L’Épouse du soleil

Chapitre 4LE SERMENT D’HUASCAR UN PACTE SOLENNEL

Le marquis n’était pas plus tôt arrivé dans lachambre que Huascar faisait son entrée, suivi de Raymond etNatividad comme un prisonnier de ses deux gardiens. L’Indien enlevason chapeau, souhaita le bonjour en aïmara aumarquis : Dios anik tiourata !ce qui, pour un Quichua, était une marque de grande vénération, carcette langue était celle adoptée par les prêtres incas au moment del’Interaymi et lorsqu’ils parlaient aux foules réuniesdans le culte du Soleil. Puis, comme le marquis le dévisageaitsévèrement sans répondre à cette politesse, il prit la parole enespagnol :

– Señor ! fit-il d’une voixrude, mais calme, je vous apporte des nouvelles de laseñorita et de votre fils. Si le Dieu des chrétiens, quema bienfaitrice et les pares m’ont appris à invoquer,seconde le bras de Huascar, ils vous seront bientôt, tous deux,rendus en bonne santé.

Christobal, en dépit des sentiments tumultueuxqui l’agitaient et de son impatience à connaître le but et le plande Huascar, s’attachait à se montrer aussi froid, aussi maître delui que l’Indien. Il croisa les bras et demanda :

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commis lecrime de les enlever ?

Huascar répliqua :

– Pourquoi toi et les tiens ont-ils commiscelui de les laisser prendre ? N’avais-tu pas étéaverti ? As-tu pu douter que ce pût être par un autre que parHuascar ? Huascar, pour toi, a trahi ses frères, son dieu etsa patrie ! mais il s’est souvenu que la madrede la señorita a ramassé un jour àCallao un enfant tout nu ! et il a juré de sauver laseñorita du terrible honneur d’entrer dans les demeuresenchantées du Soleil.

L’homme se tut. Le marquis lui tendit la main.Il ne la prit pas.

– Gracias, señor, remerciala voix rauque de l’Indien.

Et un triste sourire erra sur ses lèvrespâles.

– Et mon fils, Huascar, me le rendras-tuaussi ?

– Votre fils ne court aucun danger,señor ! Huascar veille sur lui !

– Oui ! oui ! tu veilles sur monfils ! tu veilles sur ma fille, et demain peut-être je n’auraiplus d’enfants !

– Tu n’auras plus d’enfants ! répliquaHuascar de plus en plus sombre, si tu ne fais pas tout ce que tedira Huascar. Mais si tu fais tout ce que dira Huascar, je te jure,sur les mânes d’Atahualpa qui attend ta fille et que je trahis,pour ma damnation éternelle, que la señorita serasauvée !

– Et que faut-il faire ?

– Rien ! Voilà pourquoi Huascar est venute trouver. C’était pour te dire : Ne fais rien, resteici ! toi et tes amis ! N’approchez plus de la petitemaison en adobes du Rio Chili. Ne poursuivez plus lespunchs rouges ! N’excitez pas leursurveillance ! Cessez de les mettre en garde !et laissez-moi agir ! Je réponds de tout si tu me donnes taparole que ni toi ni les tiens, on ne vous verra plus rôder autourde nous. Ils vous connaissent. Votre apparition, si mystérieusesoit-elle, est immédiatement signalée et les mammaconasfont la chaîne noire autour de la fiancée duSoleil, prêtes à la tuer à l’apparition des premiers visagesétrangers et à l’offrir morteà Atahualpa s’ils nepeuvent la lui donnervivante ! Ne quittez point cette auberge, ou tout aumoins ne sortez pas des limites de cette place. Si tu me jurescela, je puis déjà te promettre une chose, c’est que cette nuit,environ à minuit, je t’amènerai ici ton fils, ton bien-aiméChristobal ! que ta fille suivra bientôt dans tesbras !

Le marquis alla détacher un petit crucifixattaché à la muraille au-dessus du lit et il revint à Huascar.

– La marquise t’a fait élever dans notresainte religion, dit-il ; jure-moi que tu feras bien ce que tuviens de dire, jure-le-moi sur le Christ !

Huascar étendit la main et jura.

– Moi, fit-il au marquis après avoir juré,moi, je n’ai besoin que de votre parole !

– Tu l’as ! déclara Christobal. Et noust’attendons ici à minuit !…

– À minuit ! répéta Huascar qui remit sonchapeau et gagna la porte.

– Messieurs, demanda le marquis en seretournant vers Raymond et Natividad quand on entendit les pas del’Indien dans l’escalier, j’ai donné ma parole, nous la tiendrons.Je crois fermement que Huascar nous sauvera de cette terribleaventure. Nous n’avons aucune raison de douter de lui après lapreuve qu’il nous a donnée par deux fois de son dévouement, en nousavertissant à Cajamarca et à Lima !

– C’est mon avis ! dit Natividad.

Mais Raymond se taisait.

Plusieurs fois il avait fixé le regard del’Indien et il lui semblait bien n’y avoir point trouvé cettefranchise héroïque qu’il étalait dans ses discours.

– Qu’en dites-vous, vous, Raymond ? Queleffet vous a-t-il produit ?

– Un mauvais effet ! répliqua le jeunehomme. Maintenant, je me trompe peut-être, je sens que Huascar medéteste et, moi, je ne l’aime pas. Nous sommes dans un mauvais étatd’esprit pour nous juger l’un l’autre. En attendant, nous sommesses prisonniers ! termina-t-il.

Mais la triste réflexion de Raymond se perditdans le bruit que Natividad faisait en ouvrant la fenêtre. En mêmetemps, il s’écriait :

– Mais je vous assure que j’ai vu cettefigure-là quelque part !

– Moi aussi ! elle ne m’est certainementpas inconnue !… dit Christobal qui était venu se placer à côtéde Natividad.

Raymond les rejoignit. Il aperçut sur la placele grand squelette de vieillard qu’il avait vu sous la voûte.

Toujours appuyé sur son bâton, s’arrêtantencore et se dissimulant d’une façon enfantine, ici derrière unecharrette, là derrière un auvent, il suivait Huascar !L’Indien s’était retourné deux ou trois fois du côté de l’homme etpuis avait poursuivi son chemin sans autrement s’en préoccuper.Tout à coup, le marquis qui était resté pensif, à la fenêtre, serecula très pâle :

– Oh ! fit-il, je reconnais cethomme ! C’est le père de Maria-Christina d’Orellana !

Natividad, dans le même moment, fit entendreune sourde exclamation :

– Oui ! oui ! C’est lui ! Nousl’avons tous connu à Lima avant son malheur !…

Ils restèrent sous le coup de l’apparition dece fantôme qui avait surgi devant eux comme pour leur rappeler que,lui aussi, avait eu une fille, belle et aimée, une fille qui avaitdisparu dix ans auparavant, pendant les fêtes del’Interaymi… une fille qu’il ne reverrait jamaisplus ! De ce malheur, le marquis ne doutait point maintenant.Il se laissa tomber, atterré sur une chaise et, quand on lui servitson repas, il ne toucha à aucun plat, malgré les encouragements deNatividad qui lui rappelait les promesses de Huascar. Quant àRaymond, après avoir entendu l’exclamation du marquis, il étaitdescendu sur la place, et, au coin de cette place où se trouve unerue qui conduisait à la petite maison en adobes du RioChili, il rejoignit le grand squelette de vieillard et lui mit lamain sur l’épaule. L’autre se retourna et, un instant, fixaRaymond :

– Que me voulez-vous ? lui demanda-t-ild’une voix sans force et sans accent.

– Je voudrais savoir pourquoi vous suivez cethomme. Et il lui montra Huascar qui tournait le coin de lacalle.

– Comment ! vous ne le savez pas ?fit le vieillard étonné. Vous ignorez donc que nous serons bientôtau grand jour de l’Interaymi ? J’ai suivi cet hommequi commande l’escorte de l’Épouse du Soleil. C’est lui le chef deces punchs rouges qui mènent mafille au Cuzco en l’honneur du grand Atahualpa. Mais,cette fois-ci, je ne la laisserai pas mourir comme la dernièrefois. Je la sauverai et nous reviendrons bien tranquillement à Limaoù son fiancé l’attend. Gracias,señor !…

Et il s’éloigna de toute la longueur de sesjambes, en s’appuyant sur son bâton.

– Le malheureux est fou ! dit tout hautRaymond qui se prit la tête entre les mains comme s’il craignaitque sa raison ne vînt a lui échapper, à lui aussi. Plus encore quependant leur ardente poursuite sur la costa, plus mêmequ’à l’heure atroce où il avait découvert le rapt, il souffrait.Cette situation extraordinaire d’immobilité, à deux pas deMarie-Thérèse vouée au supplice et enfermée dans une maison, enpleine cité civilisée lui emplissait le cœur d’une douleurfurieuse. Ne pouvoir rien faire, rien qu’attendre tout du bonplaisir, de la reconnaissance et peut-être de la traîtrise deHuascar ! Mais enfin, les heures s’écoulaient !pensait-il en fermant ses poings impuissants… Il faudrait fairequelque chose, ne pas se laisser arrêter par les gardes, lessoldats de Garcia qui veillaient inconsciemment sur cette proiesacrée. Il rêvait de se ruer jusqu’à la petite maison enadobes, d’essuyer le feu des miliciens et des punchsrouges, de forcer le seuil de cette prison, d’y pénétrer sanglantet râlant et d’arriver pour expirer aux pieds deMarie-Thérèse !

Et puis après ? Était-ce cela qui lasauverait ?… Le marquis avait raison, il fallait se contenir,réfléchir, agir par la ruse, essayer de soudoyer cesmisérables !… entrer en rapport avec eux !… On verraitbien ce qui resterait à faire à minuit quand Huascar reviendrait…Minuit, comme cela lui paraissait loin !… Il avait fait dixfois le tour de la place, se demandant s’il n’était pas possible desoulever cette ville, en lui criant la vérité ?… N’y avait-ilpas dans ces maisons, derrière ces galeries, ces drapeaux, cesguirlandes, toute une population qui se révolterait à l’idée queces abominables Indiens allaient sacrifier une chrétienne… Il futsur le point de s’arrêter au milieu de la place et de hurler :« Au secours !… Au secours !… », mais un grandtumulte de musique et de chants le fit se détourner. Là-bas, dufond d’une calle lointaine accouraient des rumeurs de fêteet il la vit, cette population qu’il voulait soulever contre Garciaet qui n’obéissait qu’à Garcia, et celui-ci avait dit, comme Pilatedevant Jésus, « qu’il s’en lavait les mains ». Elleapprochait au bruit des tambours et des trompettes et à la lueurdes torches et des lampions, car le soir était tombé. Ce qui arrivasur la place était une cavalcade et aussi une procession. Il yavait des torches et aussi il y avait des cierges. Il y avait desdrapeaux, des croix, et de mystérieux emblèmes qui dataientpeut-être de deux mille ans. Les pares, qui constituentlà-bas tout le clergé de l’intérieur des terres, n’ont pu avoirquelque influence sur les Indiens qu’en ne heurtant pas lesantiques superstitions… et, dans une manifestation à la foiscivile, patriotique et religieuse comme celle-là, on voyaits’amalgamer de la façon la plus bizarre et aussi la plus sauvage lechristianisme et le paganisme particulier aux Indiens. Évidemmentla haute société du Pérou ni même celle d’Atahualpa n’étaient làreprésentées, mais il y avait sur cette place, flamboyantemaintenant comme si on y avait allumé un incendie, la masse de lapopulation délirante, chantant des cantiques, riant et fumant etbuvant et dansant, cependant que les éternels cohetes(pétards) éclataient dans les jambes de tout le monde… Quelques-unsentrèrent à l’église en continuant de danser et les autres authéâtre où ils observèrent tout de suite le plus religieux silence.On y attendait le dictateur pour commencer la représentation.Raymond, de plus en plus furieux, s’était croisé les bras,regardant passer les « débordements populaires » :« Rien à faire avec ces brutes ! » Et il résolutd’aller à la petite maison en adobes, en dépit de cequ’avait dit Huascar ; et, violant sans remords la parole dumarquis, il quitta la place, serrant nerveusement, dans la poche deson veston, son revolver. Quelle folie allait-il commettre ?Que voulait-il faire ? C’est justement ce que lui demandaHuascar lui-même qui venait de se dresser devant lui :

– Señor ! oùallez-vous ?…

Il lui avait posé sa main sur le bras,l’arrêtant.

– Vous savez bien où je vais, réponditrudement Raymond.

Et il voulut passer. Huascar s’y opposa.

– Rentrez chez vous, señor, lui ditl’Indien d’une voix calme, et j’y serai dans deux heures avec lepetit marquis. Mais je ne réponds plus de votrefiancée si vous faites un pas de plus.

La voix de Huascar avait tremblé sur cesmots : Votre fiancée. Raymond regardaHuascar, il ne vit que de la haine dans les yeux de l’Indien.« Marie-Thérèse est perdue ! » se dit-il dans unâpre désespoir. Soudain, une lueur sublime éclaira l’abîme où il sesentait rouler avec Marie-Thérèse.

– Huascar, fit-il, sur un ton solennel, sivous sauvez la fille du marquis de la Torre…

Il s’arrêta un instant, car son cœur battaitson thorax de coups si durs qu’il put croire qu’il allait étouffer.Les quelques secondes de silence qui précédèrent ce qui lui restaità dire à Huascar, ce qui devait être dit, lui parurent éternelleset il devait à jamais conserver dans sa mémoire le cliché barbarede ce coin de rue sombre et désert, de cette arcade obscure souslaquelle l’Indien et lui s’étaient réfugiés et où leur arrivaientpar intermittence les clameurs de la plaza majoret le bruit tout proche des cohetes que les petits garçonsfaisaient éclater dans les calles voisines, sous les piedsdes passants. Sur la droite, il y avait, à une fenêtre d’un premierétage, le clignotement de veilleuse d’une demi-douzaine de verresde couleurs dans lesquels la famille d’arequipenos quihabitait là avait allumé les petits disques de cire en l’honneur deGarcia, avant de se rendre aux joies de la retraite aux flambeauxou au triomphe du grand théâtre municipal. Il attendit qu’un Indienqui marchait courbé sous le poids d’un stock de pelliones(couvertures de selles) se fût éloigné du côté du Rio Chili et cene fut que lorsqu’il n’entendit plus sur les pavés le glissement dupolio dont les quichuas chaussent leurs pieds nus qu’ilparla. Peut-être, inconsciemment, attendait-il que quelqueévénement l’eût empêché de dire cette chose que l’autre écouta sansplus remuer qu’une statue : Si tula sauves, je te juresur mon Dieu queMarie-Thérèse ne serapas ma femme. Huascar ne répondit pastout de suite. Un tel marché devait l’avoir pris au dépourvu.Enfin, il dit :

– Je la sauverai ! Et maintenantva-t’en ! Rentre à l’auberge ! J’y serai à minuit.

Et il prit le chemin du Rio Chili sans pluss’occuper de Raymond. Celui-ci retourna à la plazamayor, étourdi, les oreilles bourdonnantes, persuadé qu’ilavait délivré Marie-Thérèse. Il vivait à ce point dans son rêveintérieur et jouissait si âprement de son sacrifice et de savictoire qu’il ne vit rien de ce qui se passait autour de lui etqu’il faillit se faire écraser par une escorte de hussards quibousculait la foule sur son passage. Il fallut bien alors qu’illevât la tête. Au centre de cet escadron galopant, il aperçut unecalèche traînée par quatre chevaux harnachés comme pour le mardigras. Dans la calèche, deux hommes : le général Garcia, avectous ses galons, toutes ses décorations, toutes ses plumes… et, àcôté de lui, en correct habit noir encadrant l’irréprochablecuirasse du plastron blanc, la figure calme et mystérieuse d’OviedoRuntu. Dès qu’il eut reconnu ce dernier, Raymond fonça sur lafoule, les poings prêts pour l’étranglement. Mais il fut roulé parle flot populaire et se trouva dans une salle de théâtre, sanspouvoir se rendre exactement compte de la façon dont il était entrélà. Il voulut ressortir immédiatement, mais n’y réussit point.Garcia, penché au-dessus de la loge présidentielle, entouré de sonresplendissant état-major, dont les broderies scintillaient auxfeux de la rampe, saluait la multitude qui l’acclamait. Raymondétait placé de telle sorte qu’il ne pouvait voir Oviedo Runtu,lequel se dissimulait modestement derrière une colonne de la loge,laissant le général aux prises avec la gloire. Le public criait etbattait des mains avec transport.

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