L’Épouse du soleil

Chapitre 1L’ARRIVÉE D’UN PRÉTENDANT

Sur sa prière, le batelier lui avait désignéapproximativement l’endroit de la ville où se trouvait lacalle de Lima (la rue de Lima) et le regard du jeune hommene s’en était plus détourné. Quand il débarqua, après avoir jetéquelques centavos à son homme, il repoussa brutalement l’assaut desguides, interprètes, pisteurs d’hôtel et parasites, pour courirdans la direction indiquée. Il arriva bientôt à la calle de Lima,qui semblait être la délimitation entre la vieille ville et lanouvelle. Au-dessus, à l’est, le haut commerce s’était groupé avecses vastes immeubles, ses rues larges et droites, ses boutiquesfrançaises, anglaises, allemandes, italiennes, espagnoles, qui sesuccèdent sans interruption. Au-dessous, tout l’enchevêtrement desruelles étroites et vivement coloriées ; les colonnades, lesvérandas s’avançant les unes vers les autres, prenant presque toutl’espace disponible. Raymond avait pénétré dans ce labyrinthe,bousculé par des Chinois, porteurs agiles de lourds fardeaux et pardes Indiens paresseux. Quelques ranchos, quelques cabaretsà matelots ouvraient leurs portes sur l’ombre fraîche de cequartier que le jeune homme, qui n’était jamais venu au Callao,paraissait parfaitement connaître. À peine hésita-t-il à uncarrefour un peu compliqué. Soudain, il s’arrêta, tout net, ets’appuya, un peu pâle, à la muraille décrépite d’une vieille masuredont la véranda entr’ouverte laissait venir jusqu’à lui une voixféminine, jeune, très musicale, mais aussi très assurée, quidéclarait en espagnol à un interlocuteur invisible :

– Eh ! mon cher Monsieur, c’est commevous voudrez, mais à ce prix-là vous ne pouvez avoir que du guanophosphaté, qui n’aura plus que quatre pour cent d’azote, etencore !…

La discussion, à l’intérieur de la bâtisse, seprolongea quelques minutes encore, et puis, il y eut un échange depolitesses ; on entendit une porte qui se refermait… etRaymond, de plus en plus ému, fit quelques pas du côté de lavéranda et avança la tête. Alors, il put voir une jeune femme d’unebeauté singulière, mais un peu sévère ; du moins, l’occupationqui, dans l’instant, retenait toute son attention et qui consistaità compulser de gros livres de caisse et à prendre rapidement deschiffres sur un mignon carnet attaché à la plus jolie taille dumonde par une chaîne d’or, cette occupation, disons-nous, devaitêtre pour quelque chose dans le froncement des sourcils, dansl’accentuation de la ligne du front et dans la dureté momentanée duprofil. Rien dans cette femme n’apparaissait de la langueur créole,rien non plus de la beauté espagnole en dehors de ses admirablescheveux noirs. Mais c’était là le casque de Carmen sur la tête deMinerve, de Minerve aux yeux bleus, déesse de la sagesse etexcellente comptable. Enfin, elle leva la tête :

– Marie-Thérèse !…

– Raymond !

Elle laissa glisser à ses pieds avec fracas ungros registre vert et courut à la fenêtre. Déjà Raymond couvrait debaisers ses mains prisonnières. Et elle, elle riait, riait… riaitdu bonheur de le voir, si grand, si beau, si fort, avec sa bellebarbe blonde qui le faisait ressembler à un mage doréd’Assyrie.

– Ça va le guano ?

– Pas mal, et vous ?… mais on ne vousattendait que demain.

– Nous avons brûlé une étape.

– Comment va ma petite Jeanne ?

– Oh ! ma sœur est une grande personne,maintenant, elle en est à son second bébé.

– Et Paris ?

– Eh bien ! la dernière fois que nousl’avons vu, il pleuvait !…

– Et le Sacré-Cœur ?

– Mais nous n’y sommes plus retournés, vouspensez bien, depuis vous…

– À ce qu’il paraît qu’on va levendre ?

– Hélas ! que ne suis-je assez riche pourle racheter… si seulement on me permettait d’emporter leparloir !… le petit coin où nous nous asseyions en vousattendant, Jeanne et moi !…

– Mais j’y pense ! et votre oncle, qu’enavez-vous fait ?

– Toujours à bord ! ne veut pas quittersa collection !… continue à prendre des notes avec le zèled’un académicien qui découvre l’Amérique… Mais où est la porte, monDieu ?… où est la porte ?… Je n’ose pas entrer dans vosbureaux par la fenêtre… Et puis, je vous dérange dans voscomptes…

– Énormément ! tournez le coin de la rue,la première porte à droite… et frappez avant d’entrer !…

Il s’élança, trouva une voûte à sa droite quiouvrait sur une immense cour où s’agitait, dans une certaineeffervescence, tout un peuple de coolies chinois et d’Indiensquichuas. Des camions, venant du port, passaient sous la voûte avecun grand bruit de ferrailles ; d’autres chars descendaient àvide. Il y avait un grand tumulte de choses et de gens, dans unepoussière suffocante. Enthousiasmé, l’ingénieur murmura :« C’est elle qui commande à tout cela ! » et il latrouva sur le seuil de son bureau qui l’attendait avec son heureuxsourire.

Ce fut elle qui referma la porte. Elle tenditson front :

– Embrassez-moi !

Il l’embrassa, en tremblant, dans les cheveux.C’était la première fois. Elle était beaucoup moins troublée quelui. Et comme il restait là, debout, les bras ballants, à laregarder avec extase, comme un grand dadais, ne pouvant plusprononcer un mot, ce fut elle encore qui dit :

– On s’aime ?

– Ah ! fit l’autre… en joignant ses mainsde boxeur.

– Eh bien !… pourquoi ne l’avez-vous pasdit plus tôt ?

– Il est trop tard ? s’exclama le pauvreRaymond dans une clameur désespérée.

– Non ! rassurez-vous ! je viens deremercier mon quatrième prétendant, don Alonso de Cuelar, le plusnoble parti de Lima, mon cher Raymond. Mon père est furieux. Àpropos de mon père, vous ne me demandez pas de ses nouvelles…

– Oh ! je vous demande pardon !…oui, oui, des nouvelles de votre papa et des petits… je ne saispas !… je ne sais plus !… je suis là à vousregarder !… je suis stupide !…

– Il se porte très bien, mon bon papa chéri.Il se réjouit de votre arrivée, de celle de votre oncle surtout,car vous, mon pauvre Raymond, vous ne venez que par-dessus lemarché. Oui ! Il est heureux de donner l’hospitalité à unmembre de l’Institut. Depuis un mois, il ne parle que de cetévénement à son cercle et à la Société de Géographie dont il vientd’être nommé secrétaire. Oh ! il s’occupe, mon papa !… ils’occupe d’archéologie !… Il fait creuser la terre un peupartout pour retrouver les os de nos ancêtres… Il s’amuse ! Ilnous amuse !… Il n’a jamais été aussi jeune ni aussigai !… quand vous le connaîtrez mieux, vous l’aimerezbeaucoup !…

– En attendant, vous dites qu’il estfurieux !…

– Eh ! il y a de quoi vraiment !…N’ai-je pas l’âge de me marier ?… Vingt-trois ansbientôt !… Oui, Monsieur !… Et voilà quatre jeunes etbeaux et riches seigneurs qu’il me présente et que jeremercie !… Savez-vous comment on m’appelle à Lima ?La Vierge du Soleil.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Ma bonne tante Agnès et la vieille Irène,qui savent par cœur toutes les légendes de ce pays, vousexpliqueront cela mieux que moi. À ce qu’il paraît que c’estquelque chose comme la Vestale antique.

– Marie-Thérèse, jamais votre noble père, lemarquis Christobal de la Torre n’acceptera pour gendreM. Raymond Ozoux.

– Ne dites donc pas de bêtises ! Mon pèrefera ce que je voudrai. Laissez-moi le choix du moment pourl’avertir, c’est tout ce que je vous demande, mon ami, et ne vousmontez pas l’imagination. Il n’y aura pas de roman et d’ici troismois nous nous marierons très prosaïquement à San Domingo, c’estmoi qui vous le dis.

– Mais je n’ai pas le sou !…

– Vous avez une belle santé, nous nous aimonset je vous donne le Pérou !… Il y a de quoi s’occuper ici,vous savez, pour un ingénieur !… Vous verrez, je me suis déjàintéressée à vos futurs travaux. Nous irons ensemble à Cuzco…

– Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse, commeje vous aime et comme je suis heureux de vous le dire !…Pourquoi ne nous sommes-nous rien dit de tout cela àParis ?

– Parce que nous ne savions pas… on vit côte àcôte, on se voit presque tous les jours… on se croit des amis… debons camarades… et puis on se sépare… alors, la distance… ladistance et l’absence vous apprennent que l’on s’aime…

– Oh ! je le savais avant,Marie-Thérèse…

– Oui, mais c’est moi qui vous l’ai dit lapremière !…

Ils se prirent les mains et restèrent ainsiquelques instants, en silence…

Soudain un gros brouhaha se fit entendre,venant de la cour, et presque aussitôt la porte s’ouvrit, pousséepar un des employés qui paraissait affolé. Cependant, apercevant unétranger, il s’arrêta et ne dit mot. Marie-Thérèse lui ordonna deparler. Raymond comprenait parfaitement et même parlait l’espagnol.Il apprit le malheur qui frappait l’établissement.

– Les Indiens arrivent des îles. Il y a eubataille entre les Indiens et les Chinois. Un coolie est tué, troissont grièvement blessés.

Marie-Thérèse ne manifesta aucune émotion.Elle demanda sur un ton sec et dur :

– Où cela s’est-il passé ?… aux îles dunord ?

– Non, à Chincha.

– Huascar n’était donc pas avec eux ?

– Huascar y était ! Il est revenu aveceux. Il est là…

– Qu’il entre !

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