L’Épouse du soleil

À Arequipa, c’était jour de fête. Lapopulation de la ville et de la campina (banlieue) sepressait sur la grande place publique et dans les callesenvironnantes pour assister au retour triomphal du vainqueur deCuzco, le brave général Garcia que l’on avait déjà surnommé« le bon dictateur » et qui avait promis à ses partisansde balayer, dans les quinze jours, le président Veintemilla, lesChambres et tout le système parlementaire qui, affirmait-il, avaitruiné le Pérou.

Les Arequipenos étaient préparés àentendre ce langage. La politique avait toujours dominé dans cepays ; c’est de là qu’étaient parties toutes les révolutions.Terriblement turbulents, les habitants d’Arequipa trouvaient qu’ily avait bien longtemps qu’ils n’avaient vu un « sauveur »à cheval ! Aussi, puisque ce jour-là il devait leur apparaîtredans le plus bel équipage, avaient-ils mis leurs plus beaux habits.Les femmes se montraient particulièrement coquettes. Des roses dansles cheveux, elles avaient encore les bras pleins de fleurs,celles-ci à destination du héros. Les Indiens, après avoir venduleurs poules au marché, s’étaient mêlés en grande quantité aumouvement qui poussait tout ce monde sur les pas du vainqueur.

La place principale semblait, pour lacirconstance, avoir relevé les ruines de ses arcades un peu tropsecouées par le dernier tremblement de terre, ou tout au moins elleles avait cachées sous les tapis éclatants, et les drapeaux et lesoriflammes et les guirlandes. Les vieilles tours des égliseslézardées, les fenêtres historiées, les portes massives, lesbalcons de bois, les galeries fleuries étaient noirs de monde.Au-dessus de la ville, le Misti, l’un des plus hautsvolcans du monde, dressait un bonnet tout neuf, tout éclatant desneiges de la nuit. Et voilà que les cloches sonnèrent et que lapoudre à canon déchira l’air. Puis il y eut un grand silence.

Puis il y eut un bruit de trompettes. Et milleacclamations montèrent vers le ciel. C’était le défilé des troupesqui commençait… Contrairement à ce qui se passe en Europe où lesimpedimenta de l’armée suivent celle-ci, ils ouvraient lamarche à Arequipa. Aussi jamais déroute n’a donné idée de ce quepouvait être le défilé des bandes singulières qui précédaientl’armée : des Indiens traînant des animaux chargés de bagages,de fusils cassés, d’ustensiles de cuisine, de victuailles ;puis tout un régiment de femmes pliant sous le poids de bissacsgonflés d’armes, d’enfants au maillot, ou de provisions.

On acclamait tout, jusqu’aux lamas porteurs deglorieux trophées, jusqu’aux femmes, aux rabonas comme onles appelle là-bas. Elles venaient de Bolivie, car c’était laBolivie qui avait sournoisement prêté ces précieuses auxiliaires àGarcia. Les rabonas sont une admirable institution quitirerait d’embarras plus d’une intendance européenne[22]. L’équipement du soldat en campagnecomprend, là-bas, non seulement le fourniment militaire, maisencore une femme qui l’accompagne partout, fait ses provisions,prépare son repas, porte ses bagages et veille entièrement à sasubsistance.

Les dernières rabonas passées, ce futle tour des troupes à la tête desquelles s’était placé,naturellement, Garcia. Monté sur un magnifique cheval, vêtu d’ununiforme étincelant, il avait l’éclat d’une étoile de premièregrandeur au milieu de la constellation d’un brillant état-major.Très grand, il dépassait de la tête et de toute la hauteur de sesplumes les généraux et les colonels qui cavalcadaient autour delui. Son grand panache multicolore flottait glorieusement au vent.Un bruit assourdissant de trompettes guerrières l’accompagnait. Ilétait beau, il était radieux, il était superbe. Il était content.Il frisait sa moustache noire et montrait ses dents blanches. Ilavait des bottes qui brillaient comme des miroirs.

Il souriait aux dames quand il passait sousles balcons. Celles-ci l’appelaient par son petit nom :Pedro ! lui jetaient les fleurs qu’elles détachaient de leursein ou le saupoudraient entièrement de feuilles de roses. Ainsifit-il, lentement, le tour de la place, deux fois. Puis ils’arrêta, au milieu, entre deux canons, son état-major derrièrelui, deux Indiens devant lui tenant leur étendard, composé depetits carrés d’étoffe de différentes nuances : ces Indiensportaient un chapeau tout couvert de plumes aux couleurs voyantes,et avaient, sur les épaules, une sorte de surplis. À chaqueinstant, ils agitaient leur singulier drapeau, signe de ralliementet de soumission de toutes les tribus indiennes au nouveaugouvernement.

Pendant ce temps, autour de la place, serangeaient cinq cents fantassins et deux cents cavaliers. Desjeunes filles, habillées de tuniques flottantes et portant lescouleurs de Garcia s’avancèrent alors vers le général, les mainslourdes des couronnes qu’elles allaient offrir au triomphateur.

Elles lui débitèrent un petit compliment qu’ilaccueillit en continuant de friser sa moustache et en montrant sesdents blanches. Il avait aussi de petits hochements de têteprotecteurs. Quand elles eurent fini, il se pencha galamment, leurprit leurs couronnes et se les passa toutes au bras comme ferait ungarçon boulanger de sa marchandise en forme de cercle. Et, ce brasglorieux, il le leva pour demander le silence.

Tout se tut, sur la terre et dans lescieux.

Alors le dictateur s’écria : « Vivela Liberté ! » ce qui lui valut une ovation monstre. Illeva encore le bras aux couronnes. On écouta. Il commença l’exposéde son programme : « Liberté pour tout, excepté pourle mal ! Avec un pareil programme, est-ce que nous avonsbesoin de parlement ? » – Non ! Non !Non ! rugit la foule en délire. Vive Garcia ! Et,naturellement, on voua Veintemilla aux gémonies :« Muera, Muera Veintemilla !Muera ! Muera el lagron desalitre ! » (À mort, à mort Veintemilla ! Àmort ! À mort ! le voleur de salpêtre !), car onaccusait fortement Veintemilla d’avoir tripoté dans les dernièresconcessions de phosphates.

Garcia était un orateur. Il voulut le prouverune fois de plus et raconta en quelques mots historiques sonadmirable campagne et comment il venait de combattre les troupesdes « voleurs de salpêtre » dans la plaine de Cuzco, avecl’aide de ses braves soldats.

Pour être entendu et vu de tous, il se dressadebout sur ses étriers, mais – événement incroyable, indigne de ladivinité qui eût dû veiller à ce que rien ne vînt troubler un sibeau jour de fête – une averse terrible se mit à tomber. Il y eutun commencement de sauve-qui-peut. Ceux qui se trouvaient sous lesgaleries ne bronchèrent pas, mais les autres se mirent à larecherche d’un abri. Les fantassins eux-mêmes se débandèrent. Quantaux cavaliers, qui étaient des sortes de hussards, ils mirenthâtivement pied à terre, enlevèrent leur selle et la chargèrent surleur tête en guise de parapluie. Ces dames militaires, lesrabonas, relevèrent leurs jupons en forme de cloche surleur chignon. Garcia était furieux d’un pareil désarroi au plusbeau de son triomphe.

L’averse ne l’avait pas fait reculer d’un paset il menaça de la peine de mort immédiate ceux de ses généraux etde ses colonels qui feraient mine de l’abandonner. Ils se letinrent pour dit et restèrent sous la douche. Garcia n’était pasmême retombé sur sa selle. Toujours droit, toujours debout sur sesétriers, il fixait le ciel d’un regard terrible. Et il lui montrale poing, celui où s’accrochaient les couronnes. Alors le chefd’état-major s’approcha de lui, fit trois fois le salut militaireet lui dit :

– Excellence ! ce n’est point au cielqu’il faut s’en prendre. Le ciel n’aurait jamaisosé ! C’est vous seul, Excellence, qui avez commandé auxnuages avec vos canons. Ce sont les canons de Son Excellence quiont démonté le ciel.

– Vous avez raison ! s’écria Garcia. Etpuisque les canons ont fait le mal, je leur ordonne de leréparer !

Aussitôt, sur son commandement, la batteriefut mise en position, et commença un feu continu sous les nuagesjusqu’à ce que les éléments se fussent apaisés, ce qui ne fut paslong. Alors il dit de sa voix retentissante : « J’aieu le dernier mot avec le ciel » et il fit rompre lesrangs.[23]

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