L’Épouse du soleil

Chapitre 3LE CORTÈGE DE L’INTERAYMI

Il lui fit traverser tout Cuzco. Et Raymond nevoyait rien de l’antique Cuzco cyclopéen sur lequel est construitle Cuzco mo­derne ; il passait au milieu de cette villeprodigieuse qui fut élevée, sans doute, par des géants ou par desdieux, car les blocs de granit et de porphyre dont elle est faite,n’ont pas bougé depuis qu’une force inconnue aux hommes de notretemps les a amenés là. Et ils ne bougeront jamais, et ils mourrontavec la terre, cependant que le souffle du ciel ou le tremblementdes monts aura depuis longtemps fait dispa­raître les petitesbâtisses des conqui­stadors. Il passait aveugle au milieude ces effarants vestiges du passé. Il marchait, suivant la foule,suivant le vieillard qui le conduisait à une nouvelle étape dumartyre de Marie-Thérèse.

Ils sortirent de la ville, et Orellana, leprenant par la main, comme il eût fait d’un enfant, lui fit gravirun monticule appelé, en quichua, qqiiisillo Hungu-Ina(l’endroit où danse le singe). Là, ils durent gravir un des blocsgranitiques sculptés et transformés par les travailleurs incas enterrasses, en galeries, en marches géantes. D’innombrables Indienscouvraient déjà ces pentes surnaturelles et tous avaient lesregards tournés vers le Sacsay-Huaynam, lacolline de pierre, le fort cyclopéen, pre­mier témoin de lagrandeur des Anciens Ages. Sa longueur dépasse mille pieds et ilpossède trois murs d’enceinte montant les uns au-dessus des autreset creusés de niches où, ce jour-là, comme autrefois, s’abritaientles sentinelles.

Tous les yeux étaient donc tournés vers leSacsay-Huaynam, et tous les yeux, sur leSacsay-Huaynam, regardaientl’Intihuatana, qui est le pilier où l’on attache leSoleil !

Orellana, de sa voix cassée, expliquait commeun guide qui ne saurait perdre l’habitude d’expliquer :« Vous voyez, senior, le pilier qui servait auxIndiens à mesurer le temps. C’est lui, aujourd’hui, qui distribue,comme il convient, les heures de la fête. C’est une pierrereligieuse érigée pour fixer l’époque précise des équinoxes. C’estpourquoi on l’appelle Intihuatana « où l’on attachele Soleil ». Ah ! ah ! attention !…tenez !… voilà la procession qui commence !… Il faut quevous sachiez que les couloirs de lanuit s’étendent sous la ville et la campagne entre laMaison du Serpent et le Sacsay-Huaynam[36]. Quand ma fille sortira des couloirs dela nuit, ce sera pour faire le tour duSacsay-Huaynam et le tour del’Intihuatana. Alors, le Soleil ayant été détaché par legrand-prêtre, la procession s’en ira vers les portes de laville. »

En effet, Raymond voyait maintenant trèsdistinctement tout un cortège qui se formait autour des murailleset il distingua, en tête, Huascar qui donnait des ordres. Alors, ilne s’occupa plus d’Orellana et courut de ce côté et se rapprocha leplus qu’il pût de la procession, sans parvenir toutefois à percerles rangs des premiers Indiens qui remplissaient l’air de leurscris. Il n’était pas trop loin du pilier à mesurer les solstices.Il put voir que cette colonne solitaire, placée au centre d’uncercle, toute chargée de guirlandes de fleurs et de fruits, étaitsurmontée d’un trône doré. Exclusivement réservé au Soleil[37], ce trône, qui avait disparu depuis dessiècles, avait été apporté là avant l’aurore, du fond des couloirsde la nuit. Étourdi par les cris, les chants, les bousculades,Raymond dut attendre là pendant plusieurs heures, luttant avec uneastuce silencieuse pour garder sa place. Il ne voyait plus Huascaret il finit par comprendre que les quelques prêtres qui tournaientincessamment autour de l’Intihuatana attendaient l’heurede midi.

Enfin, il revit Huascar qui avait revêtu unechape d’or qui brillait comme le Soleil lui-même. Tourné vers lefauteuil du Soleil, le grand-prêtre attendit quelques secondes.Puis il cria en aïmara cette phrase qui fut répétée detoutes parts en quichua et en espagnol : Le dieu est assisdans toute sa lumière sur la colonne ! Et, après avoirattendu encore quelques secondes, il frappa dans ses mains et donnale signal de la marche de tous. Le dieu était délivré, c’est-à-direqu’après avoir visité son peuple, il continuait librement sonchemin dans les cieux. Le peuple le suivit sur la terre, de l’est àl’ouest.

Ce fut d’abord le cortège sacré qui s’ébranla,Huascar en tête, suivi de quelques centaines de serviteurs du dieu,habillés simplement et employés à débarrasser le chemin de toutobstacle et chantant dans leur marche les chants de triomphe. Puisune centaine de personnages leur succédèrent, vêtus d’une étoffeéclatante, à carreaux rouges et blancs, disposés comme les casesd’un échiquier. À leur aspect, le peuple cria : « lesamautas ! les amautas ! »c’est-à-dire : les sages, et il leur fit fête. Puisd’autres vinrent qui étaient tout en blanc, portant des marteaux etdes massues en argent et en cuivre : c’étaient les« appariteurs » du palais royal ; puis les gardesainsi que les gens de la suite immédiate du prince qui sedistinguaient par une riche livrée azur et par une profusiond’ornements éclatants, enfin les nobles qui avaient d’énormespendants d’oreilles. Toute la procession descendait duSacsay-Huaynam vers la plaine et ce fut le tourde la vaste litière qui portait le double trône d’or, d’apparaîtreaux yeux éblouis du peuple assemblé. Mille acclamations montèrentvers elle, à l’aspect du Roi défunt et de sa compagne vivante, crismêlés d’enthousiasme pour le descendant de Manco-Capac et de hainesauvage pour celle qui représentait la race conquérante, la victimequ’on allait offrir en holocauste à l’astre du jour. Sur tous lesgradins, une clameur funèbre la salua : « Muerala Coya ! Muera laCoya ! » (à mort la reine ! à mort lareine !) Marie-Thérèse paraissait déjà aussi morte que le roi,son compagnon. Elle se laissait balancer au rythme des pas desnobles Incas, porteurs de la litière. Elle était d’une beauté destatue et aussi blanche que le marbre le plus blanc et elle avaittoujours dans les bras le petit Christobal, comme une Vierge Marie,l’Enfant-Jésus.

On leur avait enlevé, à la sortie des couloirsde la nuit, leur robe de chauve-souris pour leur faire revêtir latunique de laine de vigogne si fine qu’elle avait l’apparence de lasoie. Les deux mammaconas qui devaient mourir venaientderrière la litière, la tête entièrement recouverte de leurs voilesnoirs. Les autres mammaconas et les trois gardiens duTemple avaient disparu. Enfin, le cortège se terminait par unecompagnie très mêlée de soldats quichuas qui avaient le fusil surl’épaule et qui marchaient au pas, au son des flûtes d’os demort ; les joueurs de quénia fermaient la marche.

Le contraste était assez savoureux duspectacle de ce cortège antique et de ce bout d’armée moderne, maisseul l’oncle Ozoux eût pu en jouir, et l’oncle Ozoux n’était paslà ! Quant à Raymond, aussitôt qu’il avait aperçuMarie-Thérèse, il était devenu comme fou.

Ne pouvant pénétrer plus avant dans la foule,il s’était rué en arrière pour pouvoir courir vers les portes de laville où il espérait bien se placer directement sur le passage ducortège. Mais au moment où il atteignait les derniers degrés de lacolline du singe qui danse, il fut immobilisé par la fouleimmobile, tournée vers le sommet duSacsay-Huaynam où apparaissaient tout en haut dela plus haute tour, la silhouette éclatante rouge dans l’azur d’unprêtre, dont la voix se répandait sur la plaine.

Raymond reconnut le prêcheur de la pierre dusacrifice, le moine rouge de Cajamarca. Et il sut qui il était, carautour de lui on murmurait : « le grand officier desquipucamyas », c’est-à-dire des « gardiensdu quipus », c’est-à-dire des gardiens de l’Histoire. Et,la voix descendue du Sacsay-Huaynam, chantait, pendant que lecortège s’était arrêté, la gloire d’autrefois ; puis ellerappela le jour où l’Étranger était entré, pour lapremière fois, dans cette plaine, avec son armée diabolique, aprèsla mort d’Atahualpa. Le soleil comme aujourd’hui inondait de sesrayons la cité impériale, où tant d’autels étaient consacrés à sonculte. Alors, d’innombrables édifices, dont il ne devait faire quedes ruines, couvraient de leurs lignes blanches le centre de lavallée et les pentes inférieures des montagnes. La multitude desIncas s’en était allée au-devant de son nouveau maître, dans laterreur où l’avait jetée l’affreux sacrilège, le crime qui avaitfrappé la divinité sur la terre. Et ils avaient regardé avecépouvante ces soldats dont les exploits avaient retenti dans lesparties les plus reculées de l’Empire. Ils avaient contemplé,étonnés, leurs armes brillantes, le teint de leurs visages siblancs, qui semblaient les proclamer les véritables enfants duSoleil : ils avaient écouté avec un sentiment de craintemystérieuse la trompette qui jetait ses sons prolongés à traversles rues de la capitale et le sol qui résonnait sous les paspesants des chevaux[38]. Et ilsavaient fini par se demander, en ce temps-là, de quel côté étaitl’imposture, car le chef des Étrangers traînait avec lui Manco, ledescendant des rois, et agissait en son nom, et commandait en sonnom ! Quand le soleil s’était caché, ce jour-là, derrière lesCordillères, on eût pu croire que l’Empire des Incas avaitvécu !

Mais il n’en est rien, reprenait la voix, avecune force nouvelle. Il n’en est rien puisque le soleil brilletoujours sur ses enfants, puisque les Andes nourricières dressentencore leurs pics dans les cieux, puisque Cuzco[39], lenombril du monde, tressaille toujours à la voix de ses prêtres,puisque dans la plaine sacrée, le Sacsay-Huaynam etl’Intihuatana sont toujours debout et puisque se dérouleaux pieds des murailles saintes, comme jadis, le cortège del’Interaymi ! »

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