L’Épouse du soleil

Chapitre 7L’ÉPOUSE DU SOLEIL REVÊT LA ROBE NUPTIALE

« Dans la demeure du Soleil, chantent lesmammaconas, pour la centième fois, les arbres produisentdes fruits lourds, et, lorsqu’ils sont mûrs, les branchesfléchissent pour que l’Indien n’ait pas à se donner la peine delever le bras pour les cueillir. Ne pleurez pas ! Vous vivrezéternellement, éternellement, éternellement ! La mort vientfrapper aux portes du palais terrestre et le génie du mal étend sesailes maudites sur nos forêts, mais ne pleurez pas, car, là-haut,auprès du soleil et de la lune qui est sa sœur et sa première femmelégitime[27] et auprès de Charca[28] quiest son page fidèle, vous vivrez éternellement, éternellement,éternellement ! »

On mit sur les cheveux parfumés deMarie-Thérèse le borla royal dont les franges lui tombaient jusquesur les yeux et lui donnaient déjà une sorte de beauté hiératique.Elle tressaillit quand on glissa sur ses membres nus la robe enpeau de chauve-souris. Il lui sembla qu’elle entrait dans quelquechose de visqueux et de glacé et qu’elle appartenait, dès cemoment, à la nuit éternelle dont la chauve-souris est laCoya.

Puis on lui prit le poignet et on y glissa unanneau qu’elle regarda… et qu’elle reconnut. C’était lebracelet-soleil d’or ! Alors, elle comprit qu’àpartir de cette heure commençait vraiment son agonie et elle serappela avec une amertume désespérée l’heure heureuse et terribleoù ce bracelet lui était apparu pour la première fois, lesplaisanteries dont il avait été l’objet, sa tante Agnès effrayée,la duègne Irène se signant, son père sceptique, et Raymondamoureux ! Où étaient-ils tous maintenant ? Que nevenaient-ils les chercher ? Qu’est-ce qu’ilsattendaient ? Il était temps ! Il était temps !…

Elle tendit les bras vers le salutprovidentiel qui ne vint pas et elle les referma sur le petitChristobal qu’on venait de lui apporter dans sa petite robesinistre, en peau d’oiseau nocturne.

Quand elle le vit habillé comme elle, elle selamenta sur cette innocente victime. Elle voulut parler auxgardiens du temple qui vinrent à elle en balançant, balançant leurscrânes immondes. Ah ! c’étaient bien ceux-là qui étaientsortis, devant elle et devant Raymond, des huacasfunèbres, qui avaient surgi de la tombe et qui allaient l’yemporter. Ils n’étaient revenus sur la terre que pour cela !C’étaient eux qui la guettaient derrière les vitres de sonbalcon ! Quoi qu’elle en ait dit, la petite Concha, ce n’étaitpas cette esclave qui avait ramassé sur le sable de la mer lebracelet-soleil d’or !… C’étaient eux ! C’étaient eux àqui elle appartenait déjà, à qui elle était promise, qui avaientreçu dans leurs poings hideux le bracelet-soleil d’or détaché deson bras ! et c’étaient eux qui le lui avaient rattaché, cetanneau plus redoutable que les chaînes dont on charge les condamnésà mort ! Ah ! si elle les reconnaissait ! Voici lacasquette crâne !… et le crânepain-de-sucre, et le crâne-petite-valise. S’ilspouvaient seulement arrêter leur balancement de pendule. Elle leurparlerait et ils comprendraient, peut-être. Mais ils ne s’arrêtentpas ! Ils ne s’arrêtent pas ! Alors, elle leur dit, sansles regarder, car ce balancement perpétuel l’étourdit et pourraitl’endormir, elle leur dit qu’elle est bien décidée à mourircorrectement, comme doit mourir une épouse du Soleil, mais à unecondition, c’est qu’ils ne feront pas de mal au petit enfant !Et qu’on le reportera tout de suite sain et sauf, à Lima.

– Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !Je ne veux pas quitter Marie-Thérèse !

– Le petit aparlé ! c’est le rite !… dirent les gardiens ense regardant, et, sans plus rien ajouter, ils s’en vont en sebalançant, en se balançant. Marie-Thérèse pousse un sanglot defolle. Le petit Christobal, pour calmer sa grande sœur, l’étreint àl’étouffer.

– Ils vont venir, Marie-Thérèse, ne pleurepas ! Ils vont venir !… Chut ! écoute !…

On entend, en effet, derrière les murs, uneétrange musique et presque aussitôt entre la théorie des joueurs deflûtes. Ce sont de beaux hommes tristes qui s’asseoient en rondautour de Marie-Thérèse et de l’enfant, et qui jouent de laflûte dans des os de morts[29] !Ce sont les musiciens sacrés de la quena. Leur chant estplus triste qu’un de profundis. Rien qu’àl’entendre, une sueur glacée se répand sur les membres deMarie-Thérèse dont le regard éperdu fait le tour de cette vastesalle toute nue qui est certainement l’antichambre de sontombeau.

Des pierres cyclopéennes, monstrueuses,hexagonales, posées les unes sur les autres, sans ciment, sansautre attache que leur poids énorme, forment les murs de « laMaison du Serpent ». Les mammaconas lui ontdit : « C’est la Maison du Serpent. » Elle en aentendu parler autrefois. Il y a deux Maisons du Serpent, l’une àCajamarca[30], l’autre à Cuzco. Elles sont appeléesainsi du serpent de pierre qui est sculpté au-dessus de la ported’entrée. Ce serpent est là pour garder les enceintes sacrées. Ilne laisse jamais sortir les victimes destinées au Soleil. Lavieille tante Agnès et la duègne Irène savent cela et elles ontappris cela à Marie-Thérèse qui avait bien ri de ce dernier détail.Marie-Thérèse est donc au Cuzco, dans un palais bien connu desvoyageurs, des étrangers en visite au Pérou, des historiens, desarchéologues, enfin des hommes civilisés… un palais qui se trouveen plein Cuzco… et dans lequel chacun peut entrer, d’où chacun peutsortir… que les maîtres d’auberge font visiter à leurs clients depassage ! Alors !… alors ?… quoi ?… Qu’est-cequ’elle craint ?… Que signifie cette comédie ?… on vavenir !… On va venir !… Pourquoi ne vient-onpas ?

Par où va-t-on venir ? Ah ! elle aentendu du bruit, des murmures… oui, par delà les chants funèbresdes flûtes d’os de morts on entend comme une foule qui vient… là,derrière le vaste rideau, le large rideau, le large rideau jauned’or qui est tiré d’un bout à l’autre de la salle dans sa grandelargeur et qui l’empêche de voir ce qui se passe. Pourquoi cesrumeurs, ces chuchotements, cet innombrable remuement depieds ?

Elle questionne les deux mammaconasqui doivent mourir avec elle et qui sont étendues à ses pieds, dansleurs longs voiles noirs. Celles-ci lui répondent avec respect etamitié que l’on se prépare à adorer le roi Huayna-Capac qui doitvenir la chercher pour la conduire à Atahualpa. Marie-Thérèse necomprend pas. Ce roi est mort depuis très longtemps. Commentveut-on qu’il vienne ? On ne sait même pas où il est. Elleslui répondent qu’on sait parfaitement où il est. Il est au fond dela nuit et il va venir du fond de la nuit et il les emporteratoutes les trois. Et elles traverseront la nuit, elles, avec leursrobes de deuil, Marie-Thérèse avec sa robe de peau d’oiseau denuit, et elles arriveront dans les demeures enchantées du Soleil.Alors elles seront habillées tout en or, avec des robes d’or et desbijoux d’or, pour éternellement.

– Et le petit garçon ? demandaMarie-Thérèse. Que va-t-on faire du petit garçon ?…

Horreur ! elles détournent la tête et nerépondent point. Marie-Thérèse serre encore davantage le petitgarçon et le couvre de baisers, comme si elle voulait l’étoufferelle-même, comme si elle voulait le faire mourir elle-même sous sesbaisers. Et l’enfant Christobal lui dit encore : « Nepleure pas, ma grande petite sœur, ce n’est pas ce vilain Roi quiva venir, mais papa et Raymond, ne pleure pas ! » et illui rend ses baisers.

Sur l’une des grandes pierres, il y a dessignes mystérieux que les mammaconas regardent à chaqueinstant et que les joueurs de flûtes d’os de morts se montrent ensoufflant plus fort leur de profundis. Ce sontdes sculptures étranges qui représentent des oiseaux à têted’hommes et à corps de coraquenque. Lecoraquenque est un oiseau incaïque dont Marie-Thérèse adéjà vu l’image dans les musées de Lima. Elle sait que, de touttemps et sur toute la terre, il n’a existé à la fois qu’un seulcouple de ces oiseaux qui apparaissent dans la montagne au momentde l’investiture d’un nouveau roi auquel ils donnent deux de leursplumes pour orner sa chevelure[31]. Ceux-làsont en pierre et font partie de la pierre. Pourquoi lesregarde-t-on ainsi ?

Mais le bruit, derrière le rideau, a cessé etles joueurs de flûtes d’os de morts font entendre un modulementtout à coup si strident que les oreilles en sont comme percées. Lepetit a peur et s’appuie davantage au sein de Marie-Thérèse. Ettout à coup le rideau glisse. Et l’on voit toute la salle.

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