séché qui formait enpartie l’enceinte de la plaza ! Ce mur tomba,laissant une ouverture de plus de cent pas, par laquelle desmultitudes se jetèrent dans la campagne, toujours chaudementpoursuivies par la cavalerie qui, sautant par-dessus les décombres,s’élança sur les fugitifs, les abattant de tous côtés[13].

Au milieu de cette bataille, la litièred’Atahualpa et son trône d’or massif étaient ballottésterriblement, cependant que le roi assistait au massacre des siens.Les soldats espagnols parvinrent par un effort suprême jusqu’à luiet voulurent le tuer. Mais, Pizarre, qui était le plus rapproché delui, s’écria d’une voix de stentor : « Que celui quitient à sa vie ne touche pas à l’Inca » ; et, en étendantle bras pour le protéger, il fut blessé à la main par un de sessoldats.

La lutte devint plus acharnée que jamaisautour de la litière royale. Elle vacillait de plus en plus, etenfin, plusieurs des nobles qui la portaient ayant été tués, ellefut renversée. Pizarre et ses compagnons reçurent l’Inca dans leursbras. Le borla impérial fut immédiatement arraché du frontdu malheureux monarque par un soldat nommé Estete, et Atahualpa,fortement escorté, fut conduit dans la salle voisine à l’endroitmême où le prêtre rouge quichua, tantôt de sa voix râlante, tantôtgémissante, tantôt menaçante, racontait ces choses mémorables ettristes.

Toute résistance avait cessé à l’instant. Lanouvelle du sort de l’Inca se répandit bientôt dans la ville etdans tout le pays. Le charme qui aurait pu tenir les Péruviensréunis était rompu. Chacun ne pensait qu’à sa sûreté. Les soldatsmêmes, qui étaient campés dans les champs voisins, prirent l’alarmeen apprenant la fatale nouvelle et se dispersèrent.

Le soir, Pizarre fit souper Atahualpa à satable. L’Inca montra un courage surprenant et rien ne put lui faireperdre son impassibilité.

Le lendemain on commença à piller. Jamais lesEspagnols n’avaient rêvé autant d’or ni d’argent. Et c’est alorsque Atahualpa ne tarda guère à découvrir chez ses vainqueurs, sousles apparences du zèle religieux qui tendait à le convertir, unepassion cachée plus puissante dans la plupart des cœurs que lareligion ou l’ambition : c’était l’amour de l’or. Il dit unjour à Pizarre que, s’il voulait le mettre en liberté, ils’engagerait à couvrir d’or le plancher de la chambre où ilsétaient.

Ses auditeurs l’écoutaient avec un sourireincrédule ; et, comme l’Inca ne recevait pas de réponse, ildit avec emphase « qu’il ne couvrirait pas seulement leplancher, mais qu’il remplirait la chambre d’or aussi haut qu’ilpouvait atteindre » ; et, se mettant sur la pointe despieds, il leva sa main contre le mur.

Tous les yeux exprimèrent la surprise ;car ces paroles semblaient la vanité insensée d’un homme trop avidede recouvrer sa liberté pour peser la valeur de ses mots. CependantPizarre était cruellement embarrassé. À mesure qu’il s’avançaitdans le pays, beaucoup de choses, qu’il avait vues et toutes cellesqu’il avait entendues avaient confirmé les rapports éblouissantsqu’on avait reçus d’abord au sujet des richesses du Pérou.Atahualpa lui-même lui avait fait la peinture la plus brillante del’opulence de Cuzco, la première capitale des Incas, où les toitsdes temples étaient revêtus d’or, tandis que les murailles étaientcouvertes de tapisseries et le sol pavé de tuiles de ce précieuxmétal. Il devait y avoir quelque fondement à tout cela. Dans tousles cas, il était prudent d’accepter la proposition de l’Inca,puisqu’en agissant ainsi, il pouvait réunir tout l’or dont ildisposait et par là empêcher les indigènes de le soustraire ou dele cacher.

Il acquiesça donc à l’offre d’Atahualpa, et,tirant une ligne rouge sur le mur à la hauteur que l’Inca avaitindiquée, il fit enregistrer exactement par le notaire les termesde la proposition. La chambre avait environ dix-sept pieds de largesur vingt-deux de long, et la ligne était tracée sur le mur à neufpieds du sol[14].

Arrivé à cet endroit de sa psalmodie que nousavons résumée ici dans un récit nécessaire à faire apparaître lepassé vivant aux yeux du lecteur, le prêtre rouges’arrêta, s’en fut à la muraille et indiqua du doigt une traceencore assez nettement visible et il dit : « Là fut lamarque de la rançon ! »[15]

L’espace devait donc être rempli d’or jusqu’àcette ligne, mais il fut entendu que l’or devait ne pas être fonduen lingots, mais conserver la forme des objets qu’on en avaitfabriqués, afin que l’Inca eût le bénéfice de l’espace qu’ilsoccupaient. Atahualpa convint en outre, de remplir deux foisd’argent une chambre voisine de grandes dimensions et il demandadeux mois pour remplir ses promesses. Bientôt ses émissaires,choisis parmi les prisonniers, partirent pour toutes les provincesde l’Empire.

L’Inca dans sa prison était très surveillé,naturellement, car, en même temps que sa captivité assurait lasécurité de Pizarre, il représentait pour lui maintenant unerichesse fabuleuse. Dans son infortune, Atahualpa reçut la visitedes principaux seigneurs de la Cour qui ne se risquaient jamais ensa présence sans avoir d’abord quitté leurs sandales et sans porteren signe de respect un fardeau sur leurs épaules. Les Espagnolsregardaient d’un œil curieux ces actes d’hommage ou plutôt desoumission servile, d’une part, et, de l’autre, l’air de parfaiteindifférence avec lequel ils étaient reçus comme une chose toutenaturelle ; et ils conçurent une haute idée du caractère d’unprince qui, même dans l’impuissance où il se trouvait, pouvaitinspirer à ses sujets de tels sentiments de respect. Cependant lachambre commençait à se remplir d’objets précieux. Mais lesdistances étaient grandes et les rentrées se faisaientlentement : la plupart se composaient de pièces de vaissellemassives, dont quelques-unes pesaient deux ou trois arrobas – poidsespagnol de vingt-cinq livres. À certains jours on apporta desarticles de la valeur de trente ou quarante mille pesos deoro, et parfois de cinquante ou même soixante millepesos. Les yeux avides des conquérants couvaient lesmasses brillantes de trésors qui étaient sur les épaules desIndiens, et que ceux-ci déposaient aux pieds de leur infortunémonarque. Mais quel espace il restait encore à remplir ! Commeses soldats commençaient à montrer de l’impatience, Pizarre envoyason frère Fernand à Cuzco avec ses cavaliers et un ordre de l’Inca.Et les Péruviens durent hâtivement dépouiller leurs maisons etleurs temples.

Le nombre des plaques que les envoyés dePizarre enlevèrent eux-mêmes au temple du Soleil était de septcents, et, quoiqu’elles ne fussent sans doute pas d’une grandeépaisseur, on les compare pour la dimension au couvercle d’uncoffre de dix ou douze pouces de large. L’édifice était entouréd’une corniche d’or pur, mais qui était si solidement fixée dans lapierre, qu’elle défia heureusement tous les efforts desspoliateurs.

Les messagers rapportaient avec eux, outrel’argent, deux cents cargas ou charges d’or complètes.C’était un accroissement considérable aux contributionsd’Atahualpa ; et, bien que le trésor fût encore fortau-dessous de la marque prescrite, le monarque voyait approcheravec satisfaction le moment où serait entièrement réalisée sarançon.

Les Espagnols n’eurent point encore lapatience d’attendre ce moment-là. Des bruits de révolte couraientle royaume. Il fallait marcher sur Cuzco au plus vite avec lesquelques renforts venus récemment de Panama. Mais pour rien aumonde les aventuriers n’eussent laissé derrière eux un pareiltrésor. Ils décidèrent le partage.

Cependant, avant d’y procéder, il fallaitréduire la totalité en lingots d’un titre et d’un poidsuniformes ; car le butin se composait d’une variété infinied’articles, dans lesquels l’or se trouvait à des degrés de puretétrès différents. Ces articles consistaient en gobelets, aiguières,plateaux, vases de toutes formes et de toutes grandeurs, ornementset ustensiles pour les temples et les palais royaux, tuiles etplaques pour la décoration des édifices publics, imitation curieusede plantes et d’animaux divers. Parmi les plantes, la plus belleétait le maïs, dont l’épi d’or était renfermé dans ses largesfeuilles d’argent, d’où pendait un gland formé de fils du mêmemétal. On admirait beaucoup aussi une fontaine qui lançait un jetbrillant d’or, tandis qu’au-dessous des oiseaux et des animaux dela même matière se jouaient dans les eaux. La délicatesse dutravail, la beauté et l’habile exécution du dessin excitèrentl’admiration de meilleurs juges que les grossiers conquérants duPérou.[16]

Avant de briser ces échantillons de l’artindien, il fut décidé d’en envoyer à Charles-Quint un certainnombre qui seraient déduits du cinquième royal. Ils donneraient uneidée de l’habileté des indigènes et témoigneraient du prix de laconquête.

La fonte de la vaisselle fut confiée auxorfèvres du pays, à qui on demandait ainsi de détruire l’ouvrage deleurs mains. Ils travaillèrent jour et nuit ; mais la quantitéde métal à refondre était si considérable qu’il fallut un moisentier. Lorsque le tout fut réduit en lingots d’un titre uniforme,ils furent pesés soigneusement, sous la surveillance desinspecteurs royaux. On trouva que la valeur totale de l’or étaitd’un million trois cent vingt-six mille cinq cent trente-neufpesos de oro, ce qui, en tenant compte de la plus-value del’argent au XVIe siècle, équivaudrait aujourd’hui à plusde trois millions et demi de livres sterling, ou un peu moins dequinze millions et demi de dollars, c’est-à-diresoixante-dix-sept millions et demi de francs !

La quantité d’argent fut estimée à cinquanteet un mille six cent dix marcs.[17]

Le partage de toutes ces richesses effectué,le roi captif gênait de plus en plus les conquérants. RemettreAtahualpa en liberté était la dernière des fautes à commettre.Alors ? alors ils résolurent l’abominable chose. D’abord, ilsl’accusèrent de préparer sournoisement le soulèvement de ses sujetscontre les Espagnols de Cajamarxa. Atahualpa répondit àPizarre :

– Ne suis-je pas un pauvre captif entre vosmains ? Comment pourrais-je former les projets que vousm’imputez, moi qui en serais la première victime, s’ils venaient àéclater ? Et vous connaissez peu mon peuple, si vous croyezqu’un tel mouvement se ferait sans mes ordres, lorsque lesoiseaux mêmes dans mes États, oseraient à peine voler contre mavolonté.[18]

Mais ces protestations d’innocence eurent peud’effet sur les troupes, parmi lesquelles le bruit d’un soulèvementgénéral continuait à s’accréditer d’heure en heure. On disaitqu’une force considérable était déjà rassemblée à Guamachucho, àmoins de cent milles du camp, et qu’on pouvait s’attendre à êtreattaqué d’un moment à l’autre. Le trésor que les Espagnols avaientacquis présentait un butin plutôt séduisant, et leurs alarmess’accroissaient par la crainte de le perdre. Les patrouilles furentdoublées, les chevaux tenus sellés et bridés. Les soldats dormaienttous armés, et Pizarre faisait régulièrement sa ronde pour voir sichaque sentinelle était à son poste. La petite armée, en un mot, sepréparait à repousser une attaque soudaine.

Mais les aventuriers réclamaient, avant tout,la mort de l’Inca. Pizarre se défendit ou feignit de se défendred’une pareille trahison, mais enfin il dut céder et l’Inca passa enjugement. Il fut convaincu d’avoir essayé d’exciter uneinsurrection contre les Espagnols et condamné à être brûlé vif.

Lorsque la sentence fut communiquée àAtahualpa, il en fut extrêmement surpris. Il était jeune, il étaitbrave, et il fallait mourir !

Cette conviction accablante abattit un momentson courage et il s’écria, les larmes aux yeux :« Qu’avons-nous fait, moi ou mes enfants, pour mériter unetelle destinée ? Et par vos mains encore », dit-il ens’adressant à Pizarre, « vous qui n’avez rencontré chez monpeuple qu’amitié et bienveillance, avec qui j’ai partagé mestrésors, qui n’avez reçu de moi que des bienfaits ! »

L’arrêt de l’Inca fut proclamé au son de latrompette sur la grande place de Cajamarxa ; deux heures aprèsle coucher du soleil, les soldats espagnols s’assemblèrent sur laplaza, à la lueur des torches, pour assister à l’exécutionde la sentence. C’était le 29 d’août 1533.

– Atahualpa sortit de cette salle chargéde chaînes ! Le martyr est passé par cetteporte !

L’Homme rouge était descendu à nouveau de sonescabeau ; il allait, venait, suivait sur les dalles la marched’Atahualpa conduit au supplice, cependant que sa voix s’étaitfaite plus solennelle, plus évocatrice encore. De cette lugubrehistoire que nous venons de rapporter il avait eu la science delaisser de côté tout ce qui pouvait faire admirer l’audace immensedes conquistadores, et la lâcheté des serviteurs del’Inca. Tout était mis sur le compte de la trahison. Arrivé à cepoint de son récit où le malheureux monarque monta sur le bûcher,l’orateur se tourna soudain vers ce coin de la salle où, immobiles,emprisonnés par la foule des fidèles, se tenaient Christobal de laTorre et ses compagnons. Et là, de toute évidence, il parla poureux, il parla pour les étrangers. Son verbe se fitmenaçant et prophétique.

– En vérité, en vérité, je vous le dis,maudits sont les fils de ceux qui ont eu le mensonge en bouche.Mourront comme des fils de chiens et ne connaîtront jamais lesdemeures enchantées du Soleil les fils de ceux qui ont prétenduqu’au moment de la mort Atahualpa a abjuré notre saintereligion ! Le fils du Soleil est resté fidèle à l’Astre dujour !…

Et, en effet, cette protestation n’était sansdoute que l’expression de la vérité. Tout ce que les témoinsoculaires nous ont rapporté d’Atahualpa, de son courage, de soncaractère, de son impassibilité, ne concorde nullement avec lerécit que nous ont laissé les moines relativement à la conversion.Ils prétendent que, lorsque l’Inca fut attaché au poteau dusupplice, entouré des fagots qui allaient bientôt le consumer, ledominicain Valrude promit au roi que, s’il consentait à recevoir lebaptême, la mort cruelle à laquelle il était condamné seraitcommuée en la peine plus douce du garrot. Onl’étranglerait avant qu’il brûlât. Et Atahualpa aurait consenti etaurait reçu le nom de Jean en l’honneur de saint Jean-Baptiste donton célébrait la fête ce jour-là.

Pendant que l’Indien rouge protestait ainsi etmaudissait les bourreaux, pendant qu’il s’écriait :« Ainsi mourut le dernier roi des Incas, de la mort d’un vilmalfaiteur ! », pendant qu’il montrait avec extase lapierre où Atahualpa avait rendu le dernier soupir, un grondement decolère et de révolte commençait de monter dans la vaste salle,autour des Étrangers. Tous les visages tournés vers eux étaientmenaçants. Sans doute les trouvait-on bien sacrilèges d’avoir oséfranchir le seuil de ce lieu sacré, dans un pareil moment !Tant de siècles d’esclavage n’avaient point courbé si bien lesfronts, qu’ils ne pussent, à certaines heures, se relever, et ilparaissait bien que l’on fût dans une de ces heures-là.

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