L’Épouse du soleil

Chapitre 3LA COQUETTERIE DES LIMÉNÉENNES

Car, chez les Ozoux où on l’avait connue sijeune, si gaie, si insouciante, si « petite fille » onn’était pas encore « revenu » de la résolution qu’elleavait prise soudain, à la mort de la maman, de rentrer en toutehâte au Pérou pour diriger l’une des plus importantes concessionsd’un engrais naturel qui tend de plus en plus à disparaître de cesîles précieuses, longtemps productrices du meilleur guano dumonde.

Mais Marie-Thérèse ne pouvait oublier qu’elleavait là-bas une petite sœur et un petit frère en bas âge, Isabellaet Christobal, et elle connaissait son papa qui était encore plusenfant qu’eux trois et qui ne savait que dépenser, en grandseigneur, dans ses voyages à Paris, tout l’argent que la mamanavait gagné.

Celle-ci, fille d’un armateur de Bordeaux,avait épousé le séduisant marquis Christobal de la Torre, attaché àla légation du Pérou, dans le moment que ce charmant seigneur avaitle plus grand besoin de redorer son blason. La« connaissance » s’était faite pendant la saison desbains de mer, à Pontaillac. L’hiver suivant, la marquises’embarquait pour le Pérou où elle apportait, en plus de sa dot, unesprit politique, des dons de négoce, une intelligence commercialepeu ordinaires qui lui firent entreprendre, au grand désespoir deson mari, cette affaire de guano pendant que d’autres se ruinaientà chercher de l’or dans un pays qui en contenait plus que tousautres, mais qui manquait alors de moyens de communication.Cependant le marquis, voyant qu’il pouvait puiser à pleines mainsdans une caisse qui se remplissait sans cesse, pardonna à sa femmede le faire si riche et, à la mort de celle-ci, ne s’étonna pointoutre mesure de retrouver dans sa fille les utiles vertus de lamère. Il la laissa faire ce qu’elle voulait et lui eut un gréinfini de s’occuper de toutes les affaires sérieuses.

– Et où est-il, mon bon Christobal ?demanda l’oncle François-Gaspard, tout en surveillant le chargementde ses bagages.

– Il ne vous attend que demain !… Vousallez en avoir une réception !… Une réception solennelle,Monsieur Ozoux, qui vous a été préparée à la Société deGéographie !…

La malle aux documents ayant été soigneusementenregistrée à la gare, François-Gaspard consentit à monter dansl’auto qui prit, à toute vitesse, le chemin de Lima. Marie-Thérèsevoulait arriver avant le soir qui tombe si vite dans cescontrées.

Après avoir dépassé l’agglomération desmaisons en adobes (briques cuites au soleil) et quelquesvillas confortables, ils longèrent une sorte de marécage couvertd’ajoncs et de roseaux, entrecoupés de bosquets de bananiers et detamaris aux tons rougeâtres, de pépinières d’eucalyptus et de pinsaraucarias. Le paysage était brûlé par le soleil, par unesécheresse que ne vient jamais rafraîchir la moindre pluie, ce quifait que le campo qui environne Lima et le Callao estmédiocrement enchanteur. Un peu plus loin ils aperçurent descabanes en bambous et en torchis.

Cette sécheresse, générale dans cette partiedu Pérou, eût donné à la région un aspect d’incroyable désolationsi de temps en temps n’était apparue quelque hacienda,ferme entourée d’une oasis verdoyante avec ses plantations de canneà sucre, de maïs et ses rizières. Dans les chemins encaissés etargileux qui rejoignent la route glissaient des convois de bœufs,des charrettes, des troupeaux que des bergers à cheval ramenaient àla ferme et cette animation formait un contraste inattendu avecl’aridité environnante. Et l’oncle François-Gaspard, malgré lescahots d’une voie mal entretenue, prenait des notes !… prenaitdes notes… Bientôt ils distinguèrent, avec les contreforts de laCordillère, les clochetons et les dômes qui font ressembler Lima àune cité musulmane.[1]

Ils y arrivèrent en côtoyant le Rimac,ruisseau sur lequel des nègres, pêcheurs d’écrevisses, étaientpenchés, traînant à leur ceinture un vaste sac qui plongeait dansl’eau, dans le dessein d’y conserver les victimes vivantes. Raymondse réjouit : il adorait les écrevisses. Comme il confessait sagourmandise à Marie-Thérèse, il fut frappé de l’air préoccupé de lajeune fille et lui en demanda la raison.

– Une chose extraordinaire, dit-elle ; onn’aperçoit pas un Indien.

Mais ils arrivaient à Lima, ils touchaient àla fameuse Ciudad de los Reyes, la cité des Rois, fondée par leConquistador. Marie-Thérèse, qui aimait Lima dans ce qu’elle avaitde plus original, eut la coquetterie de faire faire à l’auto undétour, quitte à crever ses pneus sur les galets pointus ramasséspour un grand pavage, dans le lit du Rimac. Et ils furent tout desuite dans un coin très pittoresque. Les maisons disparaissaientsous les galeries de bois accrochées aux murailles. Ces galeriessemblaient de véritables boîtes ouvragées, garnies de grillages etd’arabesques, elles étaient comme de petites chambres suspendues,offrant un aspect mystérieux et coquet, rappelant les moucharabiésturcs. Seulement, là, dans leur pénombre, il n’était point rared’apercevoir les plus jolis minois du monde, d’adorables visages defemmes qui ne se cachaient nullement. La Liménéenne est renomméepour sa beauté et pour sa coquetterie. Dans ces quartiers, ellessortaient enveloppées de la manta, ce grand châle noir quis’enroule autour de la tête et des épaules et que nulle autreSud-Américaine ne sait draper aussi gracieusement. Semblable auhaïk des Mauresques, la mantra ne laisse apercevoir duvisage que deux grands yeux noirs. Quand parfois cet abris’entr’ouvrait, il permettait à Raymond d’admirer au passage destraits harmonieux et un teint mat rendu plus blanc par l’ombremystérieuse où il se complaisait. Le jeune homme ne cacha pas sonenchantement, ce qui lui valut d’être grondé par Marie-Thérèse.

– Décidément, elles sont trop jolies sous leurmantra ! fit-elle. Je vais vous montrer desEuropéennes !… Et elle donna un demi-tour de volant qui lesramena dans les quartiers neufs, dans les voies larges, dans lespromenades d’où l’on découvre le panorama magnifique ducampo environnant et des Andes prochaines. Ilstraversèrent le paso Amancæs, du nom de la fleur couleurd’or, et là Marie-Thérèse ne s’arrêta point de répondre aux saluts.On se trouvait en plein quartier aristocratique. Là, le voile noirdes Liménéennes était remplacé par les toilettes à l’instar deParis, car le masque trop discret de la manta est interditle soir à toute femme « distinguée ». C’était l’heure dela promenade, du glacier où l’on s’attarde à prendre leshelados en bavardant sur l’amour, les chiffons et lapolitique. Ils arrivèrent sur la plaza Mayor quand lespremières étoiles se levaient à l’horizon. La foule était trèsdense, et les voitures avançaient lentement. Des femmes paréescomme pour le bal, nu-tête, une fleur dans les cheveux, sefaisaient traîner dans des calèches. Des jeunes gens groupés prèsd’une fontaine, au centre de la place, leur adressaient dessourires, des coups de tête…

– C’est extraordinaire ! toujours pas unIndien ! murmura Marie-Thérèse.

– Ils viennent dans ces quartiers ?

– Eh ! il y en a toujours pour venir voirle défilé de la plaza Mayor…

Debout, devant un café, une petite troupe demétis pérorait. Les noms de Garcia et de Veintemilla, le présidentde la République, étaient renvoyés de l’un à l’autre avec descommentaires plus ou moins aimables. Un commerçant gémissait de lacrainte qu’il avait que l’ère des pronunciamientos ne fûtrouverte.

L’auto tourna au coin de la cathédrale, etbientôt s’engagea dans une rue assez étroite. Comme Marie-Thérèsevoyait le chemin libre, elle força un peu l’allure, mais, tout àcoup, elle stoppa sans pouvoir éviter de faire une légère embardée.Elle avait failli écraser un homme qui se tenait maintenant aumilieu de la calle, immobile, drapé orgueilleusement dansun punch. Ils avaient reconnu l’Indien.

– Huascar ! s’écria-t-elle furieuse.

– Huascar vous prie de ne pas passer par cechemin, señorita.

– Le chemin est à tout le monde,Huascar ! Éloigne-toi !

– Huascar n’a plus rien à dire à laseñorita. La voiture passera sur Huascar !…

Raymond voulait intervenir, mais Marie-Thérèsel’arrêta du geste.

– Écoute, Huascar, ta conduite est étrange,fit la jeune fille. Pourrais-tu me dire pourquoi on ne voit plus unIndien dans la ville ?…

– Les frères de Huascar font ce qu’ilsveulent. Ce sont des hommes libres !…

Elle haussa les épaules, sembla réfléchir,puis, cédant à la prière de l’Indien, elle se disposa à prendre unautre chemin. Au moment de partir, elle se retourna et, pensive,dit à l’homme qui n’avait pas bougé :

– Tu es toujours mon ami, Huascar ?

L’Indien, à ces mots, se découvrit lentementet leva les yeux vers les premières étoiles, comme pour attester leciel que Marie-Thérèse n’avait pas de plus grand ami sur la terreque Huascar. Ce fut sa seule réponse. La jeune fille lui cria unbref adios ! et l’auto s’éloigna.

Elle s’arrêta en face d’un magnifique hôteldont le concierge se précipita au-devant de Marie-Thérèse. Mais unpersonnage avait été encore plus rapide que lui. C’était le marquisChristobal de la Torre dont la calèche venait également d’arriver.Il jeta de véritables cris de joie en apercevant les voyageursqu’il n’attendait que le lendemain. Il salua François-Gaspard entermes magnifiques et, lui montrant la porte de sademeure :

– Apease senor, y descause, aqui estausted en su casa !(Mettez pied à terre, senior, etreposez-vous ici, vous êtes chez vous !…).

Le marquis était un petit homme d’uneexcessive élégance. Il était « mis » comme un jeune hommeet ne perdait pas un pouce de sa taille sur laquelle il essayait detromper en chaussant des bottes à hauts talons. Il était vif,remuant, scintillant. Quand il se déplaçait, et il était rare qu’ilrestât en place, tout brillait en lui, sur lui, et autour delui : son regard, sa cravate éclatante, ses bijoux ; etles alentours en étaient comme illuminés. Ce remuement singulier nel’empêchait point d’avoir les plus beaux airs du monde et même derester grand seigneur dans des moments où d’autres, pour yparvenir, eussent dû montrer du calme, du détachement et de lasévérité. Sa plus grande joie, hors de son cercle et de lagéographie, était de faire des parties extravagantes avec le petitChristobal, son fils, âgé de sept ans. On les eût dit tous deuxéchappés de l’école et ils remplissaient la maison de leursculbutes, pendant que la petite Isabella, qui entrait dans sasixième année et qui aimait la « cérémonie », lesgrondait pompeusement, avec des manières d’infante.

L’hôtel du marquis avait cette particularitéd’être mi-moderne, mi-historique. Il présentait des coins devieille maison, tout à fait curieux et inattendus. Christobal avaitfait transporter là d’antiques pans de murailles de bois, desgaleries plusieurs fois centenaires, des bouts d’escaliervermoulus, des meubles rustiques datant de la conquête, destapisseries décolorées, enfin tous les débris qu’il avaitpieusement ramassés dans les différentes villes du Pérou où avaientvécu ses ancêtres, et, naturellement, à chaque objet se rapportaitune anecdote à laquelle le visiteur bénévole n’échappait jamais.C’est dans ce coin historique que l’oncle François-Gaspard et sonneveu Raymond furent présentés à deux vieilles dames quiparaissaient tombées d’une toile de Velasquez et avoir la plusgrande peine à se relever. La tante Agnès et sa vieille duègneIrène étaient habillées selon les modes disparues et semblaient,elles aussi, avoir été apportées dans l’hôtel avec toutes lesantiquités. Le meilleur de leur temps passait à se raconter deshistoires pour se faire peur. Toutes les légendes du Pérous’étaient réfugiées dans ce coin où le soir, après dîner, les deuxChristobal père et fils et la petite infante Isabella venaient lesentendre, en frissonnant, cependant que Marie-Thérèse, à l’autrebout de la pièce, sous la lampe, mettait à jour sa correspondanceavec ses entrepositaires de guano.

François-Gaspard conçut une joie sans mélangede retrouver vivantes ces vieilles images de la Nouvelle Espagne,dans un cadre où il sentait déjà s’exalter sa dangereuseimagination. Il fut tout de suite l’ami des deux dames, prit àpeine le temps de changer de toilette, revint tout de suite lestrouver et, à l’heure du dîner, s’installa, à table, entre ellesdeux. Elles commençaient déjà leurs contes quand Marie-Thérèse crutdevoir parler de choses sérieuses et mit son père au courant del’incident des Indiens et des Chinois. Sitôt qu’elles surent queMarie-Thérèse avait chassé les Indiens, Agnès fit ses réserves etIrène se lamenta. La jeune fille s’était conduite,prétendaient-elles, avec beaucoup d’imprudence, à la veille desfêtes de l’Interaymi. Le marquis fut de leur avis. Etquand il sut que Huascar, lui aussi, était parti, il se récria.Huascar avait toujours été fort dévoué à la maison, que pouvait-ilse passer pour qu’il abandonnât celle-ci d’une façon aussibrusque ? Marie-Thérèse expliqua brièvement que, depuisquelque temps, elle n’était pas contente des manières de Huascar etqu’elle le lui avait fait entendre.

– C’est autre chose, dit le marquis. Tout demême je ne suis pas tranquille… je ne trouve plus aux Indiens leurindifférence accoutumée… Il y a quelque chose dans l’air, quelquechose autour de nous… l’autre jour, sur la plaza Mayor,j’ai entendu des métis échanger des propos étranges avec certainschefs quichuas.

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