L’Épouse du soleil

Chapitre 4UN CRI QUI VIENT DU CIEL

À ces dernières paroles, la procession seremit en marche, et, en vérité, n’étaient les derniers soldatsquichuas qui avaient apporté là, avec leur fusil, un fâcheuxanachronisme, on eût pu penser que rien n’avait changé dans laplaine de Cuzco, depuis plus de quatre cents ans.

Raymond avait enfin pu se dégager, maispartout il avait trouvé la foule, et il désespérait de se fairejour jusqu’à Marie-Thérèse quand il rencontra le lugubre vieillardqui l’avait conduit à la colline du singe qui danse.

– Que cherches-tu ? un endroit pourvoir ? lui demanda Orellana, viens avec moi et je te montreraima fille. Je connais le Cuzco mieux que les Incas, viens !…viens !…

Encore une fois, Raymond se laissa conduirepar le fou. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer de sesservices ; il paraissait être un précieux guide et, comme ilsavaient tous deux la même idée fixe, celle de se rapprocher deMarie-Thérèse, le jeune homme s’abandonna à Orellana.

Le vieillard le fit entrer dans la ville parles bords du ravin Huatanay que traversent encore les vieux pontsbâtis par les conquistadors. Ils fuirent hâtivement lafoule par des chemins détournés. Ainsi durent-ils faire le tour duprodigieux mur. Hatua Rumioc (qui veutdire : fait d’une grande pierre) qui ne craint aucunecomparaison au monde pour la masse et la solidité ; ilspassèrent près du Calcaurpata que la tradition dit avoirété le palais de Manco Capac lui-même, le premier roi Inca, lefondateur du Cuzco ; puis ils redescendirent vers laplaza principale, la Huacaypata,disaient les Incas jadis, disent encore les quichuasaujourd’hui ! Pour y arriver, Orellana fit traverser à Raymondle palais des vierges du Soleil (Acca-Huasi) où les fillesde la maison royale étaient dès l’âge de huit ans confiées auxmammaconas, littéralement « mèresinstitutrices ». Là, quinze cents jeunes filles, quoiquevierges du Soleil, et vouées à son culte, étaient fiancées à l’Incaroi et lorsqu’elles arrivaient à l’âge nubile, les plus bellesétaient transférées au sérail royal. Orellana, d’un geste et d’uneparole qui lui étaient coutumiers montrait ces murs, ces chambres,ces cours et donnait des explications. C’était le métier qui lefaisait vivre. Raymond le poussait devant lui avec colère, mais levieillard ne s’émouvait pas pour si peu et disait :« Nous avons le temps. Je te promets que tu verras ma fille desi près que tu pourras lui parler. Arrête-toi et écoute la voix dupassé et le chant des joueurs de quénia, la tête ducortège n’a certainement pas atteint encore SanDomingo qui a été élevé sur les pierres mêmes du Temple duSoleil. Je n’ai jamais vu un visiteur aussi peu curieux que toi.Sache que ce cloître antique des vierges du Soleil est toujourshabité par la vertu et par la prière. Les chrétiens en ont fait uncouvent sous les auspices de Santa Catalina ! » Raymonds’enfuit, courut au bruit que faisait le cortège en se rapprochant.Mais l’autre courait derrière lui en lui criant :« Paie-moi, au moins, paie-moi ! donne-moi mondû !… » Raymond lui jeta une poignée de centavos que levieillard ramassa. Descendant toujours vers la plaza principale,animé par la fureur d’avoir perdu son temps avec le vieillardévocateur du passé, il se heurta à nouveau aux derniers rangs de lafoule indienne et il fut très heureux de retrouver Orellana unefois de plus qui le tirait par un pan de son punch. « Te voilàbien avancé, lui disait le vieillard, tu ferais mieux de resteravec moi. Je connais un petit couloir de la nuit qui nous conduiraau Soleil, sur la plus haute pierre de l’ancien temple élevé aupage du Soleil, qui est la divine Vénus qu’ils appellentChasca ou le jeune homme aux cheveux longs etbouclés. » Orellana avait pris la main de Raymond avecautorité et il le fit descendre dans une cave où ils trouvèrent unescalier qu’ils gravirent et au bout duquel ils furent, en effet,en plein soleil et au sommet de la place centrale. Ils étaientcertainement les mieux placés pour voir la cérémonie, et le cortègeet le peuple qui accourait, car toutes les rues aboutissaient àcette place comme les rayons au moyeu d’un char.

Ils étaient sur l’une des plus hautes pierresde ces temples qui entouraient jadis le Temple du Soleil, ruinesconsacrées à la lune, aux « armées du ciel » qui sont lesétoiles, l’arc-en-ciel, à l’éclair, au tonnerre… murailles toujoursdebout, mais temples changés en boutiques, en ateliers, enécuries.

Penché à tomber, s’il n’avait été retenu parle fou plus sage que lui, Raymond regardait… mais il ne voyait pasencore les porteurs de litière, le trône d’or où Marie-Thérèse, àcôté de la momie du Roi, avait déjà une attitude de momie. Lecommencement du cortège fit le tour de la place dans l’ordre quiavait été dit à la sortie du Sacsay-Huaynam. Tous les« serviteurs » avaient fait reculer la foule qui, tout àcoup, se prosterna avec de grands cris et d’immenses gémissements.La litière d’or venait d’apparaître et le roi Huayna Capac revoyaitpour la première fois, depuis bien des siècles, le centre du monde,l’Ombilic dont il avait été le maître, la place sainte, laHuacaypata où se dressaient les piliers des équinoxesdevant le Temple du Soleil. La piété, autour de cette grande ombresouveraine et de ce prodigieux souvenir revivant, fit s’agenouillertout ce peuple qui en oublia sa haine pour l’étrangère, pour laCoya immobile, avec, dans ses bras, son petitd’étranger.

La litière fut amenée au centre même de laplace. Alors, tout le peuple se releva avec une clameurd’allégresse, car, autour de la litière, les caciques et tous leschefs, et tous les nobles et les amputas qui sont les sages, setinrent par la main et commencèrent à tourner, à danser en rondcomme autrefois, quand ils tenaient chacun un anneau de la chaîned’or et qu’ils dansaient la danse de la chaîne. Mais ils n’avaientplus la chaîne, car chacun sait qu’en apprenant la mortd’Atahualpa, les nobles de Cuzco s’en furent jeter cette chaîne auplus profond du lac Titicaca pour qu’elle ne tombât point aux mainsdu vainqueur puisqu’elle ne pouvait plus servir à la rançon duvaincu[40].

La danse sacrée de la chaîne d’or déroulaitrythmiquement ses anneaux quand un événement inattendu vint entroubler la belle harmonie. Un cri, un appel retentissant sembladescendre du ciel ! Recuerda !(souviens-toi !). Ce mot espagnol, qui avait été le signal dela tentative d’enlèvement de Marie-Thérèse dans la Maison duSerpent, fit tressaillir la Coya qui, sur son trône, avaitparu jusqu’alors aussi morte que son compagnon, le Roi Mort.L’enfant qu’elle tenait dans ses bras releva la tête et tous deux,maintenant, les yeux au ciel cherchaient d’où pouvait bien leurvenir cette parole d’espoir.

« Oh ! mon Dieu, murmuraient leslèvres tremblantes de Marie-Thérèse, n’as-tu pas reconnu la voix deRaymond, Christobal ? – Oui ! oui ! dit l’enfant, jel’ai reconnue. C’est Raymond ! Il vient noussauver ! »…

Où était-il ? Où se cachait-il ? Lavoix venait d’en haut. Ils regardèrent vers les étages de pierre oùs’étaient hissés les groupes mouvants des Indiens. Mais comment lereconnaître parmi cette foule ? Comment le voir ? Commentsavoir d’où viendrait le salut ? car, maintenant, puisqu’ilsavaient entendu sa voix, ils ne désespéraient plus tout à fait. Etils firent ainsi, du regard, le tour des pierres et ne le virentpoint. Alors le mot retentit de nouveau au-dessus de leurs têtes etsi fort qu’il fut entendu de toute la place et des ruesavoisinantes : Recuerda !

La fête en fut arrêtée, la danse suspendue.Toutes les têtes étaient tournées vers le ciel et un murmurehostile commençait de monter de cette foule qu’un mot espagnolfaisait sortir de son rêve de renaissance et de liberté. PourquoiRecuerda. ! Souviens-toi ! De quoi donc devaitse souvenir cette foule ? Qu’elle était esclave ? Et queces réjouissances qui essayaient de faire revivre un passé aboli nedureraient que l’espace d’un jour ? Et que le soleil dedemain, oubliant le soleil d’aujourd’hui, éclairerait à nouveau saservitude ? On vit Marie-Thérèse se dresser sur son trône d’oravec le petit d’étranger dans les bras ; elle revivait à cecri qui apportait le trouble dans les jeux sacrés. Et tous, levantplus haut leurs regards, aperçurent enfin, sur la plus haute pierrede l’azur, une silhouette penchée qui tendait la main vers laCoya et lui criait : « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !… » Et la Coya cria à sontour : « Raymond ! » Alors, tous comprirentqu’il y avait là-haut quelqu’un qui n’était point de leur race etqui était venu leur prendre, pour l’emporter avec lui, l’âme de laCoya.

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