L’Épouse du soleil

Chapitre 8DES FANTÔMES SUR UN BALCON

Marie-Thérèse recula devant cette triplehorreur et entraîna son fiancé, en dépit de la curiosité quecelui-ci manifestait, loin de toutes ces violations de sépulture.Ils s’en furent ainsi jusqu’à la plage qui, à Ancon, estgénéralement douce et apaisante. Le flot du Pacifique y vientmourir dans un calme absolu. Les courants et la houle y sont peusensibles. Une grande paix vient du large. Les Liménéens ont faitde ce coin de mer une station balnéaire des plus connues, mais qui,en cette saison était encore déserte. Marie-Thérèse et Raymondarrivèrent en vue de la villa du marquis de la Torre à la nuittombante et encore sous l’impression des étranges figures de mortsqu’ils venaient d’apercevoir. C’est en vain qu’ils voulaient enrire et qu’ils essayaient d’en plaisanter. La brise qui, au brusquecoucher du soleil, s’était élevée plus forte, soulevait dansl’ombre de pâles et légers tourbillons de sable qui, autour d’eux,semblaient autant de fantômes accourus du fond des huacas pour leurreprocher leur impiété et leur sacrilège. Ces jeunes gens n’avaientpoint coutume de « se monter l’imagination ». Cependantils furent heureux d’être abordés, devant la villa, par un énormeMajordomo, le valet de chambre de Christobal, bien enchair et en os, qui leur apprit que le marquis et François-Gaspardétaient déjà arrivés. Une petite domestique quichua, nommée Concha,se jeta avec les démonstrations coutumières de l’amour et de laservitude au pied de sa maîtresse en lui affirmant qu’elle, Concha,avait été certainement morte pendant son absence et qu’elle nevivait qu’en sa présence véritablement !

– Voilà comme nous les avons ici pour huitsoles par mois, fit Marie-Thérèse, tout à fait remise deses émotions et reprise par les détails du ménage. Et encore, cettepetite fait admirablement le puchero, un pot-au-feu créoledont vous me donnerez des nouvelles, mon cher Raymond.

– Maîtresse ! fit la petite en souriantavec bonheur de ses énormes lèvres, qui lui barraient toute lafigure, je vous ai préparé le locro que vous aimeztant.

Ce soir-là, le dîner fut vite expédié, cartout le monde était fatigué et François-Gaspard devait se lever àla première heure du jour. Raymond et Thérèse s’étaient trèsprosaïquement bourrés de locro, maïs cuit à l’eau au sucreavec des petits morceaux de viande, le tout relevé de piment etarrosé de chica, la piquette de rigueur pour ces metspopulaires, et, quand ils se retrouvèrent au premier étage, prêt àse séparer sur le seuil de leurs chambres, ils purent se rappeleren riant d’eux-mêmes, leurs transes passagères, sur la plage, aprèsleur fuite du huacas. La main de Marie-Thérèse s’attardaitdans celle de Raymond.

– Bonne nuit à la Vierge du Soleil ! fitle jeune homme, et il posa un baiser sur le disque de soleillui-même qui brillait au poignet de sa fiancée… Tout de même, vousn’allez pas dormir avec ce bracelet qui vient d’on ne sait où, d’onne sait qui…

– Il m’est cher à partir d’aujourd’hui… etpuisque vous y avez posé vos lèvres, Raymond, je le garde !…je ne veux point d’autre gage de notre bonheur…

Et elle entra dans sa chambre…

Elle n’en avait pas plutôt passé la portequ’elle poussait un cri terrible et reparaissait, affolée, sur lepalier…

– Ils sont là !… Ils sont là !…balbutiait-elle avec toutes les marques du plus grand effroi.

– Quoi ?… qui ?… interrogea Raymondépouvanté de la voir dans un si singulier état d’agitation et detremblement nerveux. Elle claquait des dents.

– Les trois crânesvivants !…

– Marie-Thérèse, est-ce que vousdevenez folle ?…

– Je vous dis qu’ils sont là tous les trois,les trois crânes vivants appuyés à la vitre de monbalcon !… Ils m’ont regardée entrer dans la chambre avecdes yeux épouvantables… mais avec des yeux vivants, des yeux quiont retrouvé leurs prunelles. Raymond ! Raymond !non ! non ! n’entrez pas… appelez papa !

Le jeune homme pénétra dans la chambre avec lalumière qui vacillait encore dans la main de Marie-Thérèse. Il allaau balcon, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait d’un côté sur uncoin de la mer, et de l’autre sur le panorama lunaire de la plaineoù, pendant le jour, les pioches sacrilèges avaient violé lesdemeures millénaires des morts !… Et il ne vit rien qui ne fûttout à fait normal. Il se retourna vers la jeune fille quis’appuyait, toujours tremblante, à la porte et il lui dit qu’elleavait été certainement victime d’une hallucination…

– Voyons, Marie-Thérèse, vous qui êtes siraisonnable…

– Raymond, je vous dis que je les aivus !…

– Mais enfin, qu’est-ce que vous avezvu ?…

– Là, sur le balcon, derrière la vitre… lestrois crânes des chefs incas, les trois abominables crânes vivants,qui me regardaient !…

– Mais enfin, Marie-Thérèse, revenez àvous ! Vous savez bien que nous les avons vu tirer sur le bordde la fosse… Ils y sont peut-être encore… comment voulez-vousqu’ils viennent se promener sur votre balcon ?… Vous croyezaux revenants, aux fantômes !…

– Mais non !… mais non !… mais jevous dis que ceux que j’ai vus n’étaient pas morts, qu’ils étaientvivants !…

Raymond, pour la rassurer, crut devoir éclaterde rire.

– Ne riez pas ! ne riez pas !… Jeles ai bien reconnus, allez ! exactement. Ils y étaient tousles trois : la casquette-crâne, le crâne pain desucre et le crâne petite valise !Exactement,exactement !… qu’est-ce qu’ils venaient faire là,pourriez-vous me le dire ?…

Christobal, attiré par le bruit que faisaientles deux jeunes gens, s’amusa de la peur enfantine deMarie-Thérèse. L’oncle François-Gaspard se montra, lui aussi, enbonnet de coton. Sa vue fit rire tout le monde, excepté cependantMarie-Thérèse. Pour la rassurer, le majordome dut faire letour de la maison. Il rentra sans avoir rien vu de suspect.

– Ce sont tous les morts de tantôt qui t’ontmonté la tête, ma pauvre enfant, je te croyais tout de même plussérieuse que cela… dit Christobal.

Elle ne voulut point coucher dans sa chambreet elle en fit préparer une autre à l’autre bout de la villa.Raymond, pendant ce temps, parvenait à lui faire entendre raison.Elle comprenait enfin qu’elle avait été, qu’elle ne pouvaitqu’avoir été troublée par les visions funèbres del’après-midi… et elle fut en fin d’avis que les crânes desmorts ne reviennent pas se promener vivants derrière les fenêtresdes demoiselles.

Elle se trouva même un peu niaise, entraînaRaymond sur le balcon du salon du premier étage pour pouvoir luiconfesser à lui, qui la croyait si sage, si raisonnable, combienelle avait honte d’elle-même.

Ce balcon surplombait la mer dont le flotvenait mourir de ce côté, au pied du mur de la villa. L’immensepaix de l’océan finit par la calmer tout à fait. Alors, posément,elle ôta son bracelet.

– C’est lui, fit-elle, qui peut-êtrem’inquiète. En vérité, avant d’avoir passé à mon poignet cebracelet inconnu, je n’avais jamais été assez sotte pour voir desfantômes derrière mes fenêtres…

Et elle jeta le bracelet dans la mer.

Raymond n’arrêta point son geste.

– Ma foi, dit-il, je ne suis point fâché decette solution !… Je vous offrirai une « alliance »comme tout bon bourgeois de chez nous et, au moins, on saura dechez quel bijoutier elle vient !…

Chacun s’en fut se reposer. La nuit se passasans incident. Mais, vers sept heures du matin, un horrible cri,parti de la chambre occupée par Marie-Thérèse, faisait seprécipiter de ce côté Raymond et les domestiques…

Ils pénétrèrent dans l’appartement.Marie-Thérèse était assise sur son lit, la poitrine haletante, lesyeux hagards. Elle fixait son poignet. Marie-Thérèse venait de seréveiller avec le bracelet Soleil d’or !…

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