L’Épouse du soleil

Chapitre 2OÙ L’INDIEN HUASCAR ENTRE EN SCÈNE

Le domestique sortit, fit un signe et unmagnifique Indien pénétra dans le bureau. Si calme que voulûtparaître Marie-Thérèse, celui-là l’était encore plus qu’elle. Lajeune fille s’était assise à son pupitre. L’Indien se dirigeatranquillement vers elle en ôtant, d’un geste noble, son immensechapeau de paille. C’était un Indien de Trujillo, c’est-à-dire dupays où ils sont les plus beaux, les plus grands, les plus forts etoù ils ont tous la prétention de descendre de Manco-Capac lui-même,le premier roi des Incas. Ses beaux cheveux noirs tombaient jusquesur ses épaules, encadrant un profil de médaille de cuivre rouge.Son regard, qui fixait Marie-Thérèse, avait une douceur étrange quidéplut tout de suite à Raymond. L’homme était drapé dans une sortede manteau aux couleurs vives, appelé punch. Il avait uncouteau, dans sa gaine, à sa ceinture.

– Raconte-moi comment les choses se sontpassées, fit sévèrement Marie-Thérèse, sans répondre au salut del’Indien.

Celui-ci, malgré son sang-froid, marquaquelque émotion de cet accueil devant un étranger et commença deparler en langage quichua. Mais, tout de suite, la jeune fille lepria de s’exprimer en espagnol, lui faisant entendre, d’un ton deplus en plus sec, que, dans la bonne société, on ne parlait pasdevant un tiers une langue qu’il ne comprît pas. Sous la leçon,l’autre fronça le sourcil et considéra un instant Raymond avec unehauteur méprisante.

– J’attends ! reprit Marie-Thérèse. TesIndiens m’ont assassiné un Chinois !…

– Le fils honteux de l’Occident avait ri parceque nos Indiens avaient allumé des cohetes en l’honneur duquart de lune.

– Je ne paie pas tes Indiens pour qu’ilspassent leur temps à faire partir des pétards !

– C’était la noble fête du quart de lunes.

– Oui, le quart… et la moitié, et la pleinelune, et le soleil ! et les étoiles ! jointes à toutesles fêtes catholiques ! Tes Indiens ne cessent pas de faire lafête. Paresseux et ivrognes, je ne les supportais que parce qu’ilsétaient tes amis, mais, maintenant qu’ils me tuent mes plus utilesserviteurs, que veux-tu que j’en fasse ?

– Les fils honteux de l’Occident ne sont pastes serviteurs. Ils ne t’aiment pas !…

– Ils travaillent.

– Pour rien !… Ils n’ont aucunedignité ! Ce sont des fils de chiens !…

– Ils me rendent service et je n’occupe lestiens que par pitié.

– Par pitié !…

L’Indien répéta le mot comme s’il le crachait.Son poing, soulevant le punch, se dressa au-dessus de sa tête dansun geste de menace et de désespoir, et puis le bras retomba. Ilmarcha vers la porte, mais avant de l’ouvrir, il se retourna. Et,de là, il adressa à Marie-Thérèse quelques phrases rapides enindien quichua. Ce disant, ses yeux semblaient lancer des flammes.Enfin, il rejeta son punch sur l’épaule et sortit.

La jeune fille n’avait cessé de jouermachinalement avec son crayon.

– Bon voyage ! fit-elle.

– Que vous a-t-il dit ?

– Qu’il s’en allait et que je ne le reverraisplus !

– Il a l’air terrible !

– Des airs qu’il se donne. Il m’agace. Trèsdévoué. Il a fait tout ce qu’il a pu, m’a-t-il dit, pour éviter lemalheur de tantôt. Mais son équipe est impossible. Ah ! cesIndiens !… quelle plaie !… Un orgueil !… et rien àen tirer, je ne veux plus occuper que des Chinois…

– C’est vous mettre à l’index, prenezgarde !…

– Qu’est-ce que vous voulez que jefasse ? Je gardais les Indiens de Huascar, sachant bien que jene pourrais pas compter sur leur travail… mais ils étaient là commepréservatifs. Voilà qu’ils me tuent mes coolies, maintenant !Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs.

– Et Huascar ?

– Il fera ce qu’il voudra. Il a été élevé dansl’établissement. Il adorait ma mère.

– Ça doit lui faire de la peine departir ?

– Oui.

– Et vous ne faites rien pour leretenir ?

– Non !… Mais dites donc, nous oublionsvotre oncle !

Elle sonna.

– L’auto ! commanda-t-elle au domestique…Ah ! Eh bien ?… et les Indiens ?

– Ils viennent de partir avec Huascar.

– Tous ?

– Tous !

– Sans crier ?… Sans murmurer ?

– Sans dire un mot !

– Ils sont passés à la caisse ?

– Non !… Huascar le leur avaitdéfendu !

– Et les coolies des Îles ?

– Oh ! on ne les a pas vus ici…

– Mais les blessés ?… le mort ?…qu’est-ce qu’on en a fait ?

– Les Chinois les ont déjà transportés dansleur quartier.

– Race admirable !… Vite,l’auto !…

Elle s’était coiffée d’une toque coquette et,hâtivement, passait ses gants. Ce fut elle qui s’assit auvolant.

Ils descendirent à vive allure vers lamuselle Darsena. Il admirait l’habileté avec laquelle elleévitait l’obstacle, la sûreté de sa direction, la netteté de sesmoindres mouvements dans un quartier plein de surprises. Un boy, enlivrée, accroupi sur le marchepied, ne marquait aucune terreur deraser les murailles.

– Vous faites beaucoup d’auto, auPérou ?

– Certes non !… les routes nous manquent.L’auto me sert surtout dans mes courses quotidiennes de Callao àLima où, naturellement, je rentre tous les soirs. Puis, quelquespromenades vers la mer, vers les stations à la mode, à Ancon ou àCorillos. Une seconde, mon cher Raymond !…

Elle avait stoppé doucement et adressait ungracieux salut de la main à une petite tête poupine, toute rose ettoute frisée, qui souriait à une fenêtre, entre deux pots defleurs. Elle fit un signe et la tête disparut pour réapparaître surles épaules d’un galant vieillard, revêtu d’un somptueux uniforme,qui sortait d’une porte basse où il resta à demi dissimulé.Marie-Thérèse sauta sur le pavé et confia à la tête frisée unrapide secret, puis elle rejoignit Raymond dans l’auto, fit sonnerla trompe et continua sa route vers le port.

– Vous avez vu, lui dit-elle, il seniorinspector superior, le maître de la police ici. Je lui ai faitpart de l’incident. Tout ira bien s’il n’y a pas de plaintes desChinois. Je suis passée par ici parce que j’étais sûre de l’ytrouver.

– Où était-il donc ?

– Chez Jenny l’Ouvrière. Nous sommes au paysde l’amour, mon cher Raymond !

Ils arrivèrent sur les quais, ils n’étaientpas en retard. Le remorqueur entrait à peine dans le port, traînantle paquebot de la Steam Pacific NavigationCompany où l’oncle François-Gaspard devait être encore entrain de prendre des notes : « Quand on entre dans leport de Callao on est frappé, etc., etc. » Il devait envoyerdes correspondances à un grand journal de la dernière heure. Ilaurait dû entendre Marie-Thérèse parler de « son port »avec enthousiasme… soixante millions dépensés par une Compagniefrançaise… les marchandises passant directement du pont du naviredans les wagons de chemins de fer, 51.500 mètres… Oui, monsieur,plus de cinquante mille mètres carrés de bassins… Ah ! cettemuselle Darsena ! comme elle l’aimait !… pourtoute l’activité de son commerce, pour tout le mouvement de sesbateaux, pour la vie de ses quais où, dans quelques années, aprèsl’achèvement du canal de Panama, on embarquerait tant de richesses…la renaissance du Pérou !… Santiago enfoncé !… Le Chilivaincu ! la défaite de 1878 vengée !… et San Franciscolà-haut n’avait qu’à se bien tenir !…

Raymond l’écoutait avec stupéfaction citer deschiffres comme un ingénieur, supputer des bénéfices comme unarmateur. Quel brave petit cerveau admirablement organisé pour luiplaire, lui qui détestait l’imagination aussi bien chez les hommesque chez les femmes, qui en avait été fortement dégoûté, du reste,par la vague littérature de son oncle et les hypothèses chimériquessur lesquelles il continuait d’édifier une Histoire Universelle àdormir debout.

– Tout cela serait très beau, ajouta-t-elle,en fronçant les sourcils, si on ne faisait plus de bêtises !Mais voilà que les bêtises recommencent…

– Lesquelles ?

– Les révolutions !…

Ils étaient descendus sur le quai etattendaient l’accostage du navire.

– Ah ! chez vous aussi ! fitRaymond. Nous en avons trouvé une au Venezuela, et une autre àGuayaquil. La ville était en état de siège. Je ne sais plus quelgénéral qui régnait là en maître depuis quarante-huit heures sedisposait à marcher sur Quito où se trouvait bloqué le gouvernementlégal.

– Oui, c’est comme une épidémie, continua lajeune fille, une épidémie qui court les Andes en ce moment. LaBolivie aussi l’inquiète. On a de mauvaises nouvelles du lacTiticaca.

– Eh, mais ! ça va me gêner pour monaffaire de Cuzco ! dit Raymond qui parut tout de suites’intéresser vivement à l’événement.

– Oui, je n’ai pas voulu vous le dire… Je vousréservais ça pour demain… aujourd’hui, tout devait être à la joie…mais les environs de Cuzco sont aux mains des partisans deGarcia.

– Qui, Garcia ?

– Un ancien amoureux à moi.

– Mais tout le monde a donc été amoureux devous, ma chère Marie-Thérèse ?…

– Ce qu’ils m’ont ennuyé… Ah ! quand jesuis arrivée de Paris !… vous comprenez !… deParis !… au premier bal de la présidence où j’ai pu me rendreaprès le deuil de maman… ils m’ont tous fait des déclarations… Ilssont insupportables, des enfants ! un enfant terrible, ceGarcia qui vient de soulever les Indiens autour d’Ariquipa et deCuzco… Il veut remplacer notre président !… Mais Veintemillane se laissera pas faire.

– On a envoyé des troupes contrelui ?…

– Oui, les deux troupes sont là-bas… maiselles ne se battent pas, naturellement…

– Qu’est-ce qu’elles attendent ?…

– On dit : la grande fête del’Interaymi.

– Quelle fête est-ce là ?

– La fête du Soleil, chez les Quichuas. CesIndiens, quel poison !… Sachez que les trois quarts destroupes présidentielles et révolutionnaires sont constituéesd’éléments indiens… tout simplement… alors !… amis et ennemisattendent le jour de la fête pour s’enivrer ensemble, oh ! ilest à prévoir que Garcia passera finalement en Bolivie, mais enattendant, le cours du guano en aura souffert, pendant troismois !… Et j’aurai été gênée dans mes additions !…

– Eh, bonjour, Monsieur Ozoux ! Bonnetraversée ?…

Elle s’adressait à François-Gaspard qui prèsde « la coupée » agitait son carnet de notes à sonintention comme il eût fait d’un mouchoir. Le steamer accosta, onjeta les passerelles. Ils montèrent à bord. Et Marie-Thérèseembrassa avec joie le bon vieillard qui lui avait servi sipaternellement de correspondant pendant le temps de son séjour àParis. La première chose que l’autre lui demanda fut, comme l’avaitfait son neveu :

– Ça va le guano ?…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer