L’Épouse du soleil

Chapitre 5DANS LE DÉDALE DES COULOIRS DE LA NUIT

Ils auraient voulu qu’elle fût déjà morte.C’était un sacrilège ! N’appartenait-elle point déjà auxdieux ? Celui-là aussi qui avait crié méritait la mort, et ily eut un grand mouvement, une ruée le long des murs, une escaladedes pierres, des ruines des temples, une course furieuse àl’étranger, au faux Indien. Cependant que la litière d’or avec sonroi mort et sa reine qui allait mourir était emportée avec rapiditépar les veilleurs du sacrifice et les amautas et que lesairs retentissaient des mille cris de Muera la Coya !Muera la Coya ! (à mort la reine !).Marie-Thérèse avait refermé les yeux, emportant dans la mort lebaiser de Raymond qui, pour lui avoir envoyé ce baiser-là, allaitpeut-être, lui aussi, mourir.

Le fou Orellana avait dit à Raymond :« Tu es fou ! » quand il l’avait vu se pencher,quand il l’avait entendu crier, et appeler la Coya etquand la Coya, debout sur son trône, avait levé vers euxson front de lumière, il avait dit : « Tu connais donc mafille ? »

La colère populaire les enveloppait, montaitvers eux, accourait. Il eut toutes les peines du monde à secouerRaymond de l’étrange torpeur qui le tenait là, sur sa pierre commes’il avait été transformé en statue de pierre depuis qu’il avaitéchangé ce baiser suprême avec la Coya.

Enfin, il l’entraîna, le rendit au trou dontil l’avait fait sortir, le replongea dans le couloir de la nuitdont il connaissait seul les détours et le fit marcher longtemps,longtemps dans la nuit éclairée çà et là par des rayons carrés ouronds ou aigus qui descendaient de la terre supérieure, entre lespierres millénaires. De temps à autre, il lui disait :« Ici, au-dessus de nos têtes, il y a tel temple, telpalais ! Tiens ! en ce moment nous sommes sous leYaca-Huasi que l’on appelle aussi la Maison duSerpent ».

Raymond l’arrêta : « Ils y ontpeut-être conduit l’Épouse du Soleil ? ».

– Non ! Non ! Maintenant les étapessont finies, crois-moi. L’Épouse du Soleil est partie pour leTemple de la Mort.

– Et nous ? Où allons-nous ? Où nousconduis-tu ?

– Au Temple de la Mort !

Alors Raymond le suivit sans plus riendemander. Cependant, il s’étonna quand il sortit du souterrain dese retrouver en pleine campagne.

– Où donc est le Temple de la Mort ?dit-il.

– Le Temple de la Mort, répondit l’autre, estdans l’île Titicaca ! Ne crains rien ! Nous arriveronsavant eux. Ten paciencia !(aie patience !)

Dans un des tambos du bord de laroute, ils louèrent des chevaux qui les conduisirent à Sicuani oùils prirent le train et, par l’embranchement de Juliaca, sedirigèrent vers Puno, sur les bords du lac. Tout le long du chemin,Orellana ne cessait de parler à Raymond, lui donnait des détailssur la contrée qu’ils traversaient et sur la cérémonie qu’ilsallaient voir, « une cérémonie à laquelle n’a jamais assistéaucun étranger », mais lui, Orellana, ne demandait lapermission de personne et puisqu’on allait marier sa fille auSoleil, c’était bien le moins qu’il assistât aux noces. D’autantplus qu’il avait tout préparé pour cela ! Ah ! il avaitmis du temps à trouver le Temple de la Mort, car ce temple étaitbien caché, mais avec de la patience de plusieurs années, on arriveà tout, quand on le veut bien ! Il n’y avait pas une conduitedésertée par les eaux, sous la terre, pas une mine d’or abandonnéequ’il ne connût et dans lesquelles il n’eût pu se promener les yeuxfermés. Ah ! que de fortunes, que de fortunes sous la terre,une fortune égale à toutes les fortunes du monde ! Évidemment,les Incas avaient dû prendre tout leur or quelque part !… Etil en restait ! Et il en restait à prendre !… Le jour oùun ingénieur intelligent s’en mêlerait (sourire amer du jeuneingénieur qui ne pense plus du tout à son fameux siphon)… il n’yaurait qu’à se baisser simplement… mais lui, Orellana, s’étaittoujours moqué de toute la fortune du monde, et il n’aimait aumonde que sa fille, sa Maria-Christina que les Indiens avaientconduite dans le Temple de la Mort et c’est le Temple de la Mortseul qui l’avait occupé pour y reprendre sa fille, la prochainefois qu’une pareille cérémonie recommencerait. Il avait attendu desannées. Maintenant tout était prêt. Entre nous, il serait bienheureux d’embrasser Maria-Christina, pour la première fois, depuisdix ans !… Ainsi divaguait-il et ces divagations, Raymond lestrouvait précieuses. Le jeune homme lui demanda :

– Eux, comment vont-ils du Cuzco au Temple dela Mort ?

– Ne t’occupe pas de cela. Par lescouloirs de la nuit !par les couloirs des montagnes de lanuit ! et par les couloirs du lac de la nuit ! À propos,sais-tu pêcher à la ligne ?

Raymond n’eut pas le temps de répondre à cetteextraordinaire question, car le chef de train venait les chercherpour les inviter à voir danser la samacuena, dans lefourgon aux bagages. Il fallut bien accepter l’invitation pour nepoint se singulariser. Tous les voyageurs s’y rendaient. Ilstrouvèrent là, réunis, une société indigène, dansant, chantant etjouant de la guitare, et buvant sec. À chaque arrêt du train, lechef de train en signe de réjouissance pour les victoires de Garciafaisait partir des cohetes dont les échos de la montagnerépétaient joyeusement les détonations. Puis les quelques soldatsquichuas qui se trouvaient dans le train se donnèrent le plaisir dela chasse. En traversant les hauteurs, ils aperçurent de nombreuxtroupeaux de vigognes qui paissaient tranquillement. De laplate-forme de leur wagon, les soldats examinaient tous lesmouvements des troupeaux errants et de temps en temps, épaulaient,envoyaient une balle à l’animal le plus rapproché. Une vigognetomba. Aussitôt le mécanicien serra les freins, donna le signal del’arrêt, et le chef de train courut ramasser lui-même la victime.Raymond, impatient, eût voulu monter sur la locomotive, conduirelui-même le convoi à toute vapeur. Mais Orellana le calma :« Nous arriverons avant eux, tu verras ! On aura encorele temps de pêcher à la ligne. C’est sûr ; toute la nuit ettout un jour, je le crois ! »

Et il l’entraîna, pendant que danseurs etdanseuses dépeçaient la vigogne, auprès du poêle qui était installédans leur wagon.

La température s’était, en effet,considérablement abaissée. Ils étaient parvenus dans la région desneiges. Ils étaient à une altitude de plus de quatorze mille pieds,presque au niveau du sommet du Mont-Blanc. Raymond recommença àsubir le mal des montagnes, appelé dans le payssoroche ; le sang lui coula par le nez et par lesoreilles et il tomba dans un état voisin du coma où il put oubliertoutes ses douleurs morales. Il ne se retrouva aux prises avec soneffroyable cauchemar que lorsqu’ils arrivèrent à Punho qui est unecité sur les bords du lac. Là, il réclama d’Orellana le Temple dela Mort avec une énergie farouche.

– Nous y allons ! lui répondit l’étrangevieillard ; mais il le fit passer d’abord sur la grande placeoù étaient rangées une centaine de jeunes Indiennes fort belles,aux jupes de couleur sombre et au corsage grand ouvert commel’exige la mode, là-bas. Elles se tenaient accroupies en filessymétriques et vendaient des fruits et des légumes desséchés par lefroid.

– Ordinairement, elles sont deux cents, fitremarquer Orellana, mais les punchs rouges ont passé par ici et ontchoisi les cent plus belles pour la cérémonie. C’est ainsi tous lesdix ans.

Et il leur fit quelques achats avec l’argentde Raymond. Il se lesta également d’une gourde de pisco etils sortirent de la ville. Ils arrivèrent sur le soir dansd’immenses marais d’où partaient à tire d’ailes des nuéesd’oiseaux. Ils traversèrent ensuite une bruyère d’où s’enfuirentdes lamas et des alpagas et enfin se trouvèrent en un certainendroit assez lugubre des rives du lac. Le lac Titicaca, dans sacuvette de montagnes, est le plus haut des lacs de la terre. Leseaux, ce soir-là, en étaient sombres, lourdes et mortes.

Mais un orage grondait dans le lointain etbientôt toute la nature commença de s’animer. Les éclairs sesuccédèrent follement. La bourrasque fut dans son plein. Les vaguesbattirent furieusement le rivage et toutes les montagnes d’alentourfurent illuminées par le feu du ciel. La pluie tomba à flots :« Tout ceci est très bon, car nous aurons beau temps demain,déclara Orellana ; en attendant nous allons souper. » Ilavait conduit le jeune homme sous un énorme monolithe taillé enforme de porte. Dans une niche de cette pierre formidable ilparvint à allumer du feu avec des taquina, qui sont desfientes desséchées de lama, lesquelles brûlent comme de la tourbe.Autour de ce feu, ils mangèrent un peu et se réchauffèrent à lagourde de pisco. Raymond sentit peu à peu sa têtes’appesantir et il se réveilla à l’aurore. Il trouva le vieillardqui veillait sur lui et qui l’avait paternellement enveloppé dansses pelliones (couvertures de cheval).

– Cet abri m’a toujours porté bonheur depuisque je recherche ma fille, dit Orellana, mais je ne sais à qui doitaller ma gratitude. Le dieu qui est ici est indéchiffrable. Et illui montrait les bas-reliefs qui couvraient la pierre. Ilsreprésentaient un être humain dont la tête était ornée de rayonsallégoriques et dont chaque main tenait un sceptre différent ;à l’entour étaient rangées symétriquement des figures ayant unvisage d’homme, les autres une tête de condor, toutes tenantégalement un sceptre et faisant face au centre.

– Oui, reprit, entêté et tout pensif,Orellana, ceci ne ressemble en rien à ce que faisaient les Incas.C’est beaucoup plus sculptural, mais c’est aussi beaucoup plusancien. Il y a eu des mondes sur ces rives avant les Incasqui ne sont que des sauvages qui volent les jeunes filles. Mais,viens dans mon bateau, au-devant du Soleil.

Alors Raymond aperçut dans une petite crique,à demi cachée par les herbes, une pirogue en jonc dans laquelleOrellana eut tôt fait de dresser un mât et de hisser une voile denattes, que gonfla aussitôt la brise propice.

– Viens pêcher à la ligne, dit le vieillard,c’est le chemin du Temple de la Mort.

Raymond monta dans la nacelle detotora, le bateau de joncs et ils voguèrent sur les îles.Ils arrivèrent en vue de celles-ci vers le soir. Elles étaient àpeine visibles. C’étaient les îles saintes ; ellesparaissaient flotter comme des ombres menaçantes au-dessus des eauxet elles apparurent à Raymond comme des fantômes, gardiens duTemple de la Mort !…

Ce soir-là, Orellana n’accosta point aurivage. Il immobilisa sa barque en jetant à l’eau une grosse pierrequ’une corde retenait, puis il rangea sa voile et donna à Raymondun bâton pour la pêche. L’autre ne comprenait pas. Le fou quipensait à tout lui expliqua : « On vient aux îles pourpêcher, car, aux îles, la pêche bénie du dieu est plus fructueuseque partout ailleurs. Ne peux-tu faire comme tout lemonde ? »

Et il lui montra autour d’eux des feux quis’allumaient à la proue des petites barques, et, dans ces barques,les ombres immobiles des Indiens pêcheurs.

– Ce sont les Indiens qui pêchent dans leurscanots de totora, dit le vieillard. Fais comme eux ou dorset laisse-nous tranquilles. Demain, tu auras un beauréveil !

Il le réveilla, en effet, un peu avantl’aurore. À l’approche de l’Astre-Roi, les dernières étoiless’éteignaient au ciel des tropiques. Sur les eaux profondes du lac,il n’y avait plus aucune lumière et Raymond ne vit plus aucuneombre. Aucun bruit dans la nature ; pas un souffle dans l’air.Soudain, du côté de l’Orient, la cime des monts s’embrasa ; unprodigieux incendie s’alluma derrière le rideau déchiré desCordillères et les reflets sanglants de l’astre firent sortir de lanuit les ombres teintées de rose des îles saintes.

Quand ils passent devant la principale d’entreces îles qui est l’île Titicaca, jamais les Indiens qui glissentsur les eaux dans leurs pirogues fragiles n’oublient de seprosterner ni de chanter en « aïmara » l’hymne desAncêtres au dieu du jour, car c’est de cette île qu’est sortie, ily a des années sans nombre, la souche des Incas dans la personne deManco-Capac et de Mama Cello, le mari et la femme, en même tempsque le frère et la sœur, tous deux enfants du Soleil. Ils sontpartis de là pour fonder Cuzco et jeter les bases de leur empiresacré.

Du large, on aperçoit sur la côte du Titicacades ruines formidables ou amoncellement de pierres énormessuperposées d’une façon inexplicable et auxquelles la science n’ajamais pu fixer d’âge : ce sont les bains, les palais et lesTemples des Incas[41]. Cequ’aperçut Raymond du fond de sa pirogue lui arracha un cri desurprise et le remplit d’une stupeur profonde. Rêvait-il ?Était-il sous le coup de quelque hallucination déterminée par lesangoisses et les atroces préoccupations de cette semainemaudite ? Ses yeux lui faisaient-ils réellement voir ceschoses que d’autres yeux avaient contemplé avec extase il y avaitde cela des siècles et des siècles, à l’aurore du mondeincaïque ! Mais au fur et à mesure que s’éclaircissaient lesombres de la nuit et que l’île sacrée apparaissait dans tout sondessin terrestre au-dessus des eaux, ce ne furent point seulementdes pierres mortes, des temples défunts, des palais abandonnés quisurgirent devant lui dans le premier rayonnement du jour :tous les degrés cyclopéens, toutes ces marches du ciel étaientcouvertes d’une foule immobile et silencieuse tournée vers l’orienten flammes.

Et ce qui faisait croire au rêve, c’était biencette immobilité et ce silence. Ils étaient là des milliers quisemblaient ne pas respirer dans l’attente de quelque événementmystérieux et sacré.

Le disque du soleil est encore caché par lesAndes prochaines, mais tout fait prévoir son essor victorieux. Leflanc des monts se pare de mille pierreries éblouissantes ; etles ruisseaux sont en feu. Le lac n’est plus qu’une immense glacerose qui reflète le rêve immobile des palais et des Temples. Desvierges, portant comme au temps jadis les emblèmes religieux et lesplus belles fleurs de la saison se pressent sous les portiques. Ausommet des tours allumées par l’aurore les prêtres attendent levisage de leur dieu.

Soudain, Il apparaît… Il monte… Il rayonne surson empire et une immense acclamation le salue. « Salut,Soleil ! roi des Cieux, père des hommes ! » La terretremble, les eaux frissonnent, le ciel est si ému de ce grand criqui monte de l’île sacrée qu’il en laisse tomber les oiseauxétourdis[42]. « Salut, Soleil, père del’Inca ! » Les bras se tendent vers lui, les mainslourdes d’offrandes s’élèvent au-dessus des têtes et toutes lesbouches chantent sa gloire : « Reconnais-tu tesenfants ? Es-tu toujours accompagné de l’âme innombrable desguerriers morts pour la patrie ? » Le cri de joie part dela multitude entière, accompagné de chants de triomphe et dutumulte des instruments barbares. Toutes ces fanfares sauvageséclatent de plus en plus et à mesure que le disque brillant del’astre se dresse à l’orient et inonde de lumière ses adorateurs. ÔSoleil ! Regarde ton empire ! Après tant de siècles, voisles hommes qui habitent ces champs et ces montagnes, tous lesfronts sont tournés vers toi. Toutes les bouches sont ouvertes verstoi. Aujourd’hui comme autrefois, tes enfants s’enivrent de tesrayons !…

Les vierges ont levé leurs bras dorés et ontoffert au dieu la libation dans les vases sacrés, remplis de laliqueur fermentée du maïs ou du maguey ; et les prêtres à latête des théories religieuses ont entonné les hymnes rituels qui,après s’être élevés vers les cieux semblent maintenant s’enfoncerdans la terre. Quel est ce miracle ? Le rêve a disparu !s’est évanoui comme se dispersent sous les premiers rayons dusoleil les buées légères du matin ?…

Raymond se frotte les yeux comme un enfant àson réveil. Où donc est cette foule qui peuplait tout à l’heure cedésert de pierres ? Qui donc a crié vers le Soleil ?Maintenant que l’astre est haut dans les cieux et que les chosesapparaissent avec leurs formes coutumières que ne peut plushabiller l’imagination, Raymond ne voit que ce qui est : despalais en ruines et la solitude ! Mais Orellana fait glisserrapidement sa pirogue vers le rivage ; il aborde. Il ordonneau jeune homme de sauter avec lui sur la grève. Et quand ilsapprochent de la falaise, il lui fait signe d’écouter : lafoule pieuse s’est enfoncée dans la terre ; la falaise résonnede chants intérieurs : « Et maintenant, viens, dit levieillard. Ils sont descendus vers le Temple de la Mort mais nous yserons avant eux. »

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