L’Épouse du soleil

Chapitre 6LE SCEPTICISME DE FRANÇOIS-GASPARD

Plus il réfléchissait, plus il luiapparaissait que tous ceux qui l’entouraient ou qui leprécédaient s’étaient concertés pour l’intriguer et le« faire marcher » et même courir ! L’affaire avaitété savamment montée entre Raymond, le marquis, Marie-Thérèse etNatividad. François-Gaspard se rappelait très bien, maintenant, quele premier soir où était survenu cet accident du coolie chinois,Marie-Thérèse avait rassuré son père en lui disant que son amiNatividad se chargeait de tout ! Eh bien ! son amiNatividad s’était chargé de tout une fois de plus !« Elle était bien bonne !… » Et il s’attacha à nerien laisser perdre du paysage. Ils étaient arrivés dans un petitvillage bâti au pied de la montagne ; comme par enchantementle vilain tourbillon, la poussière s’étaient dissipés. Ils setrouvaient dans des jardins verdoyants auxquels un ruisseau né dansla Cordillère donnait une fécondité bienfaisante. François-Gaspardeût passé avec joie quelques heures douces dans cette oasis. MaisRaymond, le marquis et même Natividad étaient comme des enragés.Ils accéléraient leur course autant qu’ils le pouvaient, maintenantqu’ils étaient en pays plat. L’oncle prit bien garde de ne pointélever la moindre protestation. Il était bien décidé à leur fairecroire jusqu’au bout qu’il était leur dupe. On ne s’arrêtait quepour s’enquérir du passage de la bande et l’enquête était assezdifficile. Les visages rencontrés étaient rares. Les fêtes del’Interaymi avaient à peu près dépeuplé ce pays. Et lesquelques Indiens qui se laissaient voir montraient, dès lespremières questions, une méfiance très marquée, et même del’hostilité.

Il fallait s’armer de patience et de douceuret accompagner le tout d’un trago, gorgée d’eau-de-viedont les soldats avaient toujours provision dans leur gourde. Mêmel’argent ne leur déliait pas souvent la langue. On se heurtait, enleur demandant les choses les plus banales, au sacramentelmanatiancho (je n’en ai pas) ou au no hay señor(il n’y a rien). Heureusement quelques Péruviens de sang mêlé semontrèrent plus accommodants et fournirent des détails sur la fuitede Huascar et de ses compagnons. Toute la troupe traversait à brideabattue toute la costa. Les Indiens, cependant, avaientdissimulé leurs habits de cérémonie qu’ils avaient dû arborerrituellement pour la réception de l’Épouse de l’Inca. Ils passaientsi rapidement que nul ne pouvait dire s’il avait aperçu un enfantou une femme captive. Du reste, à ces questions dernières, chacunfaisait l’étonné et comme s’il ne comprenait rien à une pareilleenquête et ne disait plus mot, tournant la tête, s’éloignant sansqu’il fût possible de l’arrêter. Huascar pouvait avoir maintenantdeux heures d’avance, au plus, mais à chaque étape il« gagnait » malgré toute la diligence des poursuivants.Ainsi arriva-t-on à Canête. Le commissaire ne comprenait rien àcette tactique qui conduisait les Indiens vers la mer, dans uneville où ils allaient avoir affaire aux autorités. C’est le soirque Raymond, toujours en tête, puis le marquis, puis lecommissaire, puis François-Gaspard, puis les soldats firent leurentrée dans Canête. Ils tombaient sur une fête de nuit, accompagnéedu tumulte assourdissant des pétards et d’une retraite auxflambeaux. La moitié de la population indigène était en étatd’ivresse. Canête est une petite cité où le mélange de l’ancien etdu moderne apparaît plus que partout ailleurs. Les cheminées desusines alternent avec la voûte des aqueducs construits du temps desIncas, aqueducs qui distribuent encore aujourd’hui les eaux du RioCanête dans les plantations environnantes. On voit encore en amontde Canête les vestiges d’une grande forteresse indienne que levice-roi de la Manelova a fait démolir, il y a deux cents ans, pouren employer les matériaux à la construction du fort de Callao.C’est assez dire que là, malgré toute l’autorité dugobierno supremo, le sentiment indien, dans labasse classe surtout, est encore assez puissant pour se montrer entemps de troubles publics. Et Natividad n’eut aucune peine àdécouvrir que l’on était « en temps de troublespublics ». Sa première visite fut pour le corregidorqui lui apprit que toute cette manifestation se faisait enl’honneur de Garcia dont les succès militaires avaient déchaînél’enthousiasme de la basse classe. Il se confirmait, en effet,qu’il avait pris Cuzco et fait reculer les troupes républicaines.De son côté, le commissaire mit le corregidor au courant de laterrible situation dans laquelle se trouvaient les enfants dumarquis de la Torre. Le corregidor fit la sourde oreille. Il laissaà entendre qu’il ne croyait pas à une histoire de revenants et que,si la troupe d’Indiens dont il parlait avait un crime semblable surla conscience, jamais ceux-ci n’auraient eu l’audace de passer parchez lui.

– Ils ne peuvent rester dans lasierra, fit Natividad, il faut bien qu’ils aillent quelquepart. Peut-être veulent-ils s’embarquer ? atteindre par mer laprovince d’Arequipa et remonter par là jusqu’à Cuzco !

– C’est fort possible ! approuva aussitôtle corregidor pour se débarrasser du commissaire. Ils sont, eneffet, passés aujourd’hui dans notre faubourg, se sont ravitaillésau plus vite et ont continué leur chemin vers Pisco. Là, ils ont pus’embarquer ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fassepour vous ? Je ne dispose plus d’un soldat, plus d’unagent ! Toute la police a été réquisitionnée militairementpour combattre le Garcia !

À ce moment, passait sous les fenêtres ducorregidor une cavalcade extraordinaire, une processiondansante, chantante, en tête de laquelle Natividad reconnut sesquatre troupiers ! Il ouvrit la fenêtre et leur cria desordres, mais ces menaces, au nom du gobierno supremo,n’eurent aucun effet, et il quitta le corregidor dans unétat d’esprit des plus tristes. Au moment où il croyait tenir lesIndiens, est-ce que ceux-ci allaient lui échapper ? Sansdonner aucune explication aux malheureux qui l’attendaient, il leurcria seulement : « En route sur Pisco ! » Tousrepartirent. Il ne voulut répondre à aucune question.François-Gaspard lui-même, qui demandait si cette fête del’Interaymi ne répondait pas un peu chez le peuple de labasse classe à la fête du 14 juillet chez les Français, ne reçutaucune réponse. Le marquis, en apprenant que les Indiens avaientpris le chemin de Pisco, pensa que cette affreuse situation allaitavoir une fin ! À Pisco, il n’y serait pas un inconnu, bienqu’il ne fût allé là que deux ou trois fois, mais sa fille y étaitbien connue pour y être allée très souvent surveiller leurs dépôtsde guano, les magasins du port et le travail des coolies aux îlesChincha qui se trouvent en face. Là, il avait des employés, desamis ; le marquis de la Torre y était un personnage par lesaffaires qu’y faisait sa fille. Il saurait parler, lui, aucorregidor.

Ils arrivèrent à Pisco harassés, les bêtescrevées. À côté de l’agitation maladive de ses trois compagnons,François-Gaspard affichait un calme magnifique, avec un petit airentendu qui l’eût fait passer pour un fou si l’on avait eu le tempsde l’observer. À Pisco, plus encore qu’à Canête, la populationétait en délire. Là, la nouvelle certaine de la prise de Cuzcovenait d’être apportée.

Le marquis avait pris la direction de lapetite troupe et la conduisait vers les magasins de son dépôt où ilpensait bien trouver quelque employé qui le renseignerait surl’arrivée et le départ des Indiens, mais ses magasins étaientdéserts et il n’y trouva âme qui vive.

– Chez le corregidor !commanda-t-il.

Les quatre voyageurs venaient d’entrer dans lagrande et unique rue qui conduit à l’aréna, l’immenseplace centrale où l’on enfonce dans le sable jusqu’à la cheville,quand ils furent arrêtés par un grand feu de joie. Les Indiensbrûlaient la feuille sacrée du maïs, toujours en l’honneur deGarcia, risquant de mettre le feu aux petites maisons basses toutesbadigeonnées de blanc et de bleu, habitées par les métis riches dela province qui s’étaient enfuis pour n’avoir pas à secompromettre.

La folie de l’alcool et la folie des pétardsavaient entrepris tout ce qui était visible de la population. Onavait mis au pillage une fabrique de pisco, eau-de-vietrès renommée qui a pris le nom de la ville et que l’on tire d’unesorte de raisin de malaga. Excités par la boisson, les indigènesallaient chercher au feu de joie des feuilles de maïs enflamméesdont ils se frappaient les uns et les autres en s’écriant en langueaïmara : « Que le mal s’en aille ! que lemal s’en aille ! » et quelques-uns se brûlaientatrocement, ce dont ils ne paraissaient pas s’apercevoir dans leurexaltation.

Natividad aperçut un métis qui, dans le coind’une porte, se tenait tranquille et triste, car il avait sansdoute quelque chose à perdre dans cette petite fête : samaison dont il craignait l’incendie, sa cave dont il redoutait lepillage. Il lui demanda où il pourrait voir lecorregidor.

Le métis lui répondit simplement :« Suivez-moi ! » Et tous suivirent. Et il lesconduisit le long d’un trottoir en bois qui commençait à brûler,jusqu’à l’aréna, en face de l’église.

Cette place s’adorait de quatre palmiersrachitiques. Autour de l’un d’eux il y avait une grande populacedansante… et au pied de ce palmier un feu commençait d’allonger sesflammes pâles dans le jour cendré. À une branche de palmier quelquechose pendait. Le métis montra cette chose à l’inspecteursupérieur.

– Voici le corregidor, dit-il.

Natividad, le marquis, Raymond s’arrêtèrent,muets d’horreur. Alors le métis se pencha à l’oreille de Natividadet celui-ci s’enfuit épouvanté.

– Sauvons-nous, sauvons-nous, criait-il à sescompagnons.

– Qu’y a-t-il donc ? questionnaflegmatiquement François-Gaspard en allongeant le ciseau de seslongues jambes.

– Il y a… il y a qu’ils vont lemanger !

– Pas possible ! répliquaFrançois-Gaspard qui prit le temps de se moucher pour cacher sonplus fin sourire. Mais le commissaire n’eut point l’occasiond’admirer tant de tranquillité désinvolte. Natividad se sauvaitréellement, ne tenant pas à être témoin du renouvellement d’unescène terrible dont on frémissait encore à Lima. Il se rappelait lafin tragique des frères Guttierg, usurpateurs de la présidence.Portés au pouvoir par la foule, ils avaient été massacrés dans larue par cette même foule, puis pendus à la cathédrale, et deslambeaux de leur chair avaient été ensuite mangés par la populace,qui, sur la place publique, avait allumé des bûchers et rôtissaitses présidents ![21].

Le marquis et Raymond avaient peine à lesuivre ; François-Gaspard fermait la marche et separlait à lui-même : « Ils ne me feront pas peur,disait-il, avec leur mannequin !… »

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