L’Épouse du soleil

Chapitre 5TROIS JEUNES FILLES MURÉES VIVANTES

La tante Agnès secoua la tête :

– Tenez, dans ma jeunesse, j’avais une vieilleservante quichua des bords du lac Titicaca qui me racontaitcomment, dans l’espace de trente ans, à la fête décennale del’Interaymi, elle avait vu, elle, de ses propres yeux,murer vivantes trois jeunes filles de la ville.

– De quelle ville ? demanda Raymond.

– De Lima !

– Ça se saurait ! reprit Raymond quis’amusait beaucoup des mines des deux vieilles et qui étaitsournoisement poussé par Marie-Thérèse à les taquiner.

– Mais ça se sait !… mon jeune monsieur…insista la tante… on connaît très bien les noms des deux dernièresjeunes filles qui ont été murées vives dans le temple du Soleil,l’une il y a vingt ans et l’autre il y a dix ans.

– Oui, oui ! nous le savons ! nousle savons ! répéta en riant Christobal…

– Il n’y a pas de quoi rire, Monsieur monfrère ! grogna Agnès.

Et la duègne répéta plus bas :

– Non ! Non ! Il n’y a pas de quoirire !…

Mais Christobal était de plus en plus gai.

– Pleurons-les donc, les pauvresenfants ! et il fit le signe de gémir… Enlevées à l’amour deleurs parents, dans la fleur de l’âge !…

– Monsieur mon frère, pourriez-vous nous direcomment sont disparues Amélia de Vargas et Maria-Christinad’Orellana ?

– Oui ! Oui ! qu’il nous ledise ! acquiesçait Irène.

– Nous y sommes !… nous y voilà !…je les attendais !… repartit le marquis.

– Je vous prie de parler un peu sérieusement,mon frère. Vous avez connu Amélia de Vargas…

– Le plus beau sourire de la plazaMayor !… Il y a de cela vingt ans ! Comme le tempspasse !… Oui, en effet, elle a disparu il y a vingtans !… avec un de ses parents !

– J’ai entendu raconter avant-hier qu’ils’agissait d’un toréador ! interrompit Marie-Thérèse… c’estune histoire qui revient, paraît-il, tous les dix ans… quandapproche l’Interaymi.

– C’est une histoire qui, dans son temps, aremué toute la ville… À la suite d’une échauffourée à la plazades Toros, les parents d’Amélia, qui l’accompagnaient,cherchèrent en vain leur fille !… elle avait disparu et ellene reparut plus jamais… on l’avait vu emporter par des Indiens etl’on sait parfaitement qu’elle a été murée vivante…

– Puissance de l’imagination desfoules !… La vérité, je l’ai dite, car dans le même tempsqu’elle, le parent dont je vous ai parlé et qui la protégeait,disparaissait aussi. Ils étaient allés habiter ailleurs !…

– Cela vous plaît à dire, Monsieur monfrère !… Heureusement qu’il nous reste Maria-Christinad’Orellana !…

– Évidemment ! reprit le marquis… sonaventure, à celle-là, fut plus triste… elle se promenait avec sonpère aux environs de Cuzco et entra dans des souterrains dont nuln’a jamais connu les détours. Elle s’y perdit, quoi de plusnaturel ? C’est depuis ce moment-là que le gouvernement a faitmurer les souterrains[4].

– Oui, et c’est depuis ce moment-là, reprit latante, que le père est devenu fou. Il continue d’errer sur lesruines de Cuzco et autour des souterrains en appelant sa fille…depuis dix ans ! Ce n’est pas à lui qu’il faudrait direqu’elle n’a pas été enlevée par les Indiens pour la cérémonie del’Interaymi.

– Puisque vous dites vous-même qu’il estfou !…

– Il l’est devenu à la suite de la certitudequ’il eut de l’horrible sacrifice. Quelques jours avant sadisparition dans les souterrains de Cuzco, Maria-Christina avaitreçu un étrange cadeau, un lourd et vieux bracelet d’or orné en sonmilieu d’un disque représentant le Soleil !

– Ma bonne Agnès, vous savez bien que dans cepays-ci, nos orfèvres mettent le soleil à toutes lessauces !…

– Oui, mais ce bracelet-là était levrai !… celui qui avait été envoyé également, paraît-il,à Amélia…

– Ah ! ma sœur, vous inventez !…vous inventez !… Comment voulez-vous, avec des histoires commeles vôtres, que l’on écrive l’Histoire !…Surtout, moncher hôte, ne prenez pas de notes, je vous en prie !

– Je n’invente rien, reprit la vieille,têtue !… c’était le vrai bracelet Soleil d’or, lebracelet du sacrifice… celui que, tous les dix ans, depuis la mortdu dernier roi inca, Atahualpa, brûlé vif par Pizarre, les prêtresincas envoyèrent à celle qui fut choisie pour être l’épouse duSoleil, et qui devait être murée vivante !… Le pauvre Orellanaen a assez parlé du bracelet Soleil d’or !… Toute laville en a parlé !…

– Oui, oui, ma sœur !… Toute la ville abien de l’imagination aux environs de l’Interaymi !…et le marquis se penchant vers François-Gaspard :

– Vous ne sauriez vous douter, mon cherillustre hôte, du mal que nous avons à la Société de Géographie etd’Archéologie… pour nous débarrasser de toutes ces légendes… Vousqui êtes un vrai savant !…

– Oh ! le savant ne doit pas dédaignerles légendes, répondit l’académicien, et je vous dirai que, pourmon compte, je suis enchanté de mon voyage et bien heureux d’êtretombé dans un pays où elles sont encore si vivantes !…

À ce moment, un domestique entra et se dirigeavers Marie-Thérèse. Il portait un léger registre et une petiteboîte.

– Objet recommandé ! dit-il… Le facteurest déjà venu tantôt et je lui ai dit de repasser ce soir…Mademoiselle doit signer ici !…

Marie-Thérèse signa.

– Tiens ! fit-elle, cela vient deCajamarca !… Mais je ne connais personne à Cajamarca !…Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ?… Vouspermettez ?

Et elle déficela, décacheta, ouvrit la petiteboîte de bois.

– Un bracelet ! s’écria-t-elle en riantun peu nerveusement. Eh bien ! Voilà une coïncidence bienamusante !… mais c’est le bracelet Soleild’or !… Ma parole !… le bracelet de l’épouse duSoleil !…

Tous s’étaient levés, excepté les deuxvieilles qui n’en avaient pas la force. Et tous les yeux étaientsur le lourd anneau de vieil or bruni, avec son disque de soleildont les rayons paraissaient éteints, encrassés par la poussièredes siècles.

– Ah ! bien !… c’est une bonneplaisanterie ! fit en riant Marie-Thérèse…

– Parbleu !… s’écria le marquis, dont lavoix était légèrement changée, elle est bien bonne !… C’est lavengeance, jolie, du reste et très élégante, de ce brave Alonso deCuelar, dont tu viens de refuser la main. Il me l’avait bien dit,avec son triste et aimable sourire : « Je me vengerai dela Vierge du Soleil !… » Tu sais bienque tout le monde au Cercle t’appelle la Vierge duSoleil ! puisque tu ne veux pas te marier !… Maisqu’est-ce que vous avez à faire une tête comme ça, vousautres !

Et, se tournant vers les deuxvieilles :

– Quoi ? tout de même, vous n’allez pasvous rendre malades pour une simple farce !

Marie-Thérèse faisait admirer le bracelet àFrançois-Gaspard et à Raymond.

– Mon père, vous direz à don Alonso quej’accepte son cadeau et que je le porterai en gage de notre bonneamitié… Il est vraiment très joli !… On ne fait plus de cesbijoux-là !… Qu’en dites-vous, Monsieur Ozoux ?

– Moi ?… répondit François-Gaspard, jejurerais que ce bracelet a quatre ou cinq cents ans… aumoins !

– On trouve encore de ces trésors dans lesfouilles autour des tombes royales, mais ils se font rares… Je nem’étonne pas que don Alonso soit allé chercher celui-ci jusqu’àCajamarca ! dit le marquis.

– Où est-ce, Cajamarca ? demandaRaymond.

– Jeune ignorant !… fit l’oncle, sacheque Cajamarca est tout simplement l’ancienne Caxamarxa des Incas,la seconde capitale de leur empire au temps de Pizarre…

– Et la ville où leur dernier roi fut brûlévif ! fit entendre la voix expirante de la tante Agnès.

On se précipita vers elle, car elle setrouvait mal. Il fallut la porter dans son appartement. La vieilleIrène suivait, plus pâle que sa guimpe, et faisant avec son pouce,sur son front, le signe de la croix.

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