L’Épouse du soleil

Chapitre 1JE VIENS TROUVER LE MAÎTRE DU PÉROU

Dans un coin de la grande place d’Arequipa, àl’une des fenêtres de l’hôtel du Jockey-Club qui était une espèced’auberge pour muletiers, le marquis de la Torre et Natividadassistaient avec impatience au triomphe du dictateur. Ils eussentbien voulu que la cérémonie fût au plus tôt terminée, car ilsn’avaient plus d’espoir qu’en Garcia.

À Pisco, ils avaient acquis la certitude quel’escorte de l’Épouse du Soleil s’était embarquée sur leremorqueur même qui appartenait au marquis et qui servait àl’ordinaire à conduire les chalands chargés de guano des îlesChincha à Callao, ce qui prouvait une fois de plus que l’entrepriseavait été longuement préparée et soignée dans tous ses détails etqu’on y avait employé les Indiens chassés par Marie-Thérèse,Indiens au courant de tous les services de magasinage et denavigation.

La « pointe » que les punchs rougesavaient poussée dans la sierra n’avait eu d’autre but quede donner le change, mais tout le voyage avait été réglé par lacosta pour aboutir, après voyage en mer, de Pisco àMollendo, à Arequipa, d’où l’on devait gagner le Cuzco. Embarqués àleur tour, le marquis, Raymond, François-Gaspard, toujourstranquille, et Natividad qui commençait à désespérer de tout,s’étaient fait conduire à prix d’or à Mollendo, avaient pris lechemin de fer et étaient arrivés à Arequipa quelques heures aprèsles punchs rouges.

Ils étaient tombés dans une ville sens dessusdessous où les gens ne se donnaient même pas la peine de répondre àleurs questions. Et c’est par le plus grand des hasards qu’ayantreconnu de loin Huascar qui se promenait paisiblement dans cettecité en ébullition, ils l’avaient suivi et avaient découvert lamaison où l’on tenait Marie-Thérèse et son frère prisonniers.C’était une petite bâtisse en adobes (briques cuites ausoleil) qui s’élevait à l’extrémité d’une rue, à l’entrée de lacampina, sur le bord du Rio Chili. Une dizaine de punchsrouges armés montaient la garde ostensiblement autour de la masure.Le marquis et Raymond ne purent même point en approcher. Ils virentse dresser devant eux, à une cinquantaine de mètres de la maison,des gardes civiques qui les invitèrent à rétrograder.

Ainsi les soldats de Garcia veillaienteux-mêmes sur l’Épouse du Soleil !

Une pareille chose dépassait touteimagination. « Garcia ne sait certainement pas ce qui sepasse, dit le marquis, sans quoi il aurait vite fait d’enlever mafille à ces sauvages ! Je le connais ! Il a ses défauts,mais c’est un homme civilisé. Il m’a demandé ma fille en mariage.Allons le trouver ! »

Mais Raymond ne voulut pas quitter de vue lesmurs de la maison où était Marie-Thérèse ! Si on l’avaitécouté, on n’aurait pas attendu l’entremise de Garcia et on seserait fait fusiller comme des lapins !… C’est ce que finitpar lui faire entendre Natividad. En ce temps de révolution,c’était vite fait ! Pan ! Pan !… deux, troiscadavres de plus dans le Rio Chili, ça n’était pas pour le fairedéborder ! et ça n’était pas non plus cela qui aurait sauvéMarie-Thérèse et son frère !… Il promit de ne point faire lefou et se glissa dans une embarcation dont il ne bougea plus, lesyeux sur la porte devant laquelle punchs rouges et soldatspassaient et repassaient l’arme en bataille. Le marquis etNatividad regagnèrent la seule auberge qui avait pu leur fournirune chambre, et se firent servir quelque nourriture en attendantimpatiemment l’arrivée de Garcia. Plus il réfléchissait, plusChristobal reprenait confiance. Au fond, il était très bien avecGarcia. Et puis, il lui promettrait son appui et celui de ses amis.Il serait son agent à Lima. Enfin, un homme civilisé ne pouvaitlaisser s’accomplir une chose pareille !

Natividad était naturellement de cet avis.L’idée qu’il allait être présenté au vainqueur du Cuzco ne luiétait point déplaisante. Certes, il ne prononcerait point desparoles qui pussent le compromettre, mais enfin il est bon deconnaître ceux qui peuvent devenir les maîtres du jour.

Quant à François-Gaspard, on l’avait perdu, ouplutôt on l’avait laissé en contemplation devant la hautaineapparition du Misti et on ne l’avait plus revu. Sans doutedevait-il être maintenant quelque part à prendre des notes surl’entrée en triomphe du nouveau dictateur.

Garcia, dans toute sa gloire, déplutprofondément au marquis qui aimait les choses brillantes, mais quin’en restait pas moins un délicat.

– Je ne l’aurais pas cru si panachard, dit-ilà Natividad ; à Lima, il était plus simple, mais j’ai toujourspensé qu’il avait du sang de métis dans les veines.

– Le succès l’a grisé, observa Natividad. Ilne sait pas garder la mesure.

– Tout de même, il me rendra mesenfants ! affirma le marquis.

Quand Garcia quitta la place, ils le suivirentderrière son état-major, après avoir dit un mot à l’aubergiste. Àl’entrée de la rue où se trouvait le palais du dictateur, ilsfurent arrêtés, mais le marquis marqua tant de hauteur, d’insolenceet d’impatience, parla si fort de « son ami Garcia »qu’on finit par le laisser passer, lui, et Natividad qu’il traînaitpar la main.

Au corps de garde, le marquis donna sa carte.Le sous-officier revint aussitôt en priant les caballerosde le suivre. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Il y avaitdes soldats partout, mais beaucoup étaient fatigués, et le marquiset Natividad durent enjamber plusieurs militaires qui dormaientdéjà sur les degrés de l’escalier d’honneur, le fusil entre lesjambes.

Enfin le sous-officier poussa une porte et ilsse trouvèrent sans encombre dans la chambre à coucher de SonExcellence qui y présidait un conseil de ministres qu’il avaitnommé la veille. Quelques-uns de ces hauts fonctionnaires étaientassis sur le lit, d’autres sur la table ou même sur un paquet delinge sale. C’est ainsi que se débattaient les grandes affaires dupays.

Ils furent reçus plus que courtoisement.Garcia, qui avait la tête dans une cuvette et qui, en bras dechemise, les manches retroussées, était en train de se faire labarbe, courut aussitôt au-devant du marquis en faisant s’envolerautour de lui tout un nuage de mousse de savon. Il s’excusa :« Excusez-moi, señor ! La simplicitéantique !… La simplicité antique !… Je vous reçois dansma chambre comme un ami !… car j’espère bien, Monsieur lemarquis, que vous venez en ami, en ami du nouveaugouvernement ! Permettez-moi de vous le présenter. »

Il commença par le ministre de la guerre quiétait à cheval sur le traversin et finit par le ministre des posteset télégraphes, un horrible métis qui mâchait des feuilles de cocasur le paquet de linge sale.

– Vous voyez, nous ne faisons pas de manières.Je suis un type, moi, dans le genre de Caton. L’antiquité, il n’y aque cela pour forger des hommes ! Les bons padresnous l’ont appris et j’ai reçu une excellente éducation !

Bon enfant, il éclata de rire, les pria des’asseoir où ils pouvaient et continua : « Vouscomprenez ! tout le flafla, toute l’étiquette, tout cela c’estpour le dehors ! pour la foule ! Il faut étonner lafoule ! Si on n’étonne pas la foule, on est fichu, Monsieur lemarquis ! »

Il zézayait un peu et roulait des prunellesnoires énormes. C’était un épouvantail pour enfants. Mais sonextérieur funambulesque n’empêchait point qu’il fût magnanime commeHector et malin comme un singe.

– Avez-vous vu ma revue ? Hein !quels soldats ! Quelle armée ! Et si vous les voyiez aufeu ! Pan ! pan ! gais comme s’ils faisaient partirdes cohetes ! (pétards). Et la pluie !Hein ! Avez-vous vu comme elle s’est arrêtée, la pluie !…Que dit-on de moi, Monsieur le marquis, à Lima ?…

Tout ce verbiage était une tactique. Pendantce temps, il examinait son homme, il dévisageait aussi, sans qu’ily parût, Natividad… Il essayait de les deviner, se demandant s’ilsn’étaient point envoyés par Veintemilla en ambassade et cherchaitdéjà la réponse qu’il devait faire à une demande d’amnistie ou à untraité de paix avec l’offre rémunératrice de quelque grosgouvernement. Et il se décidait à tout repousser, voulant jouer sursa carte jusqu’à son dernier sole (il était très riche) etsa vie, par-dessus le marché !

Le marquis put enfin parler :

– Je suis venu trouver le maître duPérou !…

À ces mots, Garcia qui avait fini de sedébarbouiller releva la tête et regarda le marquis, au-dessus de laserviette dont il se tamponnait le visage qu’il avait en effet unpeu trop hâlé pour un pur-sang… « Le Maître duPérou »… Garcia savait que le marquis de la Torre était un amide Veintemilla. Qu’est-ce qu’une pareille démarche et une pareillephrase voulaient dire ?… Dès lors, il se tint plus que jamaissur ses gardes. Quant à Natividad, en entendant le marquis, ilavait baissé la tête, rouge comme une cerise. « Je suisdéfinitivement compromis », se disait-il, et il regrettaitd’être venu. Le marquis répéta : « Je suis venu trouverle maître du Pérou pour lui demander, à lui qui peut tout, à luidont la devise est « liberté pour tout, excepté pour lemal ! » qu’il me fasse rendre ma fille et mon petitgarçon que l’on m’a volés !

– Que dites-vous ! s’écria Garcia. Quedites-vous ! On vous a volé vos enfants ! mais c’est uncrime abominable qui sera châtié de la mort des coupables ! Jevous le jure ! J’en atteste mon ancêtre, Pedro de la Vega quia donné sa vie pour la noble cause de la Religion contre lesinfidèles, en l’an de grâce 1537, ayant reçu dix-sept blessures àla bataille de Xauxa, aux côtés de votre parent, Monsieur lemarquis, l’illustre Christobal de la Torre !

Le marquis avait toujours prétendu à soncercle que Garcia ne descendait en aucune sorte de ce Pedro de laVega, et Garcia savait quelle était l’opinion du marquis, maiscelui-ci n’eut garde de la faire voir.

– C’est justement ces infidèles, Excellence,qui m’ont pris ma fille !…

– L’adorable señorita ! que medites-vous ? Les infidèles ! Quels infidèles ?

– Excellence ! Vous connaissez ma fille,Marie-Thérèse. Des Indiens quichuas s’en sont emparés dans mesmagasins de Callao…

– Les misérables ! les bandits !

–… au début des fêtes de l’Interaymipour la sacrifier dans leur temple comme ils sacrifiaient autrefoisles Vierges du Soleil !…

– Hein !… quoi ?qu’est-ce ?… que dites-vous ? sacrifier laseñorita ! Qui vous a dit cela ?… Unehistoire ! Ça n’est pas possible !…

– Enfin, Excellence, je suis sûr qu’on me l’aenlevée… Permettez-moi de vous présenter M. Natividad, elinspector superior de la police à Callao, un homme qui, commemoi, vous sera tout dévoué et qui a assisté à tout. Parlez,Natividad !…

Écrasé par la présentation du marquis,Natividad confirma les dires du marquis, en paroles vagues ettimides. Il paraissait avoir perdu la tête. Il se disait :« Cette fois, ça y est, si Garcia ne met pas Veintemilla danssa poche, je n’ai plus qu’à passer en Bolivie ! »

– Mais enfin ! pourquoi venez-vous medire cela à moi ? On vous a volé votre fille à Callao !Je n’en suis pas responsable ! C’est encoreVeintemilla qui est le maître de Callao ! C’est à Veintemillaqu’il faut vous plaindre ! Moi je ne puis malheureusement rienpour vous ! soupira très hypocritement Garcia qui ne tenaitnullement à se mêler d’une affaire pareille dans laquelle ilentrevoyait des démêlés avec les quichuas, ses partisans et sesalliés.

– Excellence ! ma fille et mon petitgarçon, – car le petit Christobal est également entre leurs mains –sont ici ! chez vous ! dans votre ville ! dans votrecapitale ! et la maison que l’on a transformée pour eux enprison est gardée par vos soldats !

– Ça, c’est impossible, je le saurais !et si par un mystère qui reste à éclaircir, il en était ainsi jen’ai pas besoin de vous dire que vous avez eu raison de venir metrouver, Monsieur le marquis !

– Je connais votre grande âme !Excellence ! je savais bien que ce ne serait pas en vain queje m’adresserais à vous ! Mes enfants sont sauvés ! je nel’oublierai de ma vie et vous pouvez compter sur moi et sur mesamis, à Lima, Excellence ! et vous savez si j’en ai desamis ! Et Monsieur aussi en a ! (Il montrait Natividad.)Toute la police de Callao est pour vous ! Elle attendimpatiemment votre arrivée ! Excellence, pardonnez-moi !Il n’y a pas un instant à perdre… Accompagnez-nous jusqu’aux portesde la ville, jusqu’au Rio Chili, et mes biens ! et ma vie sontà vous !

– Il m’est impossible de me déranger dans lemoment, répliqua le dictateur avec un soupir attristé ;j’attends le consul d’Angleterre qui m’a demandé une entrevue, maisje mets à votre disposition mon ministre de la guerre qui vousaccompagnera et qui vous sera tout aussi utile que moi, mon chermarquis !

Sur quoi il « siffla » sonministre de la guerre qui se leva avec assez peu d’empressement.« Va donc voir ce qui se passe du côté du Rio Chili, luiordonna Garcia, et reviens bien vite me faire ton rapport. Entrenous, Messieurs, je crois que l’on vous a abusés, mais croyez bienque tout ce que je puis faire pour vous, dans une aussi étrangeaventure, sera fait ! »

Et il ouvrit lui-même la porte pour bien leurfaire entendre que l’audience était terminée.

Le marquis, à défaut de Garcia, entraîna auplus vite le ministre de la guerre, dont les énormes éperonsremplissaient de leur bruit de ferrailles l’écho sonore del’escalier d’honneur. Natividad suivait. Garcia referma la porte.« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ? sedemanda-t-il tout haut, visiblement très ennuyé. Je parie qu’OviedoRuntu est encore dans l’affaire. S’il est vrai qu’il se soitattaqué à la señorita de la Torre, ce n’est pas ce quiavancera nos affaires à Lima ! »

La porte s’ouvrit et un officier annonça leconsul d’Angleterre. Celui-ci se présenta avec mille compliments àl’adresse du vainqueur. C’était un gros négociant de l’endroit quiavait fourni des vivres à l’expédition et qui avait obtenu descommandes de Garcia en lui promettant l’appui de l’Angleterre.Garcia lui vanta encore ses troupes et le consul trouva l’occasionde déclarer que des soldats ne sont rien sans un bon général.Garcia s’inclina, mais l’autre eut le tort, voulant outrer soncompliment, d’ajouter : « Car entre nous, Excellence,nous les connaissons, ces troupes quichuas, elles ne valent pasgrand’chose et si vous n’aviez pas été là !…

– Mes troupes ne valent pas grand’chose !hurla Garcia. Savez-vous, Monsieur le consul, les étapes qu’ellesont fournies dans la sierra, après un combat terrible !… Yparaissait-il ce matin ?… Avez-vous vu un seul de mes soldatstraîner la patte…

– Non ! mais ils dorment tous dansl’escalier ! répliqua le consul.

– Mes soldats dorment dansl’escalier !…

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