L’Épouse du soleil

Chapitre 7UNE PARTIE DE BOULES AVEC DES CRÂNES

Raymond et Marie-Thérèse restèrent seulsquelques secondes pendant lesquelles ils se regardèrent avectendresse. Et puis, tout de suite, ils furent rappelés auxcontingences par la ruée enthousiaste de toute la gentgéographique. Les deux jeunes gens se laissèrent entraîner par leflot.

– Mais que dira votre père, demanda Raymond,quand celui qui a véritablement envoyé le bracelet se feraconnaître ?

– Eh bien ! il nous pardonnera !… jene vous ai fait mentir que pour le rassurer… car, entre nous, leshistoires de la tante Agnès et d’Irène ne l’ont pas laissé tout àfait indifférent… c’est un petit enfant, mon papa. Nous l’aimeronsbien, n’est-ce pas ?

Les voitures officielles, les calèches étaientdéjà envahies par les membres de la Société qui se disposaient àaller faire visiter à François-Gaspard, les dernières fouillesincaïques aux environs de la ville, puis à prendre le chemin de ferpour les fouilles d’Ancouf. Le marquis était assis en face del’académicien et tous deux étaient radieux. Marie-Thérèse, aupassage, les salua et leur cria qu’ils allaient bientôt lesrejoindre. En effet, il était entendu que ce soir-là, on seretrouverait pour y dîner et passer la nuit à la villa que lemarquis possédait au bord de la mer, entre Lima et Ancon, ce quipermettrait à François-Gaspard de se livrer, dès le lendemainmatin, à sa passion scientifique, car cette demeure estivale, déjàencombrée, comme un musée, des derniers trésors historiquesarrachés à la terre, s’élevait au centre des fouilles mêmes.

Cependant, les deux jeunes gens, moinsamateurs des choses de la mort que MM. les membres de laSociété de Géographie et d’Archéologie, s’attardèrent à Lima queMarie-Thérèse voulait faire apprécier et aimer à Raymond. Ce n’estqu’après une longue promenade sur le paso deAmancæs qu’ils songèrent à aller rejoindre le cortège. Ilspartirent en auto, par un chemin impossible, déjà menacés parl’approche du soir et puis suivis par le vol sinistre desgallinazos, ces vautours noirs toujours affamés que l’ontolère cependant dans les rues, au Pérou, et même que l’onrespecte, car les municipalités leur savent gré de contribuer à lapropreté des rues.

L’auto avançait dans une plaine immense où sesuccédaient les haciendas, les poireros, prairies où sefait l’élevage des chevaux et séparées entre elles par destapis, sorte de petits murs en terre d’un mètre environ.Et puis la plaine n’offrit plus guère à la vue que du sable, vasteétendue lugubre, toute jonchée d’ossements, étalant les restes desmalheureux que les collectionneurs ont déterrés et laissé blanchirau soleil.

– Eh bien ! c’est gai par ici !s’exclama Raymond.

Marie-Thérèse, tout en ne cessant de gouvernerpour le mieux sa voiture, montra du doigt quelques métis quiavaient abandonné la garde des chevaux, au coin d’une hacienda,pour faire une partie de boules avec des crânes magnifiques :un tibia servait de but[6].

Ils arrivèrent bientôt aux environs d’Ancon oùils retrouvèrent le marquis, et François-Gaspard, et toute lasociété qui se promenait parmi les huacas les plusimportantes, cimetières indiens du temps des Incas. Le terrainentier était rempli d’obscures cavités. Dans chacune d’elles avaitdormi une momie que l’on avait arrachée à son sommeil millénaire.Raymond et Marie-Thérèse étaient descendus d’auto, mais nes’étaient pas joints aux groupes. Ils se promenaient isolés,tristes, au milieu de ces débris funèbres. Ils s’étaientdébarrassés de l’auto que le boy avait conduite à son garaged’Ancon.

– Pourquoi ne pas laisser dormir en paix lesmorts quand la vie est si belle ? fit la jeune fille enserrant la main de Raymond.

Celui-ci la fit asseoir sur un monticule, àl’abri de tous les regards, et il se mit à genoux près d’elle, etil lui jura qu’il l’aimerait toute sa vie, il lui jura cela surtous les morts qui étaient là. Et ils joignirent leurs lèvres aumilieu de cet affreux cimetière. Le bruit d’un discours les fitrevenir aux choses de la mort.

Le président de la Société, suivi de tout sonmonde, expliquait les travaux au fur et à mesure qu’il passaitdevant les fouilles les plus fraîches.

– En se promenant dans cette nécropole, onpeut évoquer, disait-il, l’ombre des Incas, et se croire un instantau milieu d’eux !… Voici un trou de deux mètres au fond duquelon a trouvé un paquet couvert de sable. C’était le chien qu’onsacrifiait sur la tombe du maître et qui devait l’accompagner avecsa femme et ses principaux serviteurs ; le chien portaitencore au cou la corde qui l’avait étranglé et ses pattes étaientligotées. Puis nous trouvâmes le cadavre de l’épouse qui, elleaussi, avait une corde au cou et qui avait dû être étranglée commele chien, peut-être parce qu’elle n’avait pas eu le courage de sedonner la mort elle-même. Enfin, nous eûmes la joie d’entendrel’ouvrier s’écrier : « Aqui esta elmuerto ! » (Voici le mort !), car, pourl’Indien, les cadavres autres que celui du maître ne sont, enaucune façon, dignes d’intérêt. Et, bientôt, en effet, le cheflui-même, – gros rouleau d’étoffes – dépassait la fosse et étaitdéposé ici à mes pieds. Nous avons déroulé les liens et les tissusdont il était enveloppé. Les tissus et la momie étaient dans unétat de conservation extraordinaire… la peau adhérait encore aux osde la face et le chef avait conservé tous ses cheveux et toutes sesdents. Les Égyptiens ne faisaient pas mieux,Messieurs !…[7].

À ce moment, il y eut un certain tumulte et lebruit se répandit que les ouvriers venaient de faire une découvertesensationnelle, celle de trois grands chefs Incas avec destêtes extraordinaires !

Les groupes revinrent sur leurs pas et Raymondet Thérèse les suivirent. Alors ils assistèrent à une exhumation demomies vraiment fantastique.

D’abord, dans ces dernières tombes, on avaittrouvé des petits sacs, pleins de grains de maïs et de feuilles decoca, des jarres qui avaient dû être emplies de chicha, tout leviatique enfin pour le grand voyage. Et puis des vases d’or, desamphores d’argent, des coupes, des statuettes martelées, desbijoux : tout un trésor qu’un coup de pioche venait de révéleret qui avait été déposé au bord de la fosse. Enfin les momies destrois chefs étaient déterrées ou plutôt désensablées avec milleprécautions. Et un membre de la Société leur avait déjà découvertle visage… Et ce fut presque terrible…

Pour comprendre ce que Raymond etMarie-Thérèse furent des premiers à apercevoir, il faut savoir quechez les Incas, comme du reste, de nos jours encore, chez lesBasques de la montagne, on faisait prendre aux crânes vivantsla forme que l’on voulait. Les crânes des bébés étaientdéformés au moyen d’éclisses, de planches rapprochées et serrées decordes : tantôt le sommet de la tête était façonné encône ; tantôt il était aplati et se développaitlatéralement ; tantôt on en faisait une énorme citrouille,etc.… On est maintenant fixé sur le motif de ces différentesdéformations : les Incas n’ignoraient point les sciencesphrénologiques et, précurseurs de Gall et de Spezhurn, ilsessayaient de développer telle ou telle qualité guerrière ouintellectuelle en augmentant telle ou telle partie du cerveau. Maisil est établi que cette déformation n’était permise que pour lesenfants de l’Inca qui étaient destinés aux plus hautes fonctions.Le peuple était condamné à vivre avec son crâne et son cerveauordinaires.

Donc les trois têtes des trois chefsapparurent : quelle apparition !

L’une de ces têtes était cunéiforme,c’est-à-dire qu’elle montait tel un énorme pain de sucre.Et c’était une chose hideuse que ce front de cauchemar, de bêted’apocalypse, entouré de ses cheveux qui semblaient encore vivants,doucement agités par la brise de mer ; la seconde tête étaitaplatie comme une casquette, casquette-crâne très rejetéeen arrière. La troisième ressemblait à une véritable boîte carrée,à une petite valise[8].

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