L’Épouse du soleil

Chapitre 9LA « COYA » MILLÉNAIRE SUR SON BUCHER

Une odeur pareille à celle de l’encens, maisplus forte, plus exaltante se répandit dans le Temple ; lesfumées des brûle-parfums se rejoignirent sous la voûte pour prendreleur essor par le trou circulaire qui découpait au-dessus de toutesles têtes un disque d’azur et qui bientôt le cacha. Aussitôt, lesdeux mammaconas qui devaient mourir se levèrent etcoururent au Roi en protestant selon le rite : « ÔRoi ! lui dirent-elles, nous te supplions de faire cessertoutes les fumées de la terre ! Comment veux-tu que le soleildonne le signal du sacrifice, si elles nous cachent sonvisage !… »

Le Roi fit signe et les brûle-parfums furentéteints et le disque d’azur rayonnant reparut.

Alors, on vit sur les trois bûchers les troisgardiens du Temple, les trois petits gnomes à crânes déformés quitenaient en leurs mains immobiles un miroir de métal dont ilsdirigeaient les rayons sur une petite quantité de coton déposée aucentre de la plate-forme de résine. Ainsi attiraient-ils, pourmettre le feu au bûcher, la bonne volonté du Dieu !…[53] Sur cette plate-forme, il n’y avaitaucun poteau, rien à quoi on pût attacher les victimes, lesquellesdevaient brûler à peu près volontairement. Mais le pirequi pouvait leur arriver était que le dieu ne voulût pas d’elles.S’il n’en voulait pas, il n’avait qu’à se couvrir le visage d’unnuage et le bûcher ne brûlait pas. Celles qui devaient mourirn’avaient plus qu’à vivre, mais à disparaître : Ellesdevenaient « la honte de la nation ».

Elles savaient cela, celles qui, la faceanxieuse, les yeux agrandis par l’espoir en la bonté du dieu,attendaient la première flamme. Autour d’elles, l’assembléechantait et priait le, dieu qu’il leur fût propice et les miroirsrestaient toujours immobiles entre les mains des trois gardiens duTemple !

Si le bûcher destiné à la dépouille de laCoya, vieille de mille ans, dont la nouvelle Coyaallait prendre la place dans le mur du Temple, ne s’allumait pas,cela ne signifiait point que le dieu ne voulait pas de l’épousenouvelle (et celle-ci était toujours descendue vivante dans latombe de l’ancienne), cela signifiait que l’ancienne n’avait pas suplaire au dieu pendant les mille années de mariage solaire et queses restes ne méritaient point l’honorable sépulture du feu. Alorson les jetait aux égouts de la montagne, domaine des vautoursnoirs.

Or, ce jour-là, des trois bûchers celui quis’alluma le premier fut celui de l’antique Coya etaussitôt on alla la chercher. Elle était toute prête. Des chantsretentirent en son honneur et les prêtres firent tomber un voile depourpre que Raymond n’avait pas remarqué dans le flamboiement de cetemple d’or et de porphyre.

Le rideau, arraché, laissa voir, dans lamuraille, un trou dans lequel pouvait tout juste se tenir unepersonne assise. C’était l’une des cent tombes du Temple de la Mortet, dans ce trou, on apercevait la vague silhouette de laCoya millénaire encore soutenue par ses bandelettes. Cen’était plus guère qu’un squelette, car, enterrée vivante commetoutes les autres Coyas de ce Temple, elle n’avait eu, unefois morte, pour tout embaumement que l’encerclement de sesbandelettes parfumées ; toutefois la vertu de ce sol péruvien« de conserver ses morts » se manifestait une fois deplus en montrant, entre les bandelettes, non point les os, mais lapeau du visage. C’est ce dont pouvaient se rendre compte lescuracas et les néophytes, et les prêtres placés de ce côtédu Temple ; Raymond ne voyait qu’une morte assise et il nepensait qu’à une chose, c’est qu’elle allait céder sa place àMarie-Thérèse qui peut-être n’était point morte.

Et, une fois encore, sincèrement, il souhaitaqu’elle le fût.

Si elle ne l’était point, quelle devait êtresa torture ! si elle pouvait penser encore derrière sespaupières closes, quelle devait être sa pensée ? Peut-être, ence moment suprême, songeait-elle à lui qui avait été incapable dela reprendre à ses bourreaux. Peut-être à cette heure infernale oùse déroulaient, pour son supplice, toutes les affreuses pratiquesde l’antique superstition, songeait-elle à leur calme et bourgeoisamour qui était né si paisiblement dans leurs cœurs simples et sipeu avides d’aventures. Quel destin que celui qui avait pris cettejeune fille occupée uniquement des intérêts d’une entreprisecommerciale, au sein de la moderne civilisation qui ne vit point decontes fantastiques, mais de bonne et saine mathématique ; quil’avait arrachée à une table-bureau, entre un livre de caisse et uncopie-lettres pour la jeter en croupe de la chimère ? Etcelle-ci, monstre fabuleux qui franchit tous les espaces, lui avaitfait remonter en quelques heures tout le chemin parcouru depuis dessiècles par les hommes et venait de la jeter sur le rivage barbareoù brûlaient encore les bûchers de l’aurore du monde !Hélas ! on mourait donc encore comme Iphigénie, jeune, belle,en pleine santé et déjà prête pour l’époux !

Ah ! comme elle tenait les paupièrescloses pour ne point voir l’affreux cauchemar, la chimère, lahideuse chimère qui rôdait autour d’elle avec son odeur de soufreet tous ses parfums honteux et sa tête demammacona !… Mais, encore une fois, tout simplement,peut-être, était-elle morte ! Elle avait dû mourir quand onlui avait enlevé le petit garçon ou quand elle avait entendu le cride l’enfant supplicié dans la chapelle du grandPacahuamac !

Les prêtres avaient retiré la vieillecoya de son trou et ils l’avaient portée dans sa chaiseroyale sur le bûcher. Cette coya qui allait brûler avaitconservé « attitude que doivent avoir les coyas quandelles meurent étouffées par l’absence d’air dans leur tombe ;c’est-à-dire une attitude des plus dignes de reine assise sur sontrône et on obtenait cette attitude-là en faisant le trou de latombe des coyas si étroit que, dans leur agonie, elles nepouvaient que rester assises.

Ainsi, celle-ci brûla-t-elle assise et sicalme, au milieu des flammes, que les mammaconas, vouéesau même supplice, l’envièrent.

Raymond ne regardait plus les bûchers, niMarie-Thérèse, mais le trou dans lequel on allait mettre celle-ci.Il se disait que si elle était encore vivante et si on pouvaitencore la sauver, il ne faudrait pas perdre de temps pour la sortirde là. Et sa main se crispait sur le manche de la pioched’Orellana, mais son autre main avait toujours le revolver ettoujours une furieuse envie de tuer. Il aurait voulu aussi queMarie-Thérèse ouvrît les yeux si elle n’était point morte.

Cependant les deux autres bûchers nes’allumaient toujours point et les mammaconas commençaientde gémir, car elles devaient mourir avant Marie-Thérèse, comme celaétait écrit, pour aller lui préparer sa chambre dans les demeuresenchantées du Soleil et, si le Soleil n’allumait point les bûchers,elles n’arriveraient jamais à temps. Elles dressèrent vers l’astredes gorges haletantes, des mains suppliantes, et ellesdirent : « Ô Soleil ! nous sommes des femmes !Donne-nous la force qui peut nous manquer ! Salutaires rayonsdu Soleil, soyez-nous propices ! Roi du ciel, vois notredestinée. Envoie-nous ta flamme !… Aie pitié denous !… »

Tous les chœurs reprirent, après elles, lalitanie, dix fois : « Envoie-nous ta flamme, aie pitié denous ! »

Mais le Soleil n’envoya sa flamme que lorsquela fumée du premier bûcher se trouva à peu près dissipée, ce qui netarda pas, du reste, car les veilleurs du sacrifice activaient lacombustion en versant sur le bûcher des parfums lourds d’alcool.Dès que les gardiens du Temple furent descendus avec leurslentilles et que la résine commença de pétiller, les deuxmammaconas, laissant tomber leurs robes de fêtes,s’élancèrent sur leurs bûchers comme des folles, avec des crisd’allégresse et elles attendaient d’être prises par la flamme avecdes yeux d’extase tournés vers le ciel, cependant qu’une musiqueinfernale éclatait autour d’elles et qu’une exaltation sauvagegagnait toutes les autres mammaconas qui dansaient autourdes bûchers. Bientôt la flamme enveloppa les deux malheureuses quijetèrent un cri terrible, et l’une d’elles se sauva !

« Reviens dans la flamme ! Reviensdans la flamme ! » lui crièrent ses compagnes enl’entourant, mais l’autre hurlait de douleur et réclamait lecouteau du sacrificateur.

Alors, le gardien du Temple, au crâne hideux(casquette-crâne, pour le goût du sang) lui enfonça son couteaud’or dans la gorge et le sang jaillit sur les voiles noirs desmammaconas, lesquelles reprirent leurs danses et leurschants. Quant à la victime, elle était tombée, à demi morte, entreles petits poings hideux des deux autres gardiens du Temple qui larepoussèrent sur son bûcher, où elle disparut. L’autremammacona avait subi le supplice, debout, n’ayant jeté quele premier cri terrible et, quand elle s’effondra dans laprodigieuse corolle écarlate que lui avait envoyée le dieu pour latransporter dans les demeures du Soleil, des clameurs enthousiastessaluèrent ce triomphant martyre.

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