L’Épouse du soleil

Chapitre 4L’APPROCHE DE LA FÊTE DU SOLEIL

– Comment se fait-il, demanda Raymond, quenous n’ayons plus rencontré d’Indiens depuis Callao et que je n’enaie pas vu un seul dans la ville ?…

– Eh ! toujours pour la même raison,monsieur, fit la vieille Agnès, parce que nous approchons de lafête. Ils ont des réunions secrètes. Ils disparaissent dans lamontagne ou simplement dans des trous connus d’eux seuls, dans devéritables catacombes comme en avaient les premiers chrétiens. Ilsuffit d’un mot d’ordre venu d’on ne sait quel coin perdu des Andespour les faire s’effacer comme des ombres puis réapparaître commeune nuée de sauterelles.

– Ma sœur exagère, interrompit en souriant lemarquis, et, entre nous, ils ne sont pas bien dangereux…

– Vous êtes tout de même inquiet, Christobal,vous l’avez dit vous-même !

« – Oh ! je les crois très capablesde se livrer à quelque manifestation inattendue…

– Est-ce qu’ils se révoltentquelquefois ? demanda François-Gaspard, je les croyaistellement abrutis…

– Ils ne le sont pas tous… oui, nous avons euquelques révoltes, mais ça n’a jamais été bien grave.

– Ils sont nombreux ? interrogeaRaymond.

– Ils forment les deux tiers de la population,répondit Marie-Thérèse. Mais entre nous, ils ne sont pas pluscapables de se soulever sérieusement que de travailler. C’estl’aventure de Garcia qui les a remués un peu. Il y a trop longtempsqu’on était tranquille. Qu’en dit le président ? demanda lajeune fille à son père.

– Le président ne s’en inquiète pas outremesure, il paraît que tous les dix ans cette effervescence serenouvelle.

– Pourquoi tous les dix ans ? fit l’oncleGaspard qui avait sorti son carnet de notes.

– Parce que tous les dix ans, il y a chez lesIndiens quichuas une plus grande fête du Soleil, répliqua enhochant la tête l’antique Irène.

– Et où se passe-t-elle, cette fête ?interrogea Raymond.

– Ah ! on ne saurait dire exactement,expliqua la tante Agnès, à mi-voix, comme si elle allait confier àses auditeurs un grand secret… À ce qu’il paraît qu’à cette fête onaccomplit de nombreux sacrifices… les cendres des victimes sontjetées dans les ruisseaux qui entraînent ainsi dans leur cours tousles péchés de la nation…

– Admirable ! s’écriaFrançois-Gaspard !… Je voudrais bien assister à cettefête-là !

– Taisez-vous, Monsieur ! gémit la tanteen baissant la tête dans son assiette… Il y a à cette fêtedécennale du Soleil des sacrifices humains !…

– Des sacrifices humains !…

– Écoutez-vous ma tante ? fit en riantMarie-Thérèse.

– Mais certes ! protesta l’oncle. Etpourquoi donc ne la croirions-nous pas ? Aux fêtes du Soleilchez les Incas, ces sacrifices étaient coutumiers et mes notes etdocuments, les ouvrages de Prescott et tout ce qui a été écrit surle Pérou nous atteste que les Indiens quichuas, de même qu’ils ontconservé le langage de jadis, en ont encore les mœurs et coutumesd’autrefois.

– Ils sont devenus catholiques depuis laconquête espagnole ! dit Raymond.

– Oh ! ça, j’avoue que ça ne les gênepas ! reprit le marquis, ça leur fait deux religions au lieud’une et ils ont mêlé les rites avec une inconsciencesurprenante !…

– Mais, enfin, qu’est-ce qu’il veulent ?revenir au gouvernement des Incas ?

– Est-ce qu’ils savent ce qu’ilsveulent ! répliqua Marie-Thérèse. Avant la conquête espagnole,sous le gouvernement des Incas, tout le monde, hommes, femmes etenfants, était astreint au travail suivant les forces et lesfacultés de chacun. Depuis qu’il n’est plus asservi ni maintenu parla discipline de fer des fils du Soleil, l’Indien n’a profité de saliberté que pour se livrer à la paresse la plus insouciante. De là,des misères et une servitude matérielle qui le font se souvenir dela prospérité de jadis et redemander sournoisement le retour durègne des fils de Manco-Capac ! C’est, du moins, ce que j’aicru comprendre aux explications de Huascar… à quoi je lui airépondu que, si ces temps revenaient, ses frères n’en seraient pasplus heureux, attendu qu’ils ont perdu l’habitude du travail. En cequi me concerne, je suis fort heureuse de m’être débarrassée de labande de Huascar !… Ça m’a coûté un Chinois, mais ça n’est pastrop cher…

– Et c’est vrai qu’il y a encore dessacrifices humains ? insista Raymond.

– Mais non ! quelles histoires ! ditMarie-Thérèse.

La tante Agnès et la vieille Irèneentreprirent François-Gaspard.

– Marie-Thérèse ne sait pas !… Elle a étéélevée à Paris !… Elle ne peut pas savoir… Cher MonsieurOzoux, écoutez-nous !… Il n’y a pas de quoi rire… elle a tortde rire comme ça !… Car nous sommes absolument sûres, vousentendez, absolument sûres (on en a assez de preuves, monDieu !) que, tous les dix ans (ce qui était la grandemesure de temps chez les Incas) les Indiens quichuas offrentune épouse au Soleil !…

– Comment cela, ils lui offrent uneépouse ? demanda l’oncle qui n’en respirait plus.

– Mais oui, cher Monsieur Ozoux… Ils luisacrifient une jeune femme, en secret, dans des temples qui datentde ce temps-là et où l’étranger n’a jamais pénétré… c’est horrible,mais c’est sûr !…

– Ils sacrifient une jeune femme ! ils latuent !…

– Mais oui ! Ils la tuent !… Ils latuent puisque c’est pour le Soleil !…

– Comment la tuent-ils ?… Ils labrûlent ?…

– Non ! Non !… C’est plus affreuxque cela, Monsieur Ozoux, oui, plus affreux… le bûcher, c’étaitpour des cérémonies beaucoup moins importantes ! Mais dans lacérémonie décennale de l’Interaymi, c’est une viergeennemie, la plus belle qu’ils peuvent trouver et la plus noble dela race ennemie qu’ils offrent à leur Soleil, et ils la murentvivante dans le temple de leur Soleil ! Oui, cherMonsieur Ozoux !… c’est comme on vous le dit !

Marie-Thérèse ne se retenait plus de riredevant l’ahurissement de François-Gaspard. Celui-ci lui jeta uncoup d’œil d’enfant rancuneux, troublé dans son plaisir. Il crutencore devoir prendre la défense des vieilles femmes. Tout cequ’elles disaient, en tout cas, concordait parfaitement avec ce quel’on savait des vierges du Soleil. Et il trouva la minute propice àl’étalage de son érudition. Les sacrifices humains avaient ététoujours en honneur chez les Incas. Tantôt les victimes étaientoffertes au dieu du jour, tantôt au Roi lui-même et souvent cesvictimes étaient volontaires. C’est ce qui arrivait lors de lacérémonie des funérailles royales où le sang coulait de toutesparts avec les larmes. Alors, parmi les femmes de l’Inca c’était àqui s’immolerait.

– Prescott, qui est, avec Wiener, fit l’oncleFrançois-Gaspard, celui qui a édifié le plus beau travail surl’Empire des Incas et sur la conquête du Pérou par les Espagnols,Prescott nous dit, en s’appuyant sur des témoignages les plusdignes de foi, que plus de mille serviteurs, épouses et servantesétaient ainsi sacrifiés sur la tombe du monarque. Et c’étaient lesépouses légitimes qui donnaient l’exemple en se frappantelles-mêmes !…

– Ah ! les folles !… ah ! lesfolles !… s’écria la tante Agnès en joignant les mains.

La vieille Irène se signa et marmotta uneprière.

Le marquis prit la parole pour féliciterFrançois-Gaspard.

– Tout cela est exact, mon cher hôte, luidit-il, et nos travaux de la Société de géographie et d’archéologievous trouveront, je le vois, très averti. Tant mieux, nous neferons que du meilleur ouvrage. Si vous voulez, dès demain, aprèsvotre réception, je vous conduirai à mes dernières fouilles, auxenvirons d’Ancon, et là vous pourrez constater que l’Inca était eneffet enterré avec ses outils les plus précieux et avec ses femmesqui devaient le suivre dans les demeures enchantées duSoleil !

– Qu’est-ce que c’était exactement, demandaRaymond, que la « Vierge du Soleil » ?

– Les vierges du Soleil, reprit avec une joieenfantine François-Gaspard, « les élues », comme on lesappelait, étaient des jeunes filles vouées au service de ladivinité, qui étaient retirées de leur famille dans un âge tendre,et mises dans des couvents où elles étaient placées sous ladirection de certaines matrones âgées, mamaconas,vieillies dans les murs de ces monastères[2]. Sous cesguides vénérables, les vierges consacrées étaient instruites de lanature de leurs devoirs religieux. Elles étaient occupées à fileret à broder, et avec la belle laine de la vigogne, elles tissaientdes tentures pour les temples, et les étoffes pour l’Inca et pourson ameublement[3].

– Oh ! fit la vieille Irène en hochant latête, leur devoir était surtout de veiller à la garde du feu sacréque l’on obtenait à la fête de Raymi.

– Oui, oui, je sais, approuva l’académicien.Elles vivaient absolument isolées. Du moment où elles entraientdans l’établissement, elles renonçaient à toutes relations avec lemonde, même avec leur famille et leurs amis. L’Inca seul et laCoya, ou reine, pouvaient entrer dans l’enceinte consacrée. Onsurveillait avec soin leurs mœurs et chaque année des visiteursétaient envoyés pour inspecter les institutions et faire desrapports sur l’état de leur discipline.

– Et malheur à l’infortunée convaincue d’uneintrigue ! s’écria la tante Irène. D’après la loi sévère desIncas, elle devait être enterrée vivante, et la ville ou le villageauquel elle appartenait, rasé jusqu’au sol et « semé depierres », comme pour effacer jusqu’à la mémoire de sonexistence !…

– Parfaitement ! obtempéraFrançois-Gaspard.

– Doux pays ! fit Raymond.

– Eh ! mon garçon ! ceci prouvequ’il était admirablement civilisé puisque tu y retrouves jusquedans les cérémonies de ses temples les coutumes de la Romeantique !… Ah ! Christophe Colomb, en touchant au rivageoù il ne vit que des sauvages enfermés et grossièrement armés, nese doutait pas que, derrière ces tribus primaires, il y avait surl’autre versant des mers tout un monde avec ses mœurs, sesmonuments, son histoire, ses lois et ses conquêtes, deuxpeuples : celui des Aztèques au Mexique, celui des Incas auPérou qui eussent pu rivaliser avec la civilisationméditerranéenne ! C’est comme si un prince venu de l’Orienteût découvert le monde ancien en touchant les steppes de laScythie. Il eût pu revenir dans ses États croyant qu’il n’avait vuqu’un désert et il ne se serait pas douté qu’il y avait le monderomain derrière !…

– Tout de même, il eût été un peu« bouché », émit, timidement Raymond… Un véritableconquérant, avant de voir sa conquête, la devine !…

– Ce fut la gloire des Pizarre et desCortès ! s’écria le bouillant marquis.

– Oui, ils sont venus tout détruire !…commença l’oncle.

Heureusement, Christobal ne l’entendit pas etil s’arrêta à temps. Sous la table, Marie-Thérèse, qui était enface de lui, lui avait marché sur le pied. Il comprit et se morditles lèvres. L’un des premiers de la Torre, ancêtre du marquis,avait accompagné Pizarre dans sa « destruction ».

Les deux vieilles dames, elles, avaiententendu et elles marquaient quelque effarement d’un jugement aussisommaire et aussi peu « catholique » sur une entreprisequi, à leurs yeux, avait été celle, avant tout, de la vraiereligion contre les infidèles. Mais Marie-Thérèse veillait et ellerejeta tout de suite les deux vieilles Péruviennes à leurshistoires de bonnes femmes !

– Tout cela est fort beau, fit-elle, mais nevous prouve nullement que ces sacrifices humains existent encore denos jours !

– Ah ! malheureuse enfant, il n’y a quevous qui en doutiez, s’écrièrent-elles ensemble.

– Qui est-ce qui les a vus ?

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