L’Épouse du soleil

Chapitre 1OÙ L’ON RETROUVE LE BON NATIVIDAD

Raymond sort dans la cour déserte, puis seprécipite à nouveau dans le bureau. Il n’y retrouve que la sinistrecertitude de son malheur. Tout ici prouve qu’il y a eu lutte,violence, rapt : les meubles qui ont roulé dans les coins, lerideau de la fenêtre arraché, un carreau brisé. Ce n’est plus uncri d’appel qui sort de la bouche désespérée du jeune homme, c’estun rauque gémissement, ce sont des pleurs, ce sont des sanglots.« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » On la lui avolée !… Et il ne doute plus que les Indiens ne l’aientemportée comme une proie ! Les Indiens de ce Huascar en quielle avait placé une confiance enfantine et qui l’aimait, non commeun frère, mais comme un admirateur. Ah ! Raymond a vu les yeuxde Huascar quand Huascar regardait Marie-Thérèse. Et un homme,surtout un homme qui aime Marie-Thérèse, ne saurait se tromper surun regard pareil !

Raymond, haletant, est à la fenêtre. Ilinterroge la nuit, ces ténèbres, ce silence. Et il appelleencore : « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse ! »… mais encore rien ni personne ne luirépond. Et le voilà maintenant qui cherche en vain un indice, unetrace permettant de voler utilement au secours de sa fiancée.Comment les misérables ont-ils pu « oser » un pareilcrime ? Il voit la malheureuse se débattant dans les bras deHuascar, et l’appelant, lui, Raymond, pendant qu’il restaittranquillement à se promener sur les quais de la Darsena ou àécouter les propos insensés des Amigos de las Artes !Que n’est-il accouru plus tôt ?… Il aurait surprisHuascar !… Ah ! c’est de celui-là qu’il fallait seméfier, c’est celui-là qu’il fallait craindre et surveiller pendantqu’ils étaient hypnotisés par cette ridicule histoire dubracelet soleil d’or et qu’ils se faisaient répéter commedes enfants toutes les légendes stupides des Épouses duSoleil !

Un Indien qui aime une blanche ! Et quidésire se venger ! cela, ce n’est pas du rêve !… Il se lereprésentait encore ce Huascar, la première fois qu’il lui avaitété donné à lui, Raymond, de pénétrer dans cette pièce, il levoyait encore dans ce coin, orgueilleusement drapé dans son punchet levant un poing de menace avant de disparaître, quandMarie-Thérèse l’avait chassé, lui et les siens !… Imageséclatantes, brûlantes, vacillantes dans son cerveau en délire…Ah ! se recueillir ! raisonner !… penser !…savoir !… d’un bond, il est retombé dans la rue noirequ’éclaire à peine, là-bas, au coin du carrefour, cette lanterne aubout d’une corde. Il n’y a là que des portes de magasins, des mursaux visages fermés, des trous d’ombre.

Ah ! au tournant de la rue des éclats devoix ! Il se rappelle un cabaret, la seule chose vivante dansce quartier mort. Il y court. La porte en est ouverte. Il entre. Etil saute sur un homme, le garde-magasin, Domingo, qui se retourne,effaré :

– Où est ta maîtresse ?…

Domingo semble ne pas comprendre, répondcraintivement qu’il « croyait la señorita retournée à Lima,avec Raymond, comme tous les soirs, car il a vu passer tout àl’heure l’automobile !

– Quelle automobile ? Quelleautomobile ?

Domingo hausse les épaules. Il n’y en a pastant à Callao et à Lima, d’automobiles !

– Qui la conduisait ?

– Le boy !

– Libertad ?

– Si, señor, Libertad !

– Et il ne t’a rien dit en passant ?

– Oh ! il ne m’a pas vu !

– Et ta maîtresse, tu l’as vue ?

– La bâche était relevée… je n’ai eu le tempsde rien voir distinctement. La voiture allait si vite ! c’esttoute la vérité ! Juro que es la verdad !

Et Domingo leva la main en l’air, attestant ladivinité.

Raymond le secoua comme un prunier :

– Qu’est-ce que tu faisais, ici ?Pourquoi n’étais-tu pas près de ta maîtresse, à tonposte ?

– Un Quichua m’a emmené boire un petit verrede pisco, du vrai pisco, señor !

Raymond le poussait déjà devant lui, le jetaitdans la rue, le faisait entrer dans le bureau ravagé.

– Es horrororo !horrororo !…

Et Domingo fut prêt à s’arracher les cheveux,mais Raymond le saisit à la gorge et tâcha à voir clair dans sesyeux qui sortaient des orbites, prêts à jaillir des paupières commedes noyaux de la pulpe d’une cerise. Stupide ou traître ?Imbécile ou complice ?

Raymond n’acheva point de l’étouffer. Il avaitbesoin encore de quelques renseignements précis, qu’il comptaitbien obtenir après cette démonstration de sa force. Il les eut toutde suite : on ne pouvait douter que le coup eût été monté avecla complicité active du boy, un infâme métis, ce Libertad, queMarie-Thérèse avait recueilli par pitié et aussi à cause de sonintelligence et qu’elle avait réservé pour le service de l’auto.L’heure et le jour du rapt avaient été bien choisis : le soirdu samedi il n’y avait plus personne dans les magasins.

– Quand tu es parti boire avec ton Quichua,l’auto était déjà là ? demanda Raymond.

– Si, señor ! depuis unedemi-heure.

– Et la capote était déjà relevée ?

– Non ! Libertad attendait seul sur lesiège, comme toujours.

Raymond, abandonnant Domingo, était déjà loin,dégringolant vers la Darsena par le seul chemin que pût prendre lavoiture. Le fait que le rapt avait été accompli dans l’automobilede Marie-Thérèse facilitait singulièrement la poursuite de Raymond.D’abord, l’auto ne pouvait aller bien loin à cause du manque deroutes praticables. Ensuite, on pouvait retrouver sa pisteimmédiatement.

Courant toujours, il se heurta, sous unréverbère, à une ombre qui sortait d’un porche avec certainesprécautions et qui se montra de fort méchante humeur d’avoir étéainsi bousculée. À la frisure des cheveux, à la jeunesse égayée decette tête poupine, Raymond reconnut l’homme qui lui était apparu,lors de son arrivée à Callao, à une fenêtre de ce quartier, entredeux pots de fleurs : l’ami de Jenny l’ouvrière : lemaître de police ! Il poussa une telle exclamation, et se jetasur lui avec tant d’ardeur que l’autre recula, épouvanté :

– Qui est là ?

– Excusez-moi, señor inspectorsuperior ! je suis Raymond Ozoux, le fiancé de laseñorita de la Torre ! Des bandits viennent d’enleverla señorita !

– Que dites-vous ? Est-cepossible ! La señorita Marie-Thérèse ?…

Hâtivement, en quelques mots, Raymond mit lecommissaire au courant du drame, en accusant catégoriquement lesIndiens et Huascar. Le magistrat était désespéré d’une pareilleaventure, qui venait le trouver au moment où il se disposait àaller quérir le souper de Jenny, mais c’était un brave homme et unhomme brave qui avait conscience de son devoir ; il allait semettre immédiatement à la disposition de Raymond. Cependant, il luidemandait la permission de remonter un instant auprès de sa petiteamie, pour la prévenir de ce fâcheux contre-temps.

L’ingénieur, outré, ne lui répondit même paset continua sa route vers le port, interrogeant les petitscommerçants, sur le pas de leur porte, et ne négligeant aucunrenseignement sur le passage de l’auto. En somme, la voituren’avait pas plus d’une demi-heure d’avance.

Raymond était persuadé qu’il ne reverrait plusle commissaire, en quoi il se trompait, car il entendit courirderrière lui et reconnut son homme.

– Vous ne m’attendiez plus, señor ? Ehbien ! me voilà ! On peut toujours compter surNatividad !

Il s’appelait Perez, mais sa tête charmanted’enfant Jésus lui avait fait donner à Callao le sobriquet deNatividad (Noël). Et il était le premier à s’en amuser,car il accomplissait sa difficile besogne avec une rare bonnehumeur. Cependant Natividad avait sa bête noire, l’Indien. Il avaithorreur des indigènes quichuas, les trouvant sournois, paresseux,sales et capables des plus méchantes entreprises pour peu quequelqu’un d’intelligent les y poussât. Le coup qu’ils venaient defaire ne l’étonnait pas outre mesure.

Un peu avant d’arriver sur le port, comme lesdeux hommes débouchaient dans la petite calle de SanLorenzo, Natividad arrêta Raymond, et le colla contre lamuraille. Ce quartier était lointain et désert. Et il n’y avaitd’autre lueur pour éclairer les tristes ténèbres de la rue étroiteque celle qui apparaissait derrière les vitres d’une porte basse, àquelques pas de là. Or, cette porte basse venait de s’ouvrir, etune tête était apparue, qui regardait dans la rue avec précaution.Raymond faillit crier de joie. Il venait de reconnaîtreHuascar !

L’Indien siffla et aussitôt deux ombresmontèrent du bas de la calle, semblant se détacher desmurs. Les nouveaux venus étaient coiffés de larges chapeauxindiens. Ils glissèrent jusqu’à la hauteur de Huascar qui,maintenant, se trouvait dans la rue, après avoir refermé la portederrière lui. Une rapide conversation s’engagea entre les troisindividus à voix basse, en indien aïmara, puis les deuxombres redescendirent vers le port, Huascar rentra dans la maison àla vitre éclairée et la calle retomba à une paixparfaite.

Natividad, pendant tout ce temps, n’avaitcessé de serrer la main de Raymond, geste qui commandaitl’immobilité. Le jeune homme tremblait d’impatience :« Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Avez-vouscompris ce qu’ils se sont dit ? Marie-Thérèse est peut-êtreenfermée là avec ce misérable ? »

Natividad ne répondit point, mais se glissajusqu’à la porte basse et, au risque d’être découvert, regarda àtravers les vitres. Raymond, aussitôt, le rejoignit. Ils pouvaientvoir distinctement, de l’endroit où ils se trouvaient, une sallepleine d’Indiens, assis à des tables où ils ne buvaient ni nefumaient, observant tous un étrange et impressionnant silence.Huascar se promenait au milieu d’eux, arpentant toute la pièce, etparaissant plongé dans les plus sombres pensées. Un moment ildisparut par une porte qui ouvrait sur un escalier, lequel devaitfaire communiquer le rez-de-chaussée avec le premier étage.Natividad parut en avoir assez vu. Peut-être craignait-il d’êtredécouvert. Il entraîna Raymond sous un porche.

– Je ne sais, dit-il, et je ne puis comprendrece que font ces Indiens, ici, en pleines fêtes del’Interaymi. Que signifie cette réunion ? La plupartdes Quichuas de Callao sont partis pour la montagne et on ne lesreverra guère avant une dizaine de jours. En tout cas, il n’estguère raisonnable de penser que Huascar puisse être l’auteur durapt. Quand on veut enlever une noble Péruvienne, il n’est pasnécessaire de s’y mettre à trente et de confier son secret à tousles Indiens du Pérou qui viendront me le vendre pour quelquescentavos !

– Attendons ! fit Raymond. Nousretrouverons toujours bien l’auto, mais vide sans doute, et monidée est que Huascar est au courant de l’enlèvement deMarie-Thérèse, s’il n’en est l’auteur ! Ne le perdons pas devue.

– Nous n’attendrons pas longtemps, dit lecommissaire en dressant l’oreille au bruit qui venait du fond de lacalle. Voilà les Indiens qui reviennent avec les bêtes etme voilà, moi, bien intrigué… Ah ! ça, mais ! à propos del’Interaymi, est-ce que ?… est-ce que ?…Oh ! oh ?… silence !

Le bruit des sabots de toute une petitecavalerie retentissait maintenant sur les pavés pointus de lacalle et se rapprochait rapidement. Le commissaire etRaymond durent reculer encore et se dissimuler dans une petiteruelle qui venait couper à angle droit la calle de SanLorenzo et d’où ils pouvaient voir tout ce qui se passait auxenvirons de la porte basse derrière laquelle était réunie la troupede Huascar. Au bruit des montures, cette porte s’ouvrit encore etl’on aperçut tous les Indiens debout dans la salle et semblantattendre quelqu’un, car tous les visages inclinés étaient tournésvers la porte du fond.

Ce fut d’abord Huascar qui apparut, puis unIndien que Raymond reconnut immédiatement pour l’avoir entendupsalmodier la terrible aventure d’Atahualpa sur la pierre dumartyre, à Cajamarca ; puis, ce fut un jeune homme vêtu, àl’européenne, d’un parfait complet veston de chez Zarate :Oviedo Huaynac Runtu lui-même. Or, événement incroyable ! tousces gens, qui n’avaient pas bronché en face de Huascar et du prêtrede Cajamarca, mirent genoux en terre au passage de Huaynac Runtu,devant l’employé de la Banque franco-belge ! et courbèrent lefront, les mains écartées en avant dans la manifestation du plusprofond respect. À ce moment, toute la troupe des chevaux et desmules était arrivée à hauteur de la porte basse. Alors desserviteurs sortirent dans la calle avec des lanternes etéclairèrent la cavalcade. Le commis de la Banque franco-belge futle premier à se mettre en selle, aidé par Huascar qui lui tenaithumblement l’étrier. Puis Huascar sauta à son tour sur sa bête,puis le prêtre de Cajamarca. Ils se placèrent de chaque côté deHuaynac Runtu, un peu en arrière. C’est alors que se produisit, surun signe de Huascar qui s’était retourné, un incident singulier quiéclaira terriblement la situation aux yeux de Natividad. En semettant en selle, tous les Indiens de la suite retournèrentleur punch et montrèrent, aux lueurs des lanternes et des torches,un punch rouge.

– Les punchs rouges ! Lespunchs rouges !fit, d’une voix étouffée, Natividad ensaisissant le bras de Raymond.

Il y eut une sorte de sifflement qui venait dubas de la calle et auquel répondit un autre lointain sifflement,tout là-bas, à l’extrémité du quai de la Darsena… et la troupes’ébranla.

Raymond voulut la suivre, mais le commissairele retint.

– Écoutez ! Écoutez ! il faut savoirde quel côté ils se dirigent !

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