L’Épouse du soleil

Chapitre 1SA CROUPE SE RECOURBE EN REPLIS TORTUEUX

Marie-Thérèse ferma les yeux pour échapper àl’horreur de se voir côte à côte, sur le même fauteuil, avec lemort qui devait l’emporter dans la terre et aussi pour ne pas lesvoir, eux, les punchos rouges… pour ne pas les voir… pour ne pasles voir ; car elle se rendait de plus en plus compteque si son regard se croisait avec celui de Raymond, ou avec celuide son père, elle éclaterait en sanglots ou se lèverait comme unefemme ivre pour courir à eux, ou leur crierait quelque chose quiles perdrait tous. Cependant, malgré ses paupières closes et malgréqu’elle parût déjà aussi momifiée que son compagnon le Roi, elleétait renseignée. Le petit Christobal, par-dessus les brasrecourbés de sa sœur, regardait tout ce qui se passait ; et illui disait tout bas, si bas que Marie-Thérèse sentait à peine sonsouffle monter le long de sa gorge nue : « Raymond a levéla tête… et puis papa… papa a fait un signe… mais il ne faut pas ledire… » Marie-Thérèse mit sur le souffle de l’enfant sa mainqui tremblait et il comprit qu’il devait se taire. « Ainsi,ils étaient là, pensait-elle. Qu’allaient-ils tenter ?qu’allaient-ils pouvoir faire ? » C’était horrible de lessavoir là, cachés et impuissants… car s’ils n’avaient pas étéimpuissants, ils ne se cacheraient pas !… Ils seraient venusavec la police… avec des soldats !… C’était cela qu’elle necomprenait pas !… Pourquoi se cachait-on pour la sauver !Les Indiens étaient donc les maîtres du pays, maintenant ?…Elle pensa à la révolution, au général Garcia qui avait demandé samain. Pourquoi n’était-on pas allé trouver Garcia, ilserait accouru avec son armée, près d’elle. Mais, eux, cachés sousleurs punchs rouges, qu’allaient-ils faire au milieu de ce peuplequi voulait sa mort ? que pouvaient-ils pour elle ?Cependant ils devaient avoir leur plan.

Les mammaconas chantaient :« Des tremblements de terre ébranlèrent le sol, la lune futentourée d’anneaux de feu de diverses couleurs ; le tonnerretomba sur l’un des palais royaux et le réduisit en cendres ;on vit un aigle chassé par plusieurs faucons remplir l’air deses cris, planer au-dessus de la grande place de la cité et, percépar les serres de ses agresseurs, tomber sans vie en présence desplus nobles Incas ! » À ces derniers mots quirappelaient, selon le rite, la défaite et la mort de leur dernierroi, tous courbèrent la tête, avec des gémissements, et le souffledes joueurs de quénia trembla dans les os des morts.Huascar, lui aussi, s’était incliné ; puis il releva le front,ses yeux rencontrèrent les paupières de Marie-Thérèse quis’entr’ouvraient. Elle le vit et frissonna. Elle ne doutait plusqu’il l’aimât et que c’était lui qui la faisait mourir. Quand ilfit quelques pas vers elle, elle crut sa dernière heure venue, tantson regard était sombre. Elle avait pu supplier la fouleanonyme ; celui-là, elle ne le pourrait point. Elle refermales yeux.

Elle l’entendit alors qui lui disait d’unevoix lente et monotone comme celle d’un prêtre à l’église :« Coya, tu appartiens à Huayna Capac, le grand Roivenu des enfers pour te conduire dans la maison du fils du Soleil.Nous te laissons seule avec lui. C’est lui qui te conduira au seuildu mystère qui doit rester inconnu des vivants. Il te feratraverser les couloirs de la nuit et te fera connaître, selon lerite, la gloire du Cuzco, fille du Soleil. Enfin, c’est lui qui,dans le Temple, te fera asseoir au milieu des cent épouses. Tu doislui obéir et, si tu veux que le charme ne soit rompu, ne telève que s’il se lève ! Et souviens-toi que le serpent veilledans la Maison du Serpent. »

Il se retira à reculons avec les troisgardiens du Temple, pendant que la foule des Indiens s’écoulaitlentement par les trois portes. Toutes les mammaconas s’enallèrent aussi, en ramassant leurs longs voiles noirs sur leurstêtes comme des femmes en deuil qui sortent du cimetière. Et mêmeles deux qui allaient mourir se retirèrent après avoir baisé lespieds de Marie-Thérèse, qui étaient nus sous la robe de peau dechauve-souris.

L’idée qu’on allait la laisser toute seuledans cette salle que gagnait la prompte obscurité de la nuit, seuleavec son petit Christobal dans les bras, à côté du Mort,l’emplissait d’une horreur plus grande que le spectacle quevenaient de lui donner ces sauvages. Pourquoi s’enallaient-ils ?… Sans doute, parce qu’il allait se passerquelque chose de si atroce qu’ils n’avaient pas le courage d’yassister. Huascar l’avait dit : « Il y a des mystères queles vivants ne doivent pas connaître ! » Qu’est-cequ’on lui avait préparé avec ce mort ? Pourquoi luiavait-on défendu de se lever ? « Ne te lève que s’il selève ! » Il allait donc se lever ? Ce Mort allaitdonc marcher devant elle ? la prendre par la main avec sa mainhideuse de momie ? l’entraîner chez les morts, par lescouloirs de la nuit ?

Au fur et à mesure que la salle se vidait, oneût dit également que la lumière la quittait.

Et les punchs rouges ?… est-cequ’ils n’allaient pas enfin venir à son secours ?… est-cequ’ils n’allaient pas l’arracher aux bras du mort ?… ou bienallaient-ils s’en aller comme les autres ?… Elle les regardemaintenant… tous les quatre… tous les quatre prosternés sur lesdalles !… Les mammaconas lui ont dit : « Cesont les veilleurs du sacrifice !… » Alors, eux,ils vont sans doute rester… parce que le sacrifice est proche…c’est leur devoir de rester !… Huascar a dit que tout le mondeallait s’en aller, excepté le Mort… Il ne pensait certainement pasaux veilleurs du sacrifice qui doivent avoir le droit derester. Cependant, il faudrait savoir… les gardiens du Temple sontpartis… Huascar est parti… les quatre punchs rouges vont peut-êtrele suivre… Non ! ils ne bougent pas !… Ah !Marie-Thérèse peut les regarder… ils ne la regardent pas ! Ilssont là, écrasés sur la pierre, comme des choses inertes…

Mais il n’y a plus qu’une vingtaine d’Indiensdans la salle. Qu’attendent les punchs rouges pour bondir verselle ?… Qu’attend Raymond ?… Qu’attend Raymond !…« Oh ! Marie-Thérèse, nous allons rester seuls avec eux,murmure le petit Christobal… ils nous sauveront ! »…C’est cela ! évidemment, pense-t-elle… c’est bien cela !…Voilà le plan !… Ils ont dû séduire les vrais veilleurs dusacrifice, les séduire ou les tuer, acheter la complicité dequelques caciques (ils aiment tant l’argent !)… et ainsi sesont-ils introduits dans la Maison du Serpentsous les punchs rouges, sachant qu’à la fin de la cérémonie on leslaisserait seuls, tout seuls avec Marie-Thérèse, le petitChristobal et le Mort !… Allons, tout allait se passer le plussimplement du monde, car tout pour la fuite avait dû être préparé…et, bien sûr… ce n’est pas le Mort qui résisterait ?

Maintenant, le Mort faisait moins peur àMarie-Thérèse.

Elle embrassa le petit Christobal qui luirendit son baiser et la serra dans ses petits bras… Encore cinq,quatre, trois Indiens… Ils se retournent pour la voir avant departir… Ah ! elle n’a garde de bouger… non… non… pas unmouvement… c’est défendu !… Elle ne doit se lever que si leMort se lève !… Alors, elle reste bien sage, avec son petitfrère dans ses bras, sur son fauteuil d’or… plus d’Indiens !…plus un !… plus personne que les quatre veilleurs dusacrifice, qui se lèvent à leur tour, et prennent lentement à leurtour le chemin des portes… Oui, ils s’en vont eux aussi… ils s’envont !…

Ah ! Marie-Thérèse a un sourdgémissement… Elle n’ose crier, elle ne sait pas si elle doit, sielle peut crier !… Mais de les voir s’en aller comme lesautres, sans un regard de son côté… cela lui arrache le cœur… etvoilà que le petit Christobal pleure… ne peut plus se retenir depleurer… « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! »dit-il dans ses larmes, mais encore elle le fait taire… Il fautvoir… il faut avoir du courage jusqu’au bout… Il y en a trois,trois veilleurs du sacrifice… qui, lentement, les têtes courbéessous le bonnet sacerdotal, s’en sont allés vers les trois portes…mais il y en a un, le quatrième qui s’est arrêté au milieu de lasalle, à demi tourné vers Marie-Thérèse… et celui-là lui fait unsigne… et celui-là, c’est Raymond !… Ah ! sûrement, ilssont sauvés ! ils sont sauvés ! mais il faut agir bienprudemment, n’est-ce pas ?… bien prudemment… Les trois sontdonc allés aux trois portes, et ils regardent avec précaution dansles cours, car chaque porte donne sur une cour comme dans tous lespalais incaïques où aucune pièce ne communique avec aucune autrepièce.

Est-ce que le peuple d’Indiens estparti ? Est-ce qu’il est bien parti ?… évidemment, c’estcela qu’ils regardent, c’est de cela qu’ils s’assurent. Et Raymondtrouve, certainement, qu’ils y mettent trop de temps. Il attend lesignal ! Il attend le signal ! Et ses mains armées,terriblement armées, se tendent vers Marie-Thérèse, qui déjà,oubliant la recommandation de Huascar, se soulève sur son trôned’or, alors que le Mort, lui, reste, comme il convient aux morts,surtout aux Rois morts qui ont de la dignité et le respectd’eux-mêmes, immobile… Ah ! le signal ! le signal !…c’est le marquis qui le donne !… Recuerda !(souviens-toi).

À ce mot d’ordre, qu’il attendait avec uneimpatience mortelle, Raymond se précipite sur Marie-Thérèse. Lemarquis le suit et, tandis que les deux autres continuent deveiller aux portes, tous deux bondissent, gravissent les hautsdegrés de porphyre, tendent les bras à Marie-Thérèse… EtMarie-Thérèse, se levant tout à fait cette fois, pousse un cri dejoie et de délivrance et est déjà prête à se jeter dans leurs brastendus avec le petit Christobal… quand, tout à coup, dans laseconde même où elle va quitter le siège fatal, un sifflementsinistre se fait entendre, cependant qu’elle jette une clameureffroyable et qu’elle se débat avec l’enfant dans les replismonstrueux d’une bête énorme qui vient de jaillir autourd’elle, qui l’enserre de ses anneaux, qui la broie, qui laretient, qui l’emprisonne sur le fauteuil de la Mort, avec leMort ! C’est le serpent de la Maison du Serpent qui gardesa proie !…

Raymond, le marquis, ont jeté un égal crid’horreur devant ce rempart inattendu qui se dresse en face d’euxet ils se sont rués sur le monstre dont la tête se balancefantastiquement au-dessus d’eux en faisant entendre un singulierbruit de clochettes. Ils veulent lui arracher ses deuxvictimes !… Ils le frappent ! Ils l’étreignent à leurtour !… Ils voudraient le tuer ! l’étouffer !…Épouvante nouvelle !… Leurs mains insensées ne rencontrentpoint la chair vivante, mais le froid du métal, des anneaux quigrincent, qui glissent les uns sur les autres, mus par quelquemécanisme infernal[34],écailles de cuivre[35] quidéfendent Marie-Thérèse et l’enfant contre les efforts qui tententde les sauver, mieux que ne le feraient les barreaux d’uneprison !…

C’est en vain que Raymond essaie d’attirer àlui les membres glacés de Marie-Thérèse, en vain que le marquis atenu dans ses mains les mains du petit Christobal… Ils sontimpuissants à les arracher au monstre qui continue de balancerau-dessus d’eux sa tête triangulaire dont la gueule entr’ouvertelaisse échapper un sifflement de plus en plus aigu et cetétourdissant bruit de clochettes… auquel on accourt de partout…

Natividad a crié : « Lesvoilà ! les voilà !… » et il s’est sauvé… mais où sesauver !… Et le marquis ne veut plus fuir… Et Raymond ne veutplus quitter Marie-Thérèse !… Et la salle tout entière seremplit à nouveau d’Indiens !… de dignitaires !… decaciques… de punchs rouges qui crient au sacrilège… demammaconas qui agitent désespérément leurs voiles noirs…de soldats quichuas qui font ouvertement cause commune avec labande d’Oviedo Runtu, lequel seul reste invisible.

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