L’Épouse du soleil

Chapitre 2RENDEZ-MOI MES ENFANTS !

Le général ouvrit la porte et courut sepencher au-dessus de l’escalier d’honneur. Là, il vit et entenditsa garde qui ronflait « comme un seul homme ». Il eut tôtfait de la réveiller d’une voix de tonnerre qui fit sortir lespauvres hussards de leurs rêves. Ils crurent leur dernier momentvenu. Garcia, pâle de rage, appela l’officier et lui ordonna deréunir tous ses hommes sur le palier. La porte de la chambre étaitrestée ouverte.

– Mes soldats ne dorment jamais ! criaGarcia au consul d’Angleterre. Regardez-moi ces hommes-là, Monsieurle consul, et dites-moi s’ils ont envie de dormir ! Un peu degymnastique, mes garçons, hein ?… Allons, une, deux !…une, deux !… pas gymnastique ! Et sautez tous par lafenêtre !

Son bras terrible leur montrait la fenêtre desa chambre qui était à cinq ou six mètres au-dessus du pavé pointude la rue. Il était effrayant à voir. Les soldats n’hésitèrent pas.Ils sautèrent tous, il ne restait plus que l’officier.

– Eh bien ! commandant, il faut rejoindrevos hommes ! Et comme le commandant hésitait, il le prit sousles épaules et le jeta dans la rue ! Le consul d’Angleterre,les ministres et Garcia qui riait maintenant avec allégresse, tousse penchèrent à la fenêtre. En bas, les soldats qui avaient sautésans se faire trop de mal ramassaient trois de leurs camarades quis’étaient cassé les jambes ; quant à l’officier, onl’emportait. Il avait le crâne fendu[24].

Cet exercice était à peine terminé que leministre de la guerre arrivait, toujours suivi du marquis et deNatividad.

– Eh bien ? demanda Garcia, en refermantla fenêtre.

– Eh bien ! répondit le ministre enclignant de l’œil du côté de son illustre maître, il s’agit despunchs rouges ! c’est Oviedo Runtu qui leur a donnécette maison à garder et qui a placé là quelques soldats pour leurprêter main forte. Les punchs rouges quittent, du reste,Arequipa demain soir, se rendant au Cuzco.

– Et alors ? fit Garcia qui tortillaitnerveusement la pointe de son énorme moustache…

– Et alors ! ils ne comprennent rien àl’histoire de la jeune fille enlevée et du petit garçon.

– Excellence ! il faut fouiller cettemaison, s’écria le marquis qui avait perdu tout sang-froid. Il fautla visiter de fond en comble, les misérables y cachent mesenfants !… il n’y a pas un instant à perdre !… Vous nelaisserez pas ces fanatiques emmener mes enfants au Cuzco !…Vous savez ce dont ils sont capables !… Ils ne les ont pasenlevés pour rien !… Ce qui se prépare est atroce… Dansquelques jours, les fêtes de l’Interaymi seront achevéeset le sacrifice abominable sera consommé !… C’est un père…c’est un ami qui vous supplie !… Le général Garcia ne laisserapas souiller sa gloire d’un crime aussi horrible ! qui lemettrait au ban de la civilisation !… Jamais la noblepopulation péruvienne ne lui pardonnerait de s’être fait, mêmeinconsciemment, le complice d’une semblable horreur ; en toutcas, de n’avoir point tout fait pour l’empêcher !… Enfin,Excellence, il s’agit de la vie ou de la mort de mon petitChristobal, le dernier héritier d’une illustre famille qui atoujours combattu pour la civilisation, à côté de la vôtre !…Et de ma fille que vous avez aimée !…

Cette dernière considération n’eût point faitpeut-être une profonde impression sur l’esprit du général qui,comme tous les grands hommes, se vantait de ne point mêler lesaffaires de cœur à sa politique, mais elle avait été précédée d’unephrase qui le bouleversa de fond en comble : « le dernierhéritier d’une illustre famille qui a toujours combattu pour lacivilisation à côté de la vôtre ! » Ceciemportait tout. Garcia se retourna brusquement vers son« ministre de la guerre » :

– Enfin ! tu as dû voir quelque chose,toi !… Tu as pénétré dans cette maison !

– Mais non ! Excellence.Impossible !… C’est un lieu défendu ! Les punchsrouges et les mammaconas ont avec eux les empreintessacrées qu’ils sont allés chercher à Cajamarca et qu’ilsemportent au Cuzco pour les dernières solennités del’Interaymi ! Si je violais cette demeure, tous nossoldats quichuas, avertis par ceux qui la gardent sur l’ordred’Oviedo Runtu, se révolteraient !

– Laissez-nous ! gronda Garcia en jetanttous ses ministres à la porte (il suffit pour qu’ils disparussentd’un froncement de ses sourcils). Et il resta seul avec Natividadet le marquis qui tremblait d’énervement, de douleur etd’impuissance, et qui ne parvenait point à retenir ses larmesbrûlantes.

– Monsieur le marquis, s’il est vrai que vosenfants sont aux mains de ces misérables, c’est épouvantable, carje ne peux rien pour vous !

Le marquis reçut le coup, et l’on put croirequ’il allait s’évanouir. Il s’appuya à la muraille et râla.

– Écoutez, Garcia, parvint-il à prononcer, sicette chose a lieu, je vous en rends, personnellement, moi,responsable devant le monde civilisé. Le sang répandu retombera survotre tête. Jamais le Pérou ne vous le pardonnera !

Puis il tomba à genoux et pleura :« Rendez-moi mes enfants ! »

Garcia se précipita sur lui et l’enleva dansses bras puissants comme il eût fait d’un tout petit. Mais l’autres’était déjà ressaisi, lui glissait des mains comme une anguille,se redressait sur ses courtes jambes et lui criait :

– Laissez-moi !… laissez-moi !… Vousn’êtes qu’un général d’assassins.

Garcia pâlit. Natividad épouvanté crut qu’ilallait littéralement dévorer le marquis, car on étendit un bruit degrincement de mâchoires. Christobal s’était déjà dirigé vers laporte, n’ayant plus rien à ajouter à une pareille invective, ets’attendant, du reste, à être frappé, assassiné par derrière.Soudain la parole zézayante et douce du dictateur le surprit etl’arrêta :

– Ne vous en allez pas encore, Monsieur lemarquis, je ne puis rien pour vous, mais je peux au moins vousdonner un bon conseil.

Christobal se retourna ; l’autre de lamain lui faisait signe de s’asseoir. Mais le marquis attendait. Ilavait déjà perdu trop de minutes précieuses avec cet homme :« Parlez, Monsieur ! lui dit-il, le tempspasse ! »

– Avez-vous de l’argent ? demandabrusquement Garcia.

– De l’argent ? pourquoi faire !…pour… Il allait dire : « pour vous payer »… mais iln’acheva pas sa phrase sur un coup d’œil suppliant de Natividad quilui faisait des signes d’apaisement derrière le dictateur. Celui-cis’aperçut que l’on jouait la pantomime derrière lui et se retourna,aperçut Natividad, le prit par le bras et le fit sortir sans autreexplication. La porte refermée, il alla s’asseoir à une petitetable recouverte de paperasses, posa les coudes sur cette table,laissa retomber sa lourde tête dans la coupe de ses deux mainsénormes et prononça ces mots, d’affilée, à mi-voix, sans regarderle marquis qui était resté debout, méfiant :

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