L’Épouse du soleil

Chapitre 1L’OMBRE DU CONQUÉRANT

Ils faillirent le faire devenir fou, une foisqu’ils lui avaient caché son stylo. Enfin l’on s’amusait ; etil paraissait bien que l’on avait tout à fait oublié lebracelet-soleil-d’or, laissé, du reste, à la garde de la tanteAgnès et de la duègne Irène, lesquelles l’avaient, aussitôt aprèsle départ des voyageurs, porté à San Domingo sur l’autel de laVierge, préservatrice des maléfices, conjuratrice desortilèges.

L’arrivée à Pacasmayo avait particulièrementexcité la joie de l’oncle Ozoux. Le débarquement s’opéra sur unénorme radeau, qui, obéissant aux flots de l’éternelle houle,montait à mi-hauteur du pont du paquebot pour redescendre quelquesmètres au-dessous. Pour arriver sur le radeau, il fallait d’abordmonter dans un tonneau que soulevait un palan, ensuite, le tonneauredescendu, rencontrait le radeau et il ne s’agissait plus que debien prendre son temps pour sauter du tonneau sur le radeau.

Marie-Thérèse montra l’exemple et réussitgracieusement cette gymnastique compliquée ; le marquis, quiavait l’habitude, sembla voltiger dans les airs ; Raymond sutmesurer son effort de telle sorte qu’il put descendre de sontonneau les mains dans les poches ; quant à François-Gaspard,son débarquement fut si mal combiné que, le tonneau rencontrantbrutalement le radeau dans la seconde que le professeur rêvait àautre chose, le malheureux membre de l’Institut (section desInscriptions et Belles-Lettres) en jaillit comme d’une boîte àressorts. Inutile de dire qu’en arrivant au rivage, le bon oncle,qui était encore dans l’exaltation littéraire de cet exceptionneldébarquement et qui ne s’était nullement préparé au chocinévitable, roula du radeau sur le sable où la dernière vague de la« barre » vint le tremper comme un barbet. Il dut sedévêtir à moitié, et se sécher au soleil avant de continuer unvoyage commencé sous d’aussi heureux auspices.

Ce ne fut que le lendemain matin que lesvoyageurs quittèrent Pacasmayo sans qu’il leur fût survenu riend’autre qui pût retenir leur attention.

Cependant Raymond dut remarquer la coïncidencequi réunissait à leur petite troupe un certain gentleman de mine unpeu cuivrée qui, s’il n’avait été vêtu d’un complet à la dernièremode, eût pu facilement passer pour un de ces types de la raceindienne de Trujillo dont Huascar était certainement le plussuperbe représentant. Cependant le voyageur portait le costume avecaisance et, en cours de route, s’était montré fort civilisé,notamment à l’égard de Marie-Thérèse à laquelle il avait eul’occasion de rendre de ces services qui sont dus, en voyage, à unefemme, même quand vous ne lui avez pas été présenté. L’hommes’était embarqué en même temps qu’eux à Callao, avait débarqué surle même radeau, avait couché dans la même auberge à Pacasmayo et,le lendemain, prenait le même train pour Cajamarca.

Le spectacle de la traversée de la premièreCordillère des Andes était si « captivant » que nul nes’aperçut tout d’abord que l’homme s’était glissé jusque dans lecompartiment du marquis et de ses compagnons. Mais il sut serappeler à l’attention de ceux-ci et d’une façon si inattendue queles voyageurs, sans trop se rendre compte de ce qui se passait oude ce qu’ils ressentaient, en conçurent immédiatement une gêneinsupportable.

On avait jusqu’alors admiré le paysage et lesdifférentes transformations d’une nature multiple ; on venaitd’entrer dans les défilés les plus sauvages qui se peuvent imaginerquand l’inconnu prononça d’une voix grave :

– Vous voyez ce cirque, senores,c’est là que Pizarre a envoyé ses premiers messagers au dernier roides Incas !

Tous avaient tourné la tête. L’inconnu nesemblait voir personne. Debout sur la plateforme, les bras croisés,ses yeux ne quittaient point ces rochers au pied desquels le plusgrand aventurier de la terre s’était arrêté avant de conquérir unempire.

– Mon aïeul en était ! s’écria lemarquis.

L’inconnu ne regarda même pas soninterlocuteur, mais il prononça d’une voix si bizarre cettephrase : « Nous le savons ! Nous lesavons ! » que Christobal et les autres se demandèrent àquel original ils avaient affaire. Sa majestueuse immobilité nelaissa point que de les inquiéter.

Enfin, l’autre reprit, après unsilence :

– Oui, nous n’avons pas oublié qu’il y avaitun Christobal de la Torre avec les Pizarre ! Monsieur leMarquis, nous connaissons notre histoire. Lorsque Pizarre, descendude la colonie espagnole de Panama, dans la prescience qu’iltrouverait au-delà de l’Équateur un empire fabuleux plus riche quecelui que Cortès venait de donner à Charles-Quint…, lorsquePizarre, après mille dangers, et dénué de toutes ressources, se vitsur le point d’être abandonné de tous, il tira son épée et traçaune ligne sur le sable, de l’est à l’ouest. Se tournant ensuitevers le sud : « Amis et camarades, dit-il, de ce côtésont les fatigues, la faim, la nudité, les pluies torrentielles,l’abandon et la mort ; de l’autre, le bien-être et lamédiocrité. Mais aussi au sud, c’est le Pérou et ses richesses,c’est la gloire, c’est l’immortalité ! Choisissez donc chacunce qui convient le mieux à un brave Castillan. Pour moi, je vais ausud ! » Disant ces mots, il enjamba par-dessus la ligne.Il fut suivi du brave pilote Ruiz ; puis par Pedro de Candia,cavalier né, comme le dit son nom, dans une des îles de la Grèce.Onze autres traversèrent successivement la ligne, montrant ainsileur volonté de partager la bonne et la mauvaise fortune de leurchef. Parmi ces onze-là, il y eut un Juan-Christobal de la Torre,nous le savons ! Señor… nous le savons !…

– Mais qui donc êtes-vous, Monsieur ?demanda brutalement le marquis que les airs de l’inconnu, bien quecelui-ci ne se départît point de la plus extrême politesse,commençaient à exaspérer.

L’autre sembla n’avoir pas entendu. Ilcontinua, comme s’il rendait hommage aux hauts faits del’ancêtre :

– N’est-ce pas, messieurs, n’est-ce pas,señorita, qu’il y a quelque chose de frappant pourl’imagination dans le spectacle de ce petit nombre de braves, seconsacrant ainsi à une entreprise audacieuse qui semblait autantau-dessus de leurs forces qu’aucune de celles que racontent lesannales de la chevalerie errante ? Une poignée d’hommes,messieurs ! sans nourriture, sans habits, presque sans armes,étaient laissés sur un roc solitaire avec le dessein avouéd’accomplir une croisade contre l’un des plus puissants empires quiaient jamais existé et ils n’hésitaient point cependant pour cela àmettre leur vie en enjeu.

Et parmi ces hommes, il y avait un Christobalde la Torre… Monsieur le Marquis, permettez-moi de vous fairetoutes mes félicitations ! et aussi de vous présenter :votre serviteur Huagna Capac Runtu, premier commis à la banquefranco-belge de Lima. Nous pouvons voyager de compagnie, Monsieurle Marquis, car nous sommes de noble race tous les deux. Moi, jesuis de race royale. Huagna Capac, roi inca, qui n’avait que seizeans lorsqu’il succéda à son père, eut pour femme légitime PillanHuaco dont il n’eut pas d’enfant. Il épousa en secondes noces deuxautres femmes légitimes, Rava-Bello et sa cousine Mama Runtu. Jesuis un descendant de ce Huagna Capac et de cette MamaRuntu !

– Votre administration vous a donc donné uncongé ? demanda, avec une certaine insolence, le marquis.

Un sombre éclair passa dans les yeux de HuagnaCapac Runtu.

– Oui, dit-il, d’une voix sourde, monadministration m’a donné congé pour la fête del’Interaymi !…

Raymond ne put s’empêcher de tressaillir enréentendant ce mot qui avait été si souvent prononcé à l’occasiondu bracelet-soleil-d’or. Il regarda Marie-Thérèse quiétait plutôt inquiète de la tournure que prenait la conversationentre son père et ce singulier voyageur. Elle se rappelaitparfaitement maintenant avoir aperçu l’individu dans les bureaux dela banque franco-belge et elle avait eu affaire à lui plusieursfois à Callao, dans son établissement même, pour des règlements decompte à propos du guano phosphaté à destination d’Anvers. Il luiavait paru alors le plus insignifiant des commis de banque et ilétait passé près d’elle en laissant une image bien effacée dans samémoire. Ce n’était qu’à cette heure où ce pseudo-Péruviens’avouait orgueilleusement, dans son complet veston, comme un purIndien quichua, qu’elle découvrait en lui les marques de la race deTrujillo et l’allure générale qui en faisait un frère de Huascar.Elle savait par expérience combien cette sorte d’indigène estsusceptible et elle craignait que l’imprudent marquis ne déchaînâtune tempête, peut-être sans s’en douter. Elle intervintaimablement :

– La fête de l’Interaymi, mais c’estvotre grande fête à vous, nobles Indiens ! Est-ce qu’elle seraparticulièrement célébrée à Cajamarca ? demanda-t-elle.

– Cette année ! fit l’autre, elle seraparticulièrement célébrée dans les Andes entières !…

– Et vous n’y admettez point deprofanes ?… je serais si curieuse d’assister à cette fête donton parle tant !… On en dit tant de choses ! tant dechoses !…

– Des niaiseries, señorita, des niaiseries,croyez-le, reprit l’autre redevenu tout à fait petit garçon devantla noble Péruvienne. Et, souriant d’un bizarre sourire quidécouvrit des dents éclatantes, une mâchoire qui parut féroce àRaymond, il ajouta en zézayant légèrement d’une voix molle etlasse :

– Je sais ! on parle desacrifices !… mais c’est là des contes de bonnes femmes… Àl’Interaymi, des sacrifices humains !… maisregardez-moi avec mon complet veston de chez Zarate si j’ai l’airde me rendre à une boucherie sacrée ! Non !… quelquesrites qui nous rappellent notre splendeur passée, quelquesinvocations au Dieu du jour et un pieux souvenir à notre dernierroi, à ce malheureux Atahualpa, notre martyr à nous ! et c’esttout, croyez-le bien !… et je reviendrai bien tranquillementvous présenter les traites de la maison franco-belge, à laCalle de Lima, à la fin du mois prochain,señorita !…

Raymond se trouva tout à fait rassuré par lesdernières paroles de l’homme. Un sourire de Marie-Thérèse et unegrimace de François-Gaspard (de nouveau désorienté par le prosaïsmede ce descendant des Incas, commis de banque) chassèrent lesdernières vilaines pensées surgies à nouveau dans la cervelle desvoyageurs au nom de l’Interaymi.

Raymond regarda le paysage qui devenait deplus en plus sombre. Le train glissait au fond d’un gouffre, entredeux parois d’une hauteur vertigineuse. Tout là-haut, dans unebande de ciel éclatante, des condors aux ailes immenses éployéesdécrivaient des cercles lourds.

– Et c’est par des chemins pareils que Pizarreest venu à la conquête des Incas ! s’exclama Raymond, maiscomment, avec sa petite troupe, n’a-t-il pas été écrasé ?

– Mon cher Monsieur, ricana lugubrement lecommis de banque, il n’a pas été écrasé parce qu’il venait enami !

– Tout de même on ne s’empare pas« comme cela » d’un empire. Quand ils ont marché surCajamarca, combien Pizarre et ses compagnons étaient-ils ?

– Ils avaient reçu du renfort, fit le marquisen frisant sa moustache, ils étaient centsoixante-dix-sept !

– Moins neuf, rectifia le completveston.

– Ce qui fait : cent soixante-dix-septmoins neuf égale : cent soixante-huit ! si je ne metrompe, inscrivit François-Gaspard sur son éternel carnet.

– Pourquoi moins neuf ? demandaMarie-Thérèse.

– Parce que, Mademoiselle, répliqua ledescendant de Mama Runtu, qui semblait connaître l’histoire de laconquête de la Nouvelle-Espagne mieux que les descendants desEspagnols eux-mêmes, parce que Pizarre refit, pour ces nouveauxcompagnons, ce qu’il avait déjà fait pour les anciens. Il ne leurdissimula pas la difficulté de la tâche et leur donna une foisencore à choisir.

« Pizarre s’était arrêté au milieu desmontagnes pour donner du repos à sa troupe et en faire uneinspection plus complète. Oh ! vous avez lieu d’être fiers,Messieurs ! Leur nombre était bien alors, en tout, de centsoixante-dix-sept hommes, dont soixante-sept cavaliers. Il n’avaitdans toute sa compagnie que trois arquebusiers et quelquesarbalétriers n’excédant pas ensemble le nombre de vingt. Etc’est dans cet équipage que Pizarre se portait au-devant d’unepremière armée de cinquante mille hommes ! et contre un peuplede plus de vingt millions d’habitants, car le Pérou, sous lesIncas, comprenait à la fois ce que nous appelons maintenantl’Équateur, le Pérou, la Bolivie et le Chili ! C’est alors,Messieurs, qu’il trouva que ses soldats étaient encore tropnombreux. Il avait remarqué avec inquiétude qu’il s’en trouvaitquelques-uns dont le visage était assombri et qui étaient loin demarcher avec leur entrain ordinaire. Il sentait que, si cettedisposition devenait contagieuse, ce serait la ruine del’entreprise, et il jugea qu’il valait mieux retrancher, d’unefois, la partie gangrenée que d’attendre que le mal eût gagné lamasse entière. Ayant ramassé ses hommes, il leur dit que leursaffaires étaient arrivées à une crise qui exigeait tout leurcourage. Nul ne pouvait songer à poursuivre l’expédition s’il avaitle moindre doute du succès. Si quelques-uns se repentaient d’yavoir pris part il n’était pas trop tard pour s’en retirer. Ceux-làn’avaient qu’à retourner au bord de l’Océan, à San Miguel où ilavait déjà laissé quelques compagnons. Avec ceux qui voudraientpartager les chances de sa fortune, qu’ils fussent peu ou beaucoup,il poursuivrait l’aventure jusqu’au bout. Alors, il s’en retiraneuf ! quatre appartenaient à l’infanterie et cinq à lacavalerie. Les autres acclamèrent leur général…

– Obéissant à la voix de celui qui servaitPizarre comme un second frère, s’écria le marquis, à la voix de monaïeul Christobal de la Torre !

– Nous le savons ! nous lesavons ! répéta encore, avec son inquiétante ironie, lesingulier commis de la banque franco-belge.

– Et pourrions-nous savoir pourquoi vous nousracontez toutes ces belles choses ? interrogea le marquis, surun ton d’une grande hauteur.

– Pour vous prouver, senor, que lesvaincus savent l’histoire de leur pays mieux encore queles vainqueurs !… répliqua l’autre du tac au tac et avec uneemphase un peu ridicule pour un homme qui portait si bien le vestonde la maison Zarate et Cie « (la meilleure maisonde confection du paseo de amancæs).

– Mon Dieu ! que c’est beau !s’écria soudain Marie-Thérèse qui enrayait encore une discussion enrejetant l’attention des voyageurs sur le paysage.

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