L’Épouse du soleil

Chapitre 6DANS LA MAISON DU SERPENT

Marie-Thérèse ouvrit les yeux. De quel rêvesortait-elle ? Dans quel rêve entrait-elle ? La voixplaintive du petit Christobal la rappela d’une façon précise etaiguë à l’horrible réalité. Elle tendit les bras pour qu’il s’yvînt jeter, mais elle ne sentit ni ses baisers, ni ses larmes. Sespaupières se soulevèrent avec effort pour rejeter le poids dusommeil magique qui l’étouffait encore. Son front pâle roulait sousses cheveux dénoués et flottants ; elle desserra les dentspour respirer ; et elle semblait une noyée point tout à faitmorte qui revient à la surface des eaux pour chercher l’air et lavie. Ainsi remontait-elle du fond des ténèbres et des songes où laplongeait presque instantanément le sachet sacré toujours prêt aupoing hideux des trois momies vivantes. Les mammaconas,elles aussi, avaient des parfums redoutables qu’elles allumaientautour d’elle, pour la rendreimmobile. Et l’Épouse du Soleil devenait statue quandelles brûlaient dans des vases précieux la résine de Sandia, plusodorante que l’encens, plus endormante que la jusquiame et plushallucinante que l’opium. Alors elles pouvaient chanter sanscrainte d’être dérangées. Marie-Thérèse était partie pour ailleurset ne les entendait pas et ne voyait rien de ce qui se passaitautour d’elle. Chose singulière, « dans cet état detransposition » elle était portée parl’esprit dans son bureau des magasins de Callao, àl’instant précis où Raymond, à la fenêtre, avait appeléMarie-Thérèse et où elle avait laissé tomber le gros registre vert.Puis elle était tourmentée par l’idée qu’elle avait laisséinachevée une lettre qu’elle écrivait au correspondant de la maisond’Anvers pour lui rappeler qu’au prix qu’il voulait y mettre, il nepourrait avoir que du « guano phosphaté » qui n’auraitque 4 % d’azote, et encore !… Elle avait laissé cettelettre inachevée parce que l’on avait frappé à la fenêtre qu’elleétait allée ouvrir et où elle croyait voir apparaître Raymond… etc’étaient les trois crânes monstrueux des trois momies vivantes quis’avançaient maintenant vers elle, dans la nuit, avec leurmouvement de pendule et qui se jetaient tout à coup sur elle et quiposaient brutalement sur sa bouche leurs mains parcheminées par lanuit éternelle des catacombes. Quand elle sortait de sa lourdeléthargie, elle croyait avoir fait un rêve, mais, les yeux ouvertssur la réalité, elle ne savait plus si, au contraire, elle nefaisait qu’entrer dans le songe.

Quand Marie-Thérèse, cette fois, ouvrit lesyeux, elle était dans la Maison du Serpent.

Elle savait que le jour où elle seréveillerait dans cette maison-là, elle serait bien près de lamort, car on ne devait l’y faire entrer que pour la donner à HuaynaCapac, l’avant-dernier roi des Incas, qui viendrait la chercherpour la conduire et l’offrir à Atahualpa, dans les demeuresenchantées du Soleil. Les mammaconas l’avaient instruitede ce détail, comme c’était leur devoir. Car, au cours du voyage,on lui avait laissé des moments lucides où on la nourrissait dunectar nécessaire à la conserver vivante jusqu’à la cérémonie etaussi des principes d’une Religion dont elle était la proie sacrée.On lui avait appris ses devoirs d’Épouse du Soleil.

Elle avait cru d’abord qu’elle serait assezheureuse pour perdre la raison. Une fièvre si terrible l’avaitprise dans les bras de ses gardiennes qu’elle avait pu espérer queson âme s’envolerait avant qu’elles eussent martyrisé son corps.Mais elles connaissaient les secrets qui guérissent cettefièvre-là, ayant été élevées dans la Montana . À l’étape,elles lui avaient fait boire une eau rougeâtre, pendant qu’elleschantaient : « La fièvre a étendu sur toi sa robeempoisonnée. La haine que nous avons jurée à ta race nous apoussées à faire serment de ne jamais révéler le secret qui laguérit ; mais le mal t’a frappée et notre amour pour l’Épousedu Soleil est plus fort que notre haine contre les tiens. Bois aunom d’Atahualpa qui t’attend !… »[25]

Ainsi elle était revenue à la vie pour mourir,mais après chaque étape, au moment du départ, les petites momiesvivantes revenaient avec leur sachet sacré et il suffisait ainsique les mammaconas allumassent en chantant laSandia au fond des vases précieux pour qu’elle ne fût plusà nouveau qu’une statue inerte entre leurs mains agiles. Ainsi luiavait-on fait traverser tout le Pérou ; ainsi était-ellearrivée à Arequipa, dans la petite maison en adobes quidevait être la dernière étape avant la Maison du Serpent. Là, elleavait vu apparaître pour la première fois Huascar qui portait dansses bras un léger fardeau recouvert d’un voile. Elle avait eu laforce de se lever à son approche. Elle lui avait crié :« Tu viens pour me sauver ! » Elle avait dit celasans se préoccuper de toutes les oreilles qui étaient là. L’autrelui avait répondu : « Tu appartiens au Soleil, mais,avant qu’il te prenne, je t’apporte une grande joie. Tu vas pouvoirembrasser ton petit frère. » Il avait alors soulevé le voileet lui avait présenté l’enfant endormi. Elle poussa un cri etvoulut se jeter en avant, mais Huascar recula, car il était défendude toucher à l’Épouse du Soleil. Les trois gardiens du templeétaient là, balançant leurs crânes hideux. Ils donnèrent l’ordre àl’une des mammaconas de porter l’enfant endormi àMarie-Thérèse. Alors celle-ci l’avait pris dans ses bras avecdésespoir, et l’avait embrassé en pleurant. C’était la premièrefois qu’elle pleurait depuis qu’elle était prisonnière. Ses larmestombèrent sur les paupières de l’enfant qui ouvrit les yeux.

Elle dit : « Comment l’avez-vousici ? Vous n’allez point lui faire de mal ? »Huascar, pendant que l’enfant, pendu au cou de sa grande sœur,sanglotait dans son sein « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse ! » avait répondu :

– Nous ferons ce qu’il voudra. Moi, je nedemande pas mieux que de le rendre à ses parents. C’est lui qui estvenu nous chercher. C’est lui qui décidera de son sort, qu’ilprenne garde à ses paroles ! c’est tout ce que je puisdire, tout ce que je puis faire pour vous. J’en appelle aux troisgardiens du temple.

Ceux-ci balançaient leurs crânes hideux, pourapprouver tout ce que disait Huascar.

Marie-Thérèse, qui couvrait l’enfant debaisers, releva son beau visage où était peinte une épouvantenouvelle :

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vousdire avec : qu’il prenne garde à ses paroles ?Est-ce qu’un petit enfant peut prendre garde à sesparoles ?

Huascar, alors, s’était adressé au petitChristobal :

– Enfant ! veux-tu venir avec moi ?Je te rendrai à ton père !

– Je veux rester avec Marie-Thérèse, avaitrépondu Christobal.

– L’enfant a parlé, avait dit Huascar, ilne te quittera plus ! C’est le rite, n’est-ce pas, vousautres ?

Les trois gardiens du temple balançaient leurscrânes.

Alors, Huascar, avant de partir, avaitprononcé les mots du psaume aïmara : « Heureux sont ceuxqui parviendront purs dans le royaume du Soleil, purs comme le cœurdes petits enfants, à l’aurore du monde ! »

– Huascar ! Huascar ! souviens-toide ma mère ! Aie pitié de nous !…

Mais Huascar avait salué les gardiens dutemple et était parti. Marie-Thérèse avait étreint le petitChristobal, l’avait serré sur sa poitrine comme une folle :Malheureux enfant, pourquoi es-tu venu ?

– Pour te dire, Marie-Thérèse, de ne pas avoirpeur. Papa et Raymond vont venir… Ils te cherchent, ils sontderrière nous. Ils nous sauveront… mais si tu meurs, je veux mouriravec toi !

Alors ils avaient pleuré, pleuré tous lesdeux, et ils n’avaient pas cessé de s’embrasser, et leurs deuxvisages étaient ruisselants de leurs larmes mêlées.

Puis étaient revenues les mammaconasqui avaient disposé leurs trépieds, leurs vases sacrés, et on avaitallumé la Sandia. Et ils s’étaient endormis tous les deux,dans les bras l’un de l’autre.

Et, maintenant, elle se réveillait dans laMaison du Serpent et elle ne sentait plus contre elle les baiserset les larmes de Christobal. Cependant, il criait, il l’appelait…Elle parvint à se dresser dans le fauteuil où on l’avait étendue.Et alors elle vit, en face d’elle, l’enfant tout nu entre les mainsdes mammaconas. Effrayée, Marie-Thérèse voulut courir ausecours de Christobal, mais six mammaconas l’entourèrentet la calmèrent momentanément en lui affirmant qu’on ne feraitaucun mal à l’enfant et qu’on procédait simplement à sa toilette,comme il allait être fait pour elle, car ils devaient revêtir tousdeux la robe en peau de chauve-souris ![26]. En lui parlant, elles lui donnaient untitre qu’elle n’avait pas encore entendu dans leurs bouches. Elleslui disaient : « Coya » qui, en inca,signifie : « Reine ».

Elles la prirent dans leurs bras puissants,comme une poupée, lui enlevèrent la robe couleur de soufre dont onl’avait revêtue dès la première étape, dans l’hacienda d’Ondegardo,et elles recommencèrent comme elles avaient fait alors, à lafrotter d’huile et d’onguents odoriférants, en chantant une lentemélopée qui berçait singulièrement l’esprit. C’étaient de grandeset fortes femmes de la province de Puno, nées aux rives du lacTiticaca. Elles étaient vigoureuses et belles ; leur démarcheétait un peu dansante, presque toujours rythmée, mais souple etharmonieuse. Leurs bras dorés et fermes sortaient nus des voilesnoirs. Elles avaient des yeux magnifiques, la seule chose qu’elleslaissaient voir de leur visage.

Marie-Thérèse et le petit Christobal avaientpeur d’elles, mais elles n’étaient point méchantes. Deux d’entreelles devaient mourir avec Marie-Thérèse, pour lui préparer lachambre nuptiale dans le palais du Soleil, et c’étaient celles quise montraient les plus alertes, les plus chantantes, les plus« encourageantes ». Elles étaient pleinement heureuses etregrettaient que la jeune fille ne montrât pas la même joie. Ellesfaisaient cependant ce qu’il fallait pour cela, lui décrivant lesplaisirs qui l’attendaient là-haut et lui vantant avec prosélytismele bonheur qu’elle avait d’être choisie entre toutes pour devenirla Coya. Elles portaient de lourds bracelets d’or auxpieds qui sonnaient, quand se heurtaient leurs chevilles, et delarges anneaux aux oreilles.

On n’entendait plus l’enfant. Il était sage.On lui avait promis, s’il se tenait tranquille, de le reporter dansles bras de Marie-Thérèse. Celle-ci, également, se laissait alleraux mains des mammaconas avec docilité. La litanie dontelles endormaient ses oreilles endormait aussi son esprit, lourdencore du sommeil magique dont il sortait.

Une pensée était en elle qui la soutenaitaussi. C’est que l’on savait où elle était, ce qu’elle étaitdevenue, qui l’avait enlevée et pourquoi. Elle était sûre qu’unepareille horreur ne serait pas commise. On les sauverait tous deux.Le petit Christobal avait pu la rejoindre ; que ne pouvaientfaire son père et Raymond ! S’ils n’étaient pas intervenusplus tôt, c’est évidemment qu’ils voulaient agir à coup sûr. Elles’attendait d’un moment à l’autre à voir apparaître leurs sauveursavec la police et des soldats. Et tous ces sauvages s’enfuiraientdans leur montagne, et on ne les verrait plus. Et cet affreux rêveserait oublié. En attendant, elle ne résistait pas. Elle se sentaitfaible comme une enfant, devant le destin. Seuls, les pleurs dupetit Christobal parvenaient à l’émouvoir.

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