L’Épouse du soleil

Chapitre 5LAISSEZ PASSER LA VIERGE DU SOLEIL !

Hommes, femmes, enfants qui avaient envahil’enceinte derrière les chefs, se poussaient autour de la petitecaravane dans une intention si évidemment hostile que Raymonds’écria : « Il faut sortir d’ici ! »

– Oui, sortons d’ici, sortons d’ici au plusvite ! fit Marie-Thérèse.

Le marquis voulut y consentir, bien qu’ilrépugnât à montrer de la crainte de quoi que ce fût. Comme ilsessayaient de pousser leurs montures, un grand cri quichua lesenveloppa, une immense clameur, douloureuse où la mort d’Atahualpaétait pleurée ! Et des poings se levèrent sur eux.

La situation était des plus critiques.

Christobal cria : « Enavant ! »

Et, le premier, il enfonça ses éperons dansles flancs de sa mule qui se cabra au milieu d’un tumulte inouï etretomba sur la foule hurlante.

Des couteaux sortirent de leur gaine et lesang allait couler quand un grand remous se produisit dans lasalle. Un homme de haute stature se frayait un chemin jusqu’à lacaravane et chacun s’effaçait avec respect ou terreur sur sonpassage. Il frappait de droite et de gauche ceux qui ne luifaisaient pas place assez vite. Marie-Thérèse, Christobal etRaymond reconnurent Huascar. Ainsi arriva-t-il devant la mule deMarie-Thérèse dont il prit les rênes en main et sa voixretentissante couvrit tous les bruits : « Celui-làest mort ! s’écria-t-il, qui touche à la Vierge duSoleil ! » À ces mots, tous les poings, tous lesbras menaçants s’abaissèrent, et un grand calme succédaimmédiatement au tumulte. Alors, la voix de Huascar se fit encoreentendre : « Laissez passer lesÉtrangers ! »

Et il marcha devant eux.

Sans autre dommage ils parvinrent sur la placeoù des gardiens municipaux vinrent immédiatement se mettre à leurdisposition en leur faisant comprendre combien il était imprudentpour eux de rester dans ce quartier au milieu d’Indiens fanatiques,à la veille de l’Interaymi.

– Nous allons vous conduire à l’auberge,dirent-ils.

Et il les y accompagnèrent. Christobal auraitvoulu remercier Huascar, mais l’Indien avait déjà disparu.

Quant à Marie-Thérèse et à Raymond, ilsétaient fort pâles et ne disaient pas un mot. François-Gaspardparaissait tout à fait abasourdi et ne prenait plus de notes.

À l’auberge, ils ne trouvèrent qu’une chambredans laquelle ils s’enfermèrent immédiatement et ce fut Raymondqui, le premier, prononça la parole fatale :

– Si c’était vrai !

– Oui ! oui ! s’écriaMarie-Thérèse, si c’était vrai !

– Quoi ? si c’était vrai ?…Quoi ?… si c’était vrai ? interrogea à demi fou, lemarquis qui comprenait bien ce que les deux autres voulaientdire.

– Si c’était vrai, l’épouse duSoleil !…

Ils restèrent un moment sans parler, courbéssous le poids de la pensée extraordinaire, absurde, monstrueuse. Etils se regardèrent, inquiets et peureux, comme des enfants que l’onpromène dans un abominable conte de fées. Raymond reprit, d’unevoix sourde :

– Vous avez entendu Huascar : Mortest celui qui touchera à la Vierge du Soleil ! Laissez passerla Vierge du Soleil !…

– C’est peut-être une façon de parlerqu’ils ont comme ça, émit François-Gaspard. Ça ne peut être queça !

– Que ça, quoi ? Que ça, que ça,quoi ? s’exclama encore le marquis qui perdait tout à fait latête et qui regrettait bien le voyage à Cajamarca.

François-Gaspard, timidement, expliqua :Ça ne peut être que ça, parce que ça ne peut pas être autre chose…l’autre chose. Si Mlle Marie-Thérèsedevait être l’épouse du Soleil, on ne l’aurait pas laisséepartir… ils l’auraient gardée.

– Ah ça ! mais, qu’est-ce que vous nouschantez, mon cher hôte, est-ce que vous devenez fou ? s’écriaChristobal qui ne se voyait pas lui-même. Est-ce que vous croyezqu’on peut nous arrêter comme ça !… mais nous sommes lesmaîtres, ici… mais il y a de la police, ici ! de latroupe !… mais tous ces misérables sont nos esclaves ! Maparole, nous rêvons tout haut.

– Oui, oui, nous rêvons tout haut ! fitMarie-Thérèse en secouant sa belle tête pensive.

– Mon avis est que nous quittions Cajamarca leplus tôt possible ! dit Raymond sans autre explication. Et ilalla se camper au coin d’une fenêtre pour regarder ce qui sepassait devant l’auberge. La nuit était venue. La place étaitdéserte. Il y avait maintenant un grand silence sur Cajamarca.Soudain on frappa à la porte de la chambre. Un domestique apportaitune lettre, un mot à l’adresse de Marie-Thérèse. Elle lut touthaut : « Partez, rentrez à Lima, quittez Cajamarca cettenuit. » Ce n’était pas signé, mais la jeune fille n’hésitapas.

– C’est un avis qui nous vient de Huascar,fit-elle.

– Et il faut le suivre ! dit Raymond.

De nouveau on frappa à la porte, cette foisc’était le maître de police qui se faisait annoncer.

On le reçut.

Il voulait savoir ce qui s’était passé et siChristobal avait eu réellement à se plaindre des Indiens. On luiavait fait un rapport qui représentait ceux-ci comme fort excitéscontre les étrangers, lesquels avaient osé, la veille del’Interaymi, pénétrer dans l’ancien palais d’Atahualpa àl’heure de la prière. Il ajouta qu’un employé de la banquefranco-belge de Lima, qui prétendait connaître le marquis et safamille et avoir fait le voyage de compagnie, était venu le trouverpour lui conseiller de dire au marquis et à ses compagnons de ne sepoint montrer dans la ville, le lendemain, surtout dans lesquartiers fréquentés par les Indiens, après l’imprudence qu’ilsavaient commise.

Il était visible que le maître de policeredoutait quelque mauvaise histoire et aurait voulu voir Christobalet ses compagnons à cent lieues de là. On le rassura en luiannonçant que le départ était décidé pour la nuit même. Il s’yemploya aussitôt avec zèle, procura à la petite troupe des mulesfraîches, un bon guide et la fit accompagner de quatre soldats quine devaient la quitter qu’à la première station de chemin defer.

L’expédition se mit en route vers onze heuresdu soir et refit le même chemin, parcourut les mêmes étapes enmoitié moins de temps qu’à l’aller. Raymond pressait tout le mondeet se montrait, lui ordinairement si calme, le plus déraisonnable.Ce ne fut que le lendemain soir, quand ils furent tous installésdans le chemin de fer de Pascamayo, que les voyageurs se rendirentcompte de ce que cette fuite avait d’un peu ridicule. « Noussommes plus enfants que la tante Agnès et que la vieilleIrène », déclara en riant le marquis. De fait, tout le mondefut de son avis.

De retour dans la vie ordinaire civilisée ilsne comprenaient plus comment ils s’étaient laissés tous aller àcette inquiétude galopante et cela, à la suite d’un événement toutnaturel : la méchante humeur d’un peuple troublé parl’étranger dans ses habitudes ou dans son culte et qui devait, dureste, avoir déjà oublié l’incident. Le mieux serait qu’ilsl’oubliassent eux-mêmes, au plus vite. Le voyage se termina lemieux du monde, en gaieté à cause de François-Gaspard qui se fit« rincer » pour embarquer avec le même entrain qu’ilavait montré au débarquement.

À Lima, toute sécurité leur était revenue. Etil ne fallut pas quarante-huit heures pour effacer, comme ilsdisaient, le souvenir de leurs enfantillages. Au surplus,Marie-Thérèse avait trouvé en rentrant beaucoup de besogne enretard. Le « guano » attendait de promptes décisions, etla jeune fille dut « se plonger jusqu’au cou » dans lesaffaires et dans les chiffres. Certes elle n’avait plus le temps depenser au fameux bracelet-soleil-d’or ! À Callao, elle nequittait point les gros registres verts jusqu’à l’heure où Raymondvenait frapper à sa fenêtre pour lui annoncer que l’heure du retourà Lima avait sonné.

Certain soir (huit jours environ après lesévénements de Cajamarca), les coups habituels furent frappés à uneheure moins tardive qu’à l’ordinaire. Elle se leva pour accueillirson fiancé. Elle ouvrit la fenêtre. Mais cette fenêtre ne fut pasplutôt ouverte que Marie-Thérèse recula en poussant une sourdeexclamation. Ce n’était pas Raymond qui était là, devantelle !… C’était, c’était… maintenant elle ne distinguait plusrien devant l’obscurité commençante. Elle se frotta les yeux commesi elle voulait chasser une hallucination… Et puis, elle eut lecourage, oui, le vrai courage de se pencher à nouveau sur la rue…Il lui semblait que quelque chose de bizarre et de mal équilibréremuait, et balançait dans l’ombre… quelque chose qui ressemblaitau crâne pain de sucre, oscillant sur sa base. Elle seretourna, tremblant de la tête aux pieds… et alors, et alors,aussi, dans les deux coins d’ombre du bureau, elle crut voirencore, se balançant aussi tout en s’avançant vers elle avec desmouvements de pendule, la casquette crâne et le crânepetite valise… Elle put croire à un moment de folie et qu’elleétait encore hantée par toutes les vieilles histoires qui avaientaccompagné le bracelet-soleil-d’or.Elle fit un effortprodigieux pour chasser cette folie de son cerveau et de sesyeux : Voyons ! Voyons ! Voyons !… Elle savaitbien que les crânes des momies ne reviennent pas vivants sur desépaules vivantes !… Et cependant ils approchaient, ilsapprochaient, oscillant, basculant. Alors elle poussa un criaffreux pour chasser l’abominable vision, un appel au secours,délirant : Raymond !… mais ce cri mourut étouffé dans sagorge. Les trois crânes vivants avaient sauté sur elle, lecrâne pain de sucre avait bondi par le trou noir de lafenêtre ; et maintenant les trois crânes grouillaient surelle, l’annihilaient, la faisaient muette et prisonnière etl’emportaient par le trou noir de la fenêtre. Là, l’auto attendaitavec le boy. Et ce boy au singulier sourire tenait le volant. Etl’auto partit à toute vitesse dès qu’y furent montés les troismonstres avec leur fardeau, les trois affreuses larves quiglissaient sur la bouche râlante de l’épouse du Soleil,leurs petits poings hideux de momies vivantes !…

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