L’Épouse du soleil

Chapitre 2SUR LA PISTE DES PUNCHOS ROUGES

Et il tendit l’oreille. Quand il se releva, ilétait fixé…

– Ils prennent la route de Chorillos ! Ouje me trompe fort, ou je parierais bien qu’ils vont rejoindrel’auto !…

– Un cheval !… Un cheval ! gémissaitRaymond… nous ne pouvons rester ici !

– Eh ! suivez-moi, nous avons mieux qu’uncheval ! Nous avons le téléphone et le chemin de fer !fit Natividad.

Et il reprit sa litanie : les punchsrouges ! les punchs rouges !

– Mais qu’est-ce que les punchsrouges ?… Rouges ou gris, s’exclamait Raymond… cespunchs-là font partie de la bande de Huascar et l’ont aidé dans sonentreprise… Voilà ce qui me paraît plus clair encore que cette nuittropicale !

– Oui, Monsieur Ozoux, je suis de votre avis,maintenant, reprenait Natividad, essoufflé de suivre le jeune hommequi, sur son instigation, avait pris le chemin de la gare… Vousaviez raison !… Ils en sont ! Ils en sont !Ce sont eux qui ont enlevé la señorita de la Torre !… lespunchs rouges !… les prêtres du Soleil !

Raymond s’arrêta net dans sa course… Lesderniers mots de Natividad lui avaient fait entrevoir avecépouvante le sort le plus horrible pour Marie-Thérèse ! Etdans son affreux désarroi ce furent les deux figures des deuxvieilles, Agnès et Irène, qui lui apparurent. Elles avaientraison ! Que ne les avait-il crues au lieu de semoquer !…

– Ah ! la malheureuse !gémit-il.

Et il se mit à courir comme un fou. Encourant, il criait au commissaire :

– Mais vous allez faire arrêter tous cesmisérables, hein ? On va les coffrer !… leschâtier !… On va la sauver !…

– Nous ferons ce que nous pourrons ! Ilssont bien une trentaine et nous ne disposons, en ce moment,d’aucune force, à Callao, on a tout réquisitionné pour la luttecontre Garcia et les troupes sont dans la sierra.

– Mais vous pouvez téléphoner àLima !

– Et l’on me prendra encore pour un fou,comme il y a dix ans ! répondit énigmatiquementNatividad.

– Enfin, serons-nous arrivés à Chorillos avanteux ?

– Certes, il y a un train dans dixminutes !

– Ah ! vous auriez mieux fait de meprocurer un cheval ! Donnez-moi un cheval, fit Raymond, que jeles suive ! que je les rejoigne, que je sache au moins où ilsvont ! je marcherai tout seul contre eux !

– Non ! Non ! j’irai avecvous ! je ne vous quitte pas !

Et, poursuivant sa pensée Natividad ajoutaitpour lui-même : « Ils n’ont pas voulu me croire, il ya dix ans ! Eh bien, ça recommence ! çarecommence ! »

Mais Raymond ne l’écoutait pas. Il voulaitagir, agir, et il craignait de perdre la piste en prenant le train…Il le dit au commissaire.

– La route qu’ils ont prise, réponditNatividad, suit la ligne du chemin de fer. Je m’entends avec lechef de train. Si nous apercevons une auto qui attend sur la route,nous faisons stopper. Si nous apercevons les punchsrouges, nous les dépassons et les attendons de pied ferme àChorillos, dont les autorités seront prévenues. Rien n’est perdu,Monsieur Ozoux.

Ils arrivèrent à la gare. Là, Natividad eut letemps de téléphoner à son commissariat, auquel il donna l’ordre dese mettre en communication immédiate avec Chorillos. La police deChorillos devait s’opposer par tous les moyens au passage d’uneauto qui venait de Callao.

Raymond et le commissaire s’entretenaientfiévreusement avec le chef de train, sur le quai de la gare, quandils virent descendre d’un train de Lima et accourir vers eux lemarquis de la Torre, l’oncle François-Gaspard et le petitChristobal.

– Marie-Thérèse ? Où estMarie-Thérèse ? s’écria le marquis du plus loin qu’il aperçutRaymond.

Et il courut à lui.

– Pourquoi êtes-vous seul ? Oùest-elle ? Mon Dieu qu’est-il arrivé ? maisparlez !

Le petit Christobal était déjà pendu auxjambes de Raymond et demandait en pleurant des nouvelles de sasœur. L’oncle Ozoux était des plus agités et tournait autour dugroupe avec ses longues jambes stupides. Le train siffla. Natividadse précipita à son tour sur Raymond et fit monter tout le mondedans le convoi qui déjà s’ébranlait. Raymond avait pu enfinjeter : « Oui, les Indiens l’ont enlevée ! Mais noussavons où elle se trouve, à Chorillos ! »

Ainsi, en quelques mots, lui annonçait-il lemalheur en essayant d’en diminuer l’importance. Il dut parler,cependant, s’expliquer. Le marquis jurait qu’il tuerait de sa maintous les Indiens quichuas. Le petit Christobal sanglotait. Mais,eux, comment étaient-ils là ? Qui donc les avaitprévenus ? Qui les avait fait venir à Callao ? Raymondapprit qu’à l’angélus du soir, Agnès et Irène s’étaient aperçuesqu’on avait volé le bracelet soleil d’or qu’elles avaientdéposé aux pieds de la Vierge de San Domingo. Effrayées dusacrilège, elles étaient rentrées à l’hôtel, poussées par le plussinistre pressentiment et ayant grande hâte de retrouverMarie-Thérèse pour lui conseiller de se tenir sur ses gardes. Lapremière personne à laquelle elles s’étaient heurtées avait étéjustement le marquis, qui n’était pas moins effrayé qu’elles. Ilaccourait de son cercle où il n’avait pas mis les pieds depuis unesemaine, passant son temps à faire visiter ses nécropoles à l’oncleOzoux. Or, là, il avait trouvé une lettre écrite dans le style decelle qui les avait fait fuir de Cajamarca et qui lui conseillaitde veiller nuit et jour sur Marie-Thérèse pendant les fêtes del’Interaymi et surtout de ne point laisser sa fille serendre à Callao, le prochain samedi !… Or, leprochain samedi était celui-là, c’est-à-dire le jour même où iltrouvait cette lettre qui l’attendait depuis leur retour deCajamarca !… Et voilà qu’il était près de sept heures du soir,et que ni Marie-Thérèse ni Raymond n’étaient encore revenus deCallao. Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait courir là-bas.

Les vieilles avaient voulu partir, ellesaussi, tant elles pressentaient la catastrophe et aussi la petiteIsabelle, mais on laissa les femmes à la maison et le marquis sejeta dans le premier train avec François-Gaspard, suivi du petitChristobal qu’aucun ordre, qu’aucune menace n’avaient pu fairerester à Lima.

Le récit simultané des tribulations de lafamille de la Torre à Lima et celui de l’enlèvement deMarie-Thérèse, à Callao, se mêlaient, dans un éclat désespéré, auxinterjections des uns et des autres, aux malédictions du marquis,aux pleurs du petit Christobal et aux soupirs effrayants deRaymond. Le jeune homme avait arraché sa cravate et son col, car ilétouffait. « Qu’une chose pareille fût possible en pleinecivilisation, dans un pays où l’on voyageait en chemin defer ! Cela dépassait toute imagination ! », car ilne s’agissait plus de l’entreprise audacieuse d’un misérable foud’amour, non, non, on était bel et bien en face d’un enlèvementdevant aboutir à un crime rituel. Le commissaire, qui avaitfini par glisser son mot au milieu des gémissements et desexplications, ne laissait, à ce point de vue, subsister aucundoute. Le plus extraordinaire était qu’il paraissait, à la fois,très peiné de l’événement, car c’était un brave homme, et,cependant, assez satisfait, à part lui, que cet événement eût pu seproduire, car c’était un fonctionnaire dont on s’était beaucoupmoqué et que l’administration centrale n’avait jamais pris ausérieux quand il avait envoyé des rapports sur certaines mœursobscures des Indiens quichuas, sur le meurtre rituel des enfants etle sacrifice incaïque des femmes. On l’avait accusé de faire de lalittérature. Et il en avait conçu une juste indignation.L’événement se chargeait de le venger : l’enlèvement d’unePéruvienne pendant les fêtes de l’Interaymi ! et dansquelles circonstances ! avec tout le cortège des punchsrouges !Avait-on assez ri, en haut lieu, de sespunchs rouges ! Eh bien ! on les voyait àl’œuvre, maintenant !…

Tous l’écoutaient en silence et avecdésespoir. Voyant cette douleur, Natividad s’efforça de rassurerson monde. Les Indiens ne pouvaient aller bien loin avec leurprécieux fardeau. Tous les défilés de la sierra étaientoccupés par les troupes de Veintemilla et il serait toujours facilede trouver auprès d’elles le renfort nécessaire, dès que la bandedes fanatiques aurait quitté la Costa. Le principal étaitde ne point perdre la piste.

Justement, dans le moment, le train venait derejoindre la route parallèle à la côte et les yeux des voyageurs nequittèrent plus cette large bande blanche et déserte sous la lune.Quelques cabanes en torchis, quelques maisons en bambou furentdépassées encore, puis ce fut la nudité de la plaine sablonneuse.Penchés aux portières, le marquis, Raymond et le commissaireessayèrent d’apercevoir quelque chose. François-Gaspard avait dûprendre le petit Christobal dans ses bras pour que, lui aussi pûtvoir. Le malheureux enfant gémissait à tout instant !« Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma grande petitesœur ! pourquoi on me l’a prise, ma petite grandesœur ? » Le marquis et Raymond ne pouvaient retenir leurslarmes en l’entendant. Tout à coup, tous furent debout :« l’auto ! » Ce fut un cri unique qui leuréchappa.

Ils venaient d’apercevoir l’auto, l’auto surla route, arrêtée devant la porte d’une hacienda !…Le commissaire avait déjà bondi sur le signal d’alarme. Et le trainstoppa. Le chef de train accourut. Nos voyageurs étaient déjàdescendus sur la voie. Le commissaire lui cria d’envoyer vers eux,de Chorillos, le plus tôt possible, de la police, des soldats,surtout des chevaux, enfin le secours qu’il pouvait trouver !Le convoi se remit en marche. Raymond courait comme un fou, àtravers la plaine, n’écoutant point les objurgations du commissairequi lui recommandait la prudence et le suppliait de ne pas donnerl’éveil. Il arriva le premier à la route et fut, à bout de souffle,près de l’auto. Il tenait un revolver à la main, prêt à casser lafigure du premier Indien qui se présenterait. Mais il ne vitpersonne. Il n’y avait personne dans l’auto, ni autour de l’auto.Elle paraissait là, abandonnée sur cette route déserte au coin decette hacienda mystérieuse dont les murs d’ombre nes’éclairaient de-ci de-là que des rayons blêmes de la lune.

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