L’Épouse du soleil

Chapitre 3ON L’ASSASSINE ! ON L’ASSASSINE !

La porte de l’hacienda était ouverte.Raymond s’avança sous la voûte. Tout paraissait abandonné. Pas uneâme dans la grande cour entourée de bâtiments dont quelques-unsapparaissaient en ruines. C’était là, tout au plus, unehiguela, ou plutôt une chara, c’est-à-dire unetoute petite hacienda dont les propriétaires devaient cultiver lesplantes maraîchères qu’ils allaient vendre à la ville. Raymondavait, à sa droite, le bodega ou dépôt pour lesmarchandises et les outils agricoles et, à sa gauche, lacasa ou maison qui devait servir d’habitation aupropriétaire. Là encore, toutes les portes étaient ouvertes.Raymond fut rejoint par le commissaire et le marquis dans le momentqu’il retournait à l’auto dont il prit une lanterne qu’il alluma.Tous observaient le plus grand silence. Il n’y avait pas le moindrebruit dans la plaine. Et ils entrèrent dans la casa. Ilsn’avaient pas plutôt pénétré dans la première pièce qu’ils furentsaisis par l’odeur singulière, par le parfum lourd, âcre etentêtant qui y régnait. Ils firent prudemment quelques pas et, toutà coup, poussèrent des cris d’horreur. Les meubles, renversés,gisaient là dans le plus grand désordre ; Raymond avait glissédans une flaque de sang ! Du sang, il y en avaitpartout ! Raymond et le marquis, tremblants d’une atroceangoisse, appelèrent désespérément :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » Et ils seturent soudain, car ils eurent en même temps la sensation qu’onleur avait répondu !

– Mon Dieu ! s’écria le jeunehomme, on l’assassine ; on l’assassine !…

Et il bondit vers un escalier qui grimpait aupremier étage d’où venait, distinctement pour tous, maintenant, uneplainte prolongée… Et le jeune homme encore glissa, dut se reteniraux marches d’une main qui essuya quelque chose de chaud ! Ilregarda cette main avec épouvante ! elle était rouge !…du sang !…

Ils avaient désiré une piste ! Ils enavaient une… et qui ne pouvait tromper ! la piste conduisait àla plainte, aux gémissements d’agonie qui perçaient les murs et lesplanchers, qui résonnaient maintenant lugubrement dans toutel’hacienda. Ainsi, ils se ruèrent à travers deux chambres, deuxchambres où il y avait eu poursuite, où l’on s’était battu,défendu !… « Marie-Thérèse !Marie-Thérèse !… » Un palier, une porte, un cabinet noiret la plainte dans le cabinet noir !… et un corps mourantcontre lequel ils trébuchent !… près duquel ils se jettent àgenoux, qu’ils enlacent, dont ils redressent le buste quirâle : Libertad !… ça n’est que Libertad quimeurt ! Et ils sont tous là, maintenant, à remercier le ciel,parce que ce n’est que Libertad qui meurt !

Le malheureux boy est criblé de coups decouteau. Il a été frappé à la poitrine, dans le dos, au visage,partout. Il râle, il demande de l’air. On le traîne à une fenêtre.On le confesse et l’on apprend qu’il expie son crime… Mais Raymondne l’écoute que pour savoir où est Marie-Thérèse… et dès que legeste de Libertad a montré la lointaine sierra, le cheminqui monte de la route vers la montagne, il redescend comme un fou,car il a compris que les prêtres rouges sont déjà loin d’ici avecsa fiancée.

Sur la route, il trouve l’oncle Ozoux quiessaie vainement de faire entendre des paroles consolatrices aupetit Christobal, lequel est monté dans l’auto, y a trouvé lemanteau de sa sœur et fait retentir toute la costa de sespleurs et de ses appels déchirants : « Marie-Thérèse…Marie-Thérèse !… » Le petit se jette dans les bras deRaymond, sanglote : « Ils l’ont emportée, lesméchants ! », mais il est si rudement rejeté sur la routepar le jeune homme éperdu qui demande à tous les échos : uncheval ! qu’il comprend tout à coup qu’il n’y a plus place icipour ses pleurs d’enfant ! Ah ! un cheval ! unemule ! quelque chose pour la poursuite !… Et cette vaine,cette stupide auto, qui est là et qui, après avoir servi àl’enlèvement, ne peut plus servir à rien !… à rien !…dans ces chemins de montagnes où les prêtres rouges se sont enfuisavec leur proie. Mais le petit, tout à coup, a donné l’éveil… Illui a semblé entendre, là-bas, derrière la bodega, au fondde la cour, comme un bruit de sabots contre des planches, et aussiun hennissement. Se tromperait-il ? N’y aurait-il pas desbêtes, là-bas, au fond d’une écurie ?… Il court… ce sont deslamas !… trois pauvres lamas efflanqués, las d’avoir porté, detrop longues années, de trop lourds fardeaux et qui seraientincapables, maintenant, de porter même cet enfant !… Cependantun lama ne hennit pas ! et le petit Christobal a bien entenduhennir tout à l’heure… Il fait le tour de la bâtisse et tout à coupse colle contre le mur… un cavalier est là, qui se dresse au milieude la plaine, immobile comme s’il surveillait l’hacienda. Et, prèsde lui, dans la même immobilité attentive, une bête légère, fine,aux jarrets de chèvre, au long cou, aux oreilles dressées, enéveil, un lama de la Cordillère, qui doit suivre ce cavalier commeun chien suit son maître. Un cheval et un lama ! le petitChristobal n’en respire plus !…

– Oui, mais il y a un cavalier de trop…

Dans le moment qu’il se fait cette réflexion,le cheval fait tout à coup un écart considérable, le cavalierpousse un juron et un coup de feu retentit. Une ombre, qui semblesurgie de terre et qui s’était glissée sournoisement à quelques pasde là, vient de décharger l’éclair de son arme. Le cavalier étendles bras et tombe, roule dans le sable, cependant que l’ombre adéjà sauté à la bride, puis bondi en selle. Le petit Christobal estaccouru :

– Tu diras à ton père que j’en ai toujoursdémoli un ! et que j’ai un cheval ! lui crie Raymond quia fait ce beau coup. Et il lance sa monture sur le chemin de lasierra.

Mais l’enfant ne lui répond pas, il court detoutes ses petites jambes derrière le lama qui court, lui, derrièrele cheval. Il lui agrippe la laine et il lui parle comme il fautparler aux lamas, et il saute dessus, et il l’enfourche de sespetites cuisses nerveuses… et voilà que les deux cavaliers passentcomme des flèches devant l’oncle Ozoux, qui lève vers la nuit bleueses deux longs bras dégingandés avec lesquels il semble mesurertout le désespoir du monde…

Pendant ce temps, au premier étage, Libertadachevait sa sinistre et précieuse confession. Le commissaire aretenu le marquis en lui faisant entendre de quelle importancepouvaient être les derniers propos du misérable boy et de quelleinutilité serait la présence de Christobal sur une route où il nepourrait rien faire tant qu’on ne leur aurait pas amené de chevaux.Natividad attendait des secours, après ses deux coups de téléphone,soit de Callao, soit de Chorillos. Et il pensait qu’on ne tarderaitpas à venir. Il pensait surtout qu’il était fort heureux d’avoir untémoin comme le marquis pour recueillir avec lui une déposition quiallait lui donner raison quant à tous les crimes obscurs desIndiens. Et il tourmenta Libertad jusqu’à son dernier soupir.

De cette déposition hachée, coupée par ladouleur, suspendue par les râles et arrêtée par la mort, ilressortit, plus clair que cette merveilleuse nuit tropicale, quel’affaire avait été préparée de longue main et qu’il y avait aumoins deux mois que la fille du marquis de la Torre avait étéchoisie comme la future victime de l’Interaymi.

C’est à cette date qu’on avait commencé àtâter la fidélité du boy, qui n’avait pas longtemps résisté à uneoffre pécuniaire assez sérieuse. On ne lui avait demandéqu’une chose, c’était d’être prêt, certain soir, à conduirelui-même l’auto où on lui dirait et sans qu’il sepréoccupât de ce qui se passerait derrière lui. Il avaitconsenti à tout, moyennant deux cents soles d’argent, dontcinquante lui avaient été comptés tout de suite.

– Et avec qui avais-tu passé ce traité ?demanda le commissaire.

– Avec le commis de la banque franco-belge quivenait quelquefois au magasin et qui s’appelle Oviedo.

Le marquis bondit : « Oviedo HuaynacRuntu ! » l’homme qui ne les avait pas quittés lors duvoyage de Cajamarca ! l’Indien qui se faisait habiller chezZarate ! celui qui les avait suivis pas à pas depuis leurdépart de Lima ! Si ce misérable avait préparé à Callaol’enlèvement de Marie-Thérèse, il avait dû, en effet, voir avecregret le départ de la jeune fille pour Cajamarca… Ainsis’expliquaient ses soins assidus et aussi la démarche faite auprèsdu maître de police de Cajamarca pour qu’il fit comprendre auxvoyageurs le danger qu’ils couraient et la nécessité pour eux deredescendre au plus vite à Lima et à Callao ! Peut-être mêmeétait-ce lui qui avait fait envoyer à l’auberge cet avis anonymequi, sous les apparences de l’intérêt et de la pitié, devaitrejeter plus vite la pauvre Marie-Thérèse dans le piège qui luiavait été tendu.

– Et quand as-tu été averti du jour et del’heure de l’affaire ? demanda encore le commissaire aumalheureux dont il fallait soulever de plus en plus le buste, car,par instants, il étouffait.

– Tantôt, Oviedo est venu me trouver et m’adit : « C’est pour aujourd’hui ! quelqu’un viendrate dire : « Dios anki tiou-rata » (le« bonjour » en langue aïmara), aussitôt, tumonteras sur ta machine, et tu ne tourneras pas la tête, quoi qu’ilarrive. On te dira où il faut aller, par où il faut passer et tu net’arrêteras pas avant qu’on te le dise ! sous peine demort ! »

Libertad retrace en quelques phrases, dontquelques-unes restent inachevées, le rapide drame.

Il était un peu plus de six heures et demiequand le boy se sentit touché au bras, dans la rue et aussitôt ilentendit le Dios anik tiourata prononcé par un être dontl’aspect le fit tout d’abord reculer. Il n’avait jusqu’alors vu depareille tête que dans les panthéons (les cimetières) incaïques etn’avait pas été éloigné de croire à quelque spectre. Toutefois, ilse ressaisit, monta sur sa machine, et, persuadé qu’il y allait desa vie, attendit des ordres. Il eut beau ne point tourner la tête,il lui fallut bien entendre le jeu qui se jouait à la fenêtre, etil avait compris que, derrière lui, on enlevait la fille du marquisde la Torre.

À ce moment, il regretta ce qu’il avait fait,mais il était trop tard pour reculer ! Sur l’ordre qui lui enfut donné, il descendit vers la muselle Darsena, par larue San Lorenzo. Dans la rue San Lorenzo, on lefit arrêter une seconde devant une porte basse d’où sortit unIndien qu’il avait reconnu immédiatement : c’était Huascar.Huascar s’était avancé jusqu’à l’auto et avait jeté un coup d’œil àl’intérieur, puis il avait dit en quichua : « C’estbien ! à tout à l’heure ! » et il avait donnél’ordre à Libertad de repartir sur la route de Chorillos et des’arrêter seulement à l’hacienda d’Ondegardo qu’ilconnaissait bien pour s’y être approvisionné plusieurs foisd’eau-de-vie de maïs. Il y était parvenu à toute allure. Dans lavoiture, derrière lui, on n’entendait rien. La señoritaétait-elle morte ? On aurait pu le croire. Pas un mot, pas unsoupir, rien ! Ayant stoppé devant la porte de l’hacienda, ilconstata que la porte était ouverte et que l’hacienda paraissaitvide de ses habitants. Il se retourna alors instinctivement et ilvit trois gnomes extraordinaires dont les têtes abominablessortaient, l’une haute comme un pain de sucre, l’autre carrée,l’autre oblongue, du trou du punch rouge. Et ils étaienten train de descendre avec de grandes précautions le corps de laseñorita qu’il avait bien reconnu sous le voile safrandont elle était couverte. Elle paraissait dormir.

Ils la transportèrent dans la casa.Et lui, Libertad, attendit sur son siège, ne pensant plus qu’à sefaire payer, à reconduire l’auto à Callao, à se sauver dans lasierra, et à sortir au plus tôt de cette affreusehistoire.

Sur ces entrefaites, le métis avait entenduderrière lui le galop d’une troupe de cavaliers, et presqueaussitôt, il avait été entouré par une trentaine d’hommes qui,tous, avaient revêtu le punch rouge. Ils étaient conduits parOviedo lui-même et par Huascar qui avait ordonné à Libertad depénétrer avec lui dans la casa.

Libertad n’avait pas été peu étonné en entrantdans la première pièce d’y trouver une demi-douzaine de femmesentièrement voilées de noir et ne laissant voir sous le haïk dedeuil que leurs yeux, et se tenant debout devant la porte d’uneautre salle dans laquelle on avait certainement transporté la filledu marquis de la Torre.

– Les mammaconas ! s’étaitécrié, à cet endroit de la confession du boy, le commissaire quisuait à grosses gouttes du travail qu’il se donnait pour arracherles derniers lambeaux de sa déposition à Libertad. Lesmammaconas ! Ah ! nous savons maintenant à quinous avons affaire !… Et après !… et après !… achèveavant de mourir, malheureux ! Et Dieu tepardonnera !…

– Oui, les mammaconas !…c’étaient les mammaconas !… mais Dieu aura pitié,gémit l’agonisant… je ne savais pas qu’on voulait enlever votrefille, Monsieur le Marquis !… mais elle n’est pasperdue !… Non ! Dieu ne le voudra pas, señor !… Vousla sauverez avant l’abominable sacrifice !… Oui… oui… j’aitout appris ici… des punchs rouges qui ne savaient pas que jeparlais l’aïmara… Ils ne se sont pas gênés devantmoi !… Ils disaient qu’Atahualpa allait avoir une belleépouse ! et que le Soleil et les fils du Soleil pouvaientse réjouir !… Et ils se prosternèrent tous quand elle vint àpasser !…

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