L’Épouse du soleil

Chapitre 2LES PRÉCAUTIONS DU FOU ORELLANA

Huascar enfin apparaît. D’où vient-il ?…Son calme, son immobilité, au milieu de tout ce tumulte, semblentattester qu’une pareille scène ne l’a point surpris… que rien nepouvait le surprendre… Il aurait été prévenu de ce qui allait sepasser qu’il ne montrerait pas plus de tranquillité. C’est lui quicommande, qui fait charger de chaînes les captifs, le marquis,Natividad et l’oncle François-Gaspard, lequel, devant la brutalitéde ses agresseurs, recommence à s’inquiéter et à se laisser gagnerà son tour par l’épouvante… c’est Huascar qui ordonne à ses Indiensd’emmener les malheureux.

Le marquis appelle une dernière fois :« Christobal ! Marie-Thérèse ! », mais, ils nelui répondent pas, car ils sont déjà comme morts parmi les anneauxdu serpent.

Cependant Huascar est de plus en plus sombre,car c’est en vain que sur son ordre, dans la salle envahie, oncherche Raymond. Raymond s’est enfui. Raymond serait-il le seul àéchapper à sa vengeance ?

Derrière les captifs, les Indiens ont quittéla salle en chantant la gloire, la force, la ruse et l’adresse duserpent dans la Maison du Serpent. Pendant le tumulte, lesmammaconas ont jeté leurs voiles de deuil sur la momieassise de Huayna Capac. Les Indiens repartis, elles ont reprisleurs voiles, et, à leur tour, sont parties. Puis sont partis tousles autres dignitaires, à l’exception de Huascar et des troisgardiens du temple dont les petits poings hideux caressent lesanneaux du serpent. Puis, Huascar est passé derrière le doublefauteuil d’or. Alors, comme s’il recevait un ordre, le serpent acessé de siffler, et il a refermé son ignoble gueule sur le bruitdes clochettes… et, peu à peu, il s’est replié… aussi lentementqu’il avait été rapide à se détendre et à encercler la pauvreMarie-Thérèse et le petit Christobal. Enfin, anneau par anneau, leserpent a fini par disparaître tout à fait derrière le fauteuild’or. Huascar, alors, a touché la pierre du mur à l’endroit ducoraquenque, l’oiseau à tête d’homme, et la pierre, denouveau a tourné, ouvrant le couloir de la nuit. Aussitôtle double trône a glissé dans le couloir de la nuit,emportant le roi mort et Marie-Thérèse et le petit Christobal. Etla muraille, sur eux, s’est refermée, car il y a des mystères queceux qui ne sont pas encore prêts à mourir ne doivent pasconnaître. Aussitôt, les trois gardiens du Temple ont incliné leurstrois têtes de monstres devant Huascar et Huascar est resté seuldans la Maison du Serpent, comme c’est son droit, parce que Huascarest le dernier grand-prêtre des derniers Incas. Il s’est assis,solitaire, sur la plus haute marche de porphyre et, dans la nuit,il s’est pris la tête dans les deux mains. Ainsi il resta jusqu’àl’aurore.

** * * * * * *

Dissimulé dans une niche de pierre creusée parla main des Incas, Raymond attendit Huascar toute la nuit, devantla Maison du Serpent. Mais il ne vit sortir aucun de ceux pourlesquels il était resté là, malgré le danger qu’il courait d’êtrereconnu par les quichuas, dignitaires de l’Interaymi.Certains, en passant, jetèrent un coup d’œil rapide sur ce pauvreIndien qui semblait dormir, roulé dans son punch, mais nul ne sedouta que l’homme était celui qui leur avait échappé, au moment dusacrilège ! Les ombres de la nuit étaient du reste favorablesà Raymond. C’étaient elles qui l’avaient sauvé dans cette vastesalle où s’étaient rués les Indiens à l’appel du serpent àclochettes. Dans le tumulte et la confusion générale, il avait eula présence d’esprit de retourner le punch rouge qui ressemblaitmaintenant sur ses épaules à tous les autres punchs quichuas. Ilétait sorti avec la foule, s’était trouvé dans la rue avec elle etétait resté dans cette niche, accablé par les événements.

Il n’avait plus aucun espoir ; lesquichuas étaient les maîtres du pays. La dernière victoire deGarcia leur avait livré le Cuzco. Tout ce qui n’était pas indigèneavait fui. Or, sur les 50.000 habitants de l’antique cité, les septhuitièmes étaient de pure race indienne, qui ne s’étaient pas vus àpareille fête depuis la conquête espagnole. Les quelques troupesque Garcia avait laissées là, auxquelles du reste étaient venus sejoindre avec enthousiasme les soldats vaincus de Veintemilla,faisaient chorus avec la population indigène d’où ils étaient toussortis et dont ils partageaient les mœurs, les croyances, lefétichisme.

Toute la région était dans un étatd’exaltation incaïque que rien ne pouvait calmer depuis que Garcias’était éloigné, par prudence, du reste. Le général n’avait pasvoulu tenter l’aventure de s’opposer personnellement auxmanifestations d’un fanatisme qui, selon lui, devait tomber toutnaturellement, après les fêtes de l’Interaymi.

En attendant, le pays était redevenu ledomaine sacré des fils du Soleil comme aux plus grands jours desIncas. Les chants, les processions, les danses ne cessaient pas.Quand Raymond et ses compagnons étaient arrivés aux environs duCuzco où ils avaient caché leur automobile dans un des tambos(auberge de campagne) dont ils avaient « acheté » lepropriétaire, il leur avait bien fallu se rendre compte del’impossibilité où ils étaient de tenter un coup de force.Heureusement, l’or de Garcia était là, suprême espoir. Ils avaientpromis à l’aubergiste, qui était un métis fort pauvre ne demandantqu’à devenir riche, une petite fortune s’il parvenait à leur amenerun ou deux punchs rouges, susceptibles de s’entendre aveceux pour affaire d’importance, moyennant la forte somme ; etcela en cachette de Huascar.

Le métis leur en amena quatre qui devaientêtre le soir même les veilleurs du sacrifice et dont lafonction consisterait à rester les derniers dans la Maison duSerpent, devant la Coya et le Huayna Capac avant lemystère des couloirs de la nuit. Cela, vraiment,« tombait » bien. Cela « tombait » trop bien etils eussent dû se méfier. Mais Raymond et le marquis étaient tropheureux de pouvoir enfin pénétrer jusqu’à Marie-Thérèse pours’arrêter à des détails qui auraient éveillé la prudence des moinshabiles. François-Gaspard qui avait assisté à lacombinazione avait pu, avec quelque raison, cette fois,hausser les épaules de mépris pour une aussi pauvre politique. Toutavait été réglé avec les punchs qui touchèrent immédiatement moitiéde la somme et qui devaient avoir le reste après le succès del’entreprise. Il était entendu, du reste, qu’ils y collaboreraienten facilitant l’enlèvement et en se faisant les gardiens de l’unedes portes par laquelle la petite troupe pourrait s’échapper, lecoup fait, avec leur précieux butin. Sur quoi, les quatre voyageursavaient revêtu le manteau des veilleurs du sacrifice et s’étaientgrimés, et avaient coiffé le bonnet à oreillettes. La cérémoniedevait avoir lieu vers la fin du jour au milieu d’une populace enliesse : qui donc se mêlerait de reconnaître ces faux-prêtresdont le rôle consistait à toucher de leurs fronts les degrés depierre ? François-Gaspard avait été naturellement le premier àse prêter à cette mascarade, comme il l’appelait ; il avaitaccepté son rôle avec une bravoure tranquille qui lui avait faitreconquérir toute l’estime perdue dans l’esprit du marquis et aussidans celui de son neveu. Natividad pensait lui-même un peu à Jennyl’ouvrière, mais l’affaire paraissait proche du dénouement. Ilsavait, par métier, qu’on pouvait faire, dans ce pays, beaucoup dechoses avec de l’or et il connaissait particulièrement la vénalitédes Indiens. Il ne doutait point, lui, du succès final de cettepetite tragi-comédie. L’Indien, tant de fois, avait été joué par leBlanc !

Or, dans la circonstance, c’était le Blanc quiétait joué par l’Indien. Ils s’en aperçurent à leurs dépens.Huascar les avait, dans leurs punchs rouges, convenablement« roulés ».

Où étaient-ils, maintenant, les veilleurs dusacrifice ? ceux qui devaient sauver Marie-Thérèse etChristobal ? Où le marquis ? Où Natividad ? Oùl’illustre membre de l’Institut ? Au fond de quel cachot etpromis à quel destin ?

Dans cette rue sombre, devant ce palais fatal,Raymond attendait Huascar pour le tuer. Mais personne ne sortaitplus de la Maison du Serpent. À l’aurore, une main se posa sur lebras du faux Indien. Celui-ci releva la tête. Il reconnut le grandvieillard qui suivait Huascar sur la place d’Arequipa. Il avaitdevant lui le père de Maria-Christina d’Orellana.

– Pourquoi restes-tu ici ? lui demanda levieillard. Ce n’est pas de ce côté que la procession apparaîtra.Viens avec moi, tu pourras voir ma fille qui va sortir ducouloir de la nuit.

Ces paroles du pauvre fou frappèrent Raymond,d’autant que de nombreux groupes d’Indiens passaient maintenantdans la rue, suivant tous la même direc­tion. Le vieillard lui ditencore : « Viens avec eux. Tu vois, ils vont tous à lapro­cession de l’Épouse duSoleil ! » Raymond se leva et le suivit. Dansson horrible situation qui n’était comparable à rien de ce qui pûtêtre imaginé de raisonnable dans le monde actuel civilisé, ilfinissait par trouver tout naturel qu’il se laissât diriger par unfou. Le vieillard, en mar­chant, lui disait : « Je teconnais bien. Tu es venu dans le pays pour voir l’Épousedu Soleil. Tu t’es même déguisé en Indien pourcela, mais c’est bien inutile, tu n’as qu’à venir avec moi, tu laverras, l’Épouse du Soleil ! Jesuis celui qui connaît le mieux Cuzco et la province, pardessus et par dessous. J’aivécu dix ans dans les sou­terrains. Quand je ne suis pas dans lessouterrains, je fais visiter la ville aux étrangers. Et je lesconduis à toutes les étapes que parcourait autrefoisl’Épouse du Soleil avant d’être réunieau Soleil dans le temple de la mort, qui est aussi, bien entendu,le temple du Soleil, mais par en dessous. Tuverras, c’est très curieux !… Aujourd’hui, ce sera même pluscurieux que la dernière fois, parce que, la dernière fois, ilsétaient obligés de se cacher et les processions n’avaient lieu quedans les couloirs de la nuit,mais aujourd’hui, ils sont les maîtres par-dessus commepar-dessous ; Huayna Capac, le roi mort, osera regarderune fois encore le Soleil vivant. Et ils se promèneront dans lesrues de la ville. Si tu ne sais pas cela, c’est que tu n’écoutespas ce qui se dit autour de toi. Où sont tes compagnons ?J’aurais pu leur faire visiter la ville à eux aussi ! et leurfaire suivre les étapes, aussi. Et, tu sais, je n’auraispas demandé plus cher. Quelques centavos me font vivrependant des semai­nes. Les aubergistes le savent bien qui meconfient leurs étrangers pour la visite de la ville et nul ne laconnaît mieux que moi. Tu es venu pour les fêtes del’Interaymi. Je t’ai vu pour la première fois à Mollendo,puis, à côté de la maison du Rio Chili, à Arequipa, puis devantla Mai­son du Serpent. Ce sont toutes les étapesavant les couloirs de la nuit. C’est par là, qu’il y a dixans, ils ont conduit ma fille Maria-Christina, qui était la plusbelle fille de Lima et qu’ils ont jugée digne de leur dieu. Moi, jen’étais pas prévenu. Mais, cette fois, ça ne se passera pas commeils le croient. Quand j’ai vu revenir les fêtes del’Interaymi, je me suis dit : « Orellana, ilfaut prendre tes précautions ! Et je les ai prises, ma parole.Viens, j’entends le bruit des flûtes d’os de mort ! »

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