L’Épouse du soleil

Chapitre 4LA « SEÑORITA » AUX MAINS DES« MAMMACONAS »

– Tu l’as vue passer ! s’écria le marquisqui, penché sur Libertad, semblait respirer son dernier souffle enrecueillant ses dernières paroles.

– Oui, je l’ai vue, elle… señor !…Elle !… Celle que j’ai vendue pour deux cents solesd’argent !… Et qui me pardonnera quand vous l’aurez arrachée àces monstres, car elle est bonne… elle était… bonne… ma maîtresse…et je l’ai vendue… pour deux cents soles d’argent !…

– Comment est-elle passée ? commentl’as-tu vue ?… questionnait fiévreusement le commissaire. Ellen’était donc plus endormie ?…

– Elle est sortie de la salle, soutenue pard’autres femmes aux voiles et aux haïks noirs… et les trois affreuxgnomes dansaient autour… Elle, elle semblait n’avoir plus aucuneforce, vous comprenez… on lui avait certainement fait boire quelquechose de trouble… ou respirer quelque monstrueux parfum… comme ilsen ont !… comme ils en ont !… oui… j’ai vu… une dernièrefois… la señorita… elle était enveloppée du voile d’or… etelle avait le haïk d’or sur la figure… on ne voyait de son visageque ses yeux… ses grands yeux fixes… qui ne m’ont pas vu… quisemblaient ne voir personne… des yeux de morte vivante qui mefirent tomber à genoux, moi aussi… elle marchait soutenue par lesfemmes noires, comme dans un rêve… et les mammaconasétaient autour d’elle… et les gnomes dansaient… en silence !…Elle sortit de la casa avec toutes les femmes et tous leshommes rouges dont certains portaient des torches éteintes… Et toutce monde, sur la route, monta à cheval, et les femmes montèrent àmules… des mules magnifiques que l’on avait amenées de la sierra…ah !… comme je n’en ai jamais vu… des mules demammaconas !… Ah ! je vais mourir… mais, avant,il faut que je vous dise que je suis allé à la fenêtre… que j’aitout vu à la fenêtre… j’avais bien entendu parler, au fond desranchos, en buvant le pisco avec les quichuas…parler d’histoires où il y avait des mammaconas… Eh bien,c’est terrible !… elles sont terribles à voir… Elles marchentcomme des fantômes noirs… Tout avait été préparé ici… dans cettehacienda abandonnée… dont ils ont peut-être tué les propriétaires…et les gardiens… Une mammacona a pris la señoritaavec elle, sur sa mule… Et toutes les mammaconas suivaientpour porter la señorita, bien certainement à tour de rôle…La señorita paraissait dans les bras noirs, dans les voiles noirs,comme un paquet jaune… et elle ne remuait pas plus que si elleétait morte… devant, il y avait les trois gnomes à cheval, précédésd’Oviedo Runtu qui donna le signal du départ… je m’étais traînéderrière la fenêtre pour voir… je ne pensais pas qu’ils nem’avaient pas payé… Ils partirent au grand trot, tous ! lespunchs rouges fermaient la marche… et ils disparurent là-bas, dansle chemin creux, dans le petit torrent à sec qui monte vers lasierra… Ils emportaient vers… le temple du Soleil…l’Épouse du Soleil !… car c’est… la fête… de l’… Inter… aymi… inter… a y mi !…Mais vous aurez le temps de larejoindre… dans la sierra… Et Dieu mepardonnera !

Sur ces mots, il ferma les yeux et l’on putcroire qu’il était mort… cependant, il respira à nouveau et ànouveau remua les paupières…

– Et toi, qui est-ce qui t’a frappé ?demanda Natividad… c’est en voulant sauver ta maîtresse, peut-être,que tu as été arrangé de la sorte ?

L’agonisant eut un sourire amer, car ilcomprenait encore que l’inspector superior raillait satrahison et sa lâcheté…

– Je n’ai eu que ce que je mérite… dit le boy(et il essaya de faire le signe de la croix, mais son brasretomba). Oui… quand je me retournai, il n’y avait plus dans lasalle que Huascar et moi : alors, je lui dis : « Mepaieras-tu ? » Il ne me répondit pas… mais il me montrames deux cents soles d’argent sur une table… je me penchaisur les deux cents soles d’argent. Il n’y avait pas unepièce de trop. Je dis : « Pour une besogne pareille, cen’est pas cher ! Je ne savais pas que l’on voulait enlever mamaîtresse ! » Alors, il daigna me parler. « Si tuavais su qu’on voulait enlever ta maîtresse, qu’aurais-tufait ?… » Je lui ai répondu : « Bien sûr,j’aurais demandé quatre cents soles au moins !Donne-moi quatre cents soles et je ne dirairien ! » C’est cette réponse qui m’a perdu. Huascartenait sa main droite sous son punch, depuis qu’il meparlait. Il s’approcha tout près de moi avec un sourire affreux etil me donna tout à coup un premier coup de poignard qui me fitchanceler. D’abord, je n’avais pas compris, j’avais cru à un coupde poing… mais son poing se releva sur moi avec le large couteau…je m’enfuis en hurlant… il bondit sur moi et me frappa parderrière… je lui échappai… il me poursuivit… je pus me sauverjusqu’à cet étage… en criant, en demandant grâce… mais il necessait pas de me frapper, et je vins tomber ici où il me crut mortet où… où… je vais… mourir…

En effet, il commença le dernier râle, mais lemarquis et le commissaire ne prirent point le temps d’assister à samort. Ils avaient autre chose à faire que de lui fermer les yeux.Un coup de feu venait de retentir au dehors.

Ils se précipitèrent à la fenêtre etregardèrent ce qui pouvait bien se passer sur la route. L’oncleOzoux tournait toujours autour de l’auto. Ils lui demandèrent oùétaient Raymond et le petit Christobal. L’autre leur répondit commeun ahuri qu’il les cherchait… et dans le même moment on vit passer,traversant la route avec la rapidité de l’éclair et courant auravin qui passait sous la ligne de chemin de fer, montant sur lasierra, Raymond sur son cheval… Petit Christobal sur sonlama !… Ils les appelèrent, mais il est probable que lesautres ne les entendirent même pas.

Le bruit de cette folle chevauchée ne s’étaitpas plus tôt éteint du côté du ravin que l’on entendit un galopvers la droite, du côté de la sente qui conduisait à Chorillos. Descavaliers apparurent sur la route.

– Nous sommes sauvés, si nous avons deschevaux ! fit Natividad… Il n’est point douteux que nosIndiens se rendent au Cuzco ou aux environs de Titicaca, à traversla sierra ; mais ils ne peuvent faire autrement que de seheurter aux troupes de Veintemilla. Ce qu’il faut, c’est les suivrejusque-là et avertir le premier officier que nous rencontrerons etqui nous prêterait main-forte. Les misérables savent bien ce qu’ilsfont en abandonnant la costa. Ils n’auraient pas été loinen pareil équipage. Je les faisais arrêter à Canête ou àPisco !

Ils descendirent et coururent sur la routeau-devant des cavaliers.

L’oncle Ozoux adressa une question au marquisqui ne lui répondit même pas ; mais les cavaliers, qui étaientbien des soldats envoyés de Chorillos sur le coup de téléphone deNatividad, n’avaient pas plus tôt mis pied à terre que le marquissautait sur un cheval et partait à folle allure par le même cheminqu’avaient suivi tout à l’heure Raymond et son fils.

– De la folie ! murmura Natividad. Ilsrejoindront la bande qui n’en fera qu’une bouchée…

– Mais que faut-il donc faire, monsieur lecommissaire ? implora François-Gaspard que le sort de cettepauvre fille attendrissait littérairement, mais qui ne demandaitpas mieux, dans une pareille aventure, que de rester un peu enarrière…

– Les suivre de loin !… répliquaNatividad.

– Très bien !… Parfait ! savoir oùils vont !… et les faire guetter à leur passage !

– Sur des renseignements sûrs que nousfournirons… Il y a encore un gouvernement au Pérou, il y a encorede la police, des soldats qui ne craignent point de se dévouer pourla chose publique !… s’écria Natividad.

Ce disant, il se tournait vers les quatresoldats qu’on lui avait envoyés et qui représentaient tout ce quirestait de la force armée sur la costa.

François-Gaspard approuva ce plan qui luiallait comme un gant, surtout quand il apprit que celui qu’ilappelait le commissaire et qui avait haut grade : elinspector superior !… allait se faire accompagner de lapetite troupe. Justement, dans le même moment, arrivaient de Callaotrois agents de la police montés, qui cédèrent à leur chef leursmules, puisqu’il en avait besoin pour son expédition.

Natividad rentra un instant dans lacasa et écrivit quelques mots sur une feuille de soncarnet – destinée à être portée au palais de la Présidence àl’adresse de Veintemilla lui-même, qu’il avertissait del’enlèvement de la fille du marquis de la Torre par les prêtresquichuas de l’Interaymi. Quelle revanche pour Natividadqui avait été presque mis en disgrâce dix ans auparavant parVeintemilla, alors simple chef de la police de Lima, lequel n’avaitpas voulu entendre parler des « rapports » singuliers deson sous-ordre Perez, dans lesquels celui-ci prétendait apporter lapreuve de l’enlèvement « rituel » de la pauvreMaria-Christina d’Orellana !…

L’un des policiers reçut la commission etreprit immédiatement le chemin de Callao. Les deux autres furentchargés de s’occuper du cadavre du boy et de commencer une enquêtedans la casa et autour de l’hacienda. Puis elinspector superior invita François-Gaspard à se mettre enselle et tous deux, sur leurs mules, prirent la direction de lapetite troupe. Le soldat de qui le marquis avait pris la montureenfourcha la troisième mule. Quand les militaires virent qu’on lesemmenait du côté de la sierra, dans le moment qu’ilscroyaient bien rentrer à Chorillos, ils commencèrent à grogner,mais el inspector superior leur ferma la bouche en leurcriant de marcher au nom du supremo gobernio !(gouvernement supérieur).

Natividad avait eu soin de se munir des deuxgrosses couvertures des agents qu’il laissait derrière lui, et lesavait attachées à sa selle.

– En route ! commanda-t-il.

Et ils s’enfoncèrent à une honnête allure dansle ravin qui coupait la route.

– Nous irons toujours aussi vite que lesmammaconas, dit tout haut le commissaire.

– Les mammaconas ! elles étaientdonc ici ? s’exclama le vieil Ozoux en poussant sa monture àla hauteur de celle du commissaire.

– Rien ne manquait, señor !… lespunchos rouges ! les mammaconas !… etles trois chefs du temple qui, avec les mammaconas, ont seulsle droit de toucher à l’Épouse du Soleil !…Mais,señor, voilà quinze ans que je le crie à tous les échos denotre administration que rien n’a changé chez ces sauvages !…Rien !… Est-ce qu’ils n’ont pas toujours leur langue, aussipure qu’au temps des Incas ? Est-ce qu’ils ne mangent pas, neboivent pas, ne prient pas, ne se marient pas, dans la même manièrequ’il y a cinq cents ans ?… Est-ce que leurs mœursapparentes ont bougé depuis la conquête ?… Pourquoivoulez-vous que leurs mœurs cachées se soientmodifiées ? Pourquoi ? surtout en ce qui concerne lareligion qui est, par principe, immuable ?… La religioncatholique n’a fait que s’ajouter à l’ancienne sans lamodifier ! Ah ! si on avait voulu me croire. Tenez, moi,cela m’intéressait cette question-là ! Dès le début de macarrière, je me suis trouvé en face d’un crime qu’il étaitimpossible d’expliquer normalement… mais qui devenaitcompréhensible religieusement, si l’on prenait la peine dese souvenir que nous avions affaire encore aujourd’hui à des Incas.On m’a envoyé promener !… J’ai vu le moment où l’on allait me« casser »… eh bien ! je me suis incliné, j’aiaccepté n’importe quelle version officielle du crime… mais endessous, j’ai travaillé… je ne me suis pas contenté d’apprendre àfond la langue quichua, mais aussi la langue aïmara quiest la langue sacrée aux environs de Cuzco et du lac Titicaca.C’est de ce lac-là que tout est venu, à l’origine du mondeincaïque… et de ce côté, n’en doutez pas, que les Indiens nousmènent !… non point vers quelque pan de muraille que tout lemonde connaît, mais vers leur temple caché… celui dans lequel leursprêtres n’ont point cessé de travailler depuis la conquêteespagnole !…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer