L’Épouse du soleil

Chapitre 15BIENHEUREUSE APPARITION

Ce fut alors seulement que Natividad expliqua,sans que personne ne lui demandât, qu’après la funeste tentative dela Maison du Serpent ils avaient été jetés tous deux, M. Ozouxet lui, au fond d’un cachot où ils étaient restés quatre jours etdans lequel l’illustre membre de l’Institut avait pu se rendre uncompte exact de la réalité de son aventure. Au bout de ces quatrejours, ils avaient trouvé la porte de leur prison ouverte ets’étaient sauvés sans avoir même eu le temps de demander desnouvelles du marquis. À ce moment, en effet, tous les Indiensabandonnaient précipitamment le Cuzco et s’enfuyaient dans lamontagne. Ignorant à quelle catastrophe nouvelle ils avaientaffaire, Natividad et François-Gaspard avaient couru vers Sicuani,où ils prenaient le train, et c’était justement cette catastrophequi les avait sauvés. Veintemilla venait de surprendre et de battre« à plate couture » les troupes de Garcia, indisciplinéeset abruties par les fêtes de l’Interaymi. Des milliers dequichuas, soldats et civils, avaient été balayés du Cuzco enquelques heures par les quatre escadrons d’escorte qui étaientrestés fidèles au président de la République et à la tête desquelscelui-ci avait chargé pour tenter, par un effort suprême, deramener la fortune. Ces cinq cents hommes, de sang espagnol,avaient vaincu les Incas comme jadis Pizarre, dans ces mêmesplaines de Xauxa et sous ces mêmes murs qui continuaientd’assister, avec l’impassibilité des choses immortelles, à la luttedes races.

Garcia avait dû s’enfuir en Bolivie. Il allaitse faire sauter la cervelle quand la nouvelle d’une révolution auParaguay lui redonna le goût de la vie et il passa la frontière duParaguay avec tout son ministère péruvien, à la grande joie duprésident de la République en Bolivie.

Partis de Sicuani, Natividad et Ozoux nes’étaient arrêtés qu’à Mollendo, et ils comptaient bien yrencontrer le marquis, si le nouveau destin de la République luiavait également ouvert les portes de sa prison. En ce quiconcernait Raymond, qui avait pu s’enfuir, ils n’espéraient plus lerevoir qu’à Lima « après qu’il aurait tout tenté pour sauverMarie-Thérèse ! »

C’était la première fois qu’ils prononçaientson nom depuis qu’ils avaient retrouvé le jeune homme. Celui-ci vitqu’ils le regardaient avec une angoisse réelle. Une touchantedouleur était peinte sur le visage de François-Gaspard :« Mon oncle ! elle est morte ! » Et il se jetadans ses bras. François-Gaspard pleura et embrassa son neveu avecune grande, une véritable tendresse. Raymond s’arracha de sonétreinte, tout secoué de sanglots, et ils le laissèrent s’éloignerle long de la plage où le flot retentissant les retenaitprisonniers depuis plus de dix jours. Le Pacifique les trahissait àson tour et s’opposait à leur embarquement.

« Pauvre Raymond ! PauvreMarie-Thérèse !… Pauvre petit Christobal ! »gémissait François-Gaspard. Il avait fallu de pareils malheurs pourque le bon cœur de l’oncle Ozoux se montrât dans toute sa nudité,jadis trop habillée de froide et mauvaise littérature officielle.Il se reprochait amèrement d’avoir affiché, au commencement del’expédition et jusqu’au Cuzco, une attitude indifférente qui avaitjustement outré ses compagnons, mais pouvait-il se douter ?…Une pareille chose !… Cette pauvre jeune fille… ce pauvrepetit garçon !… Mais c’était affreux !… Qui est-ce quiaurait pu croire ça ?… En France, on ne le croiraitjamais ! jamais !… il aurait beau le raconter dans desconférences, avec projections et preuves à l’appui… non, on ne lecroirait pas. C’était terrible ! Il pleurait et Natividadaussi pleurait. « Cette fois, disait celui-ci, il faudra bienque Veintemilla m’entende. Il nous vengera ; que dis-je ?Il nous a déjà vengés par ses victoires. Le Pérou lui doit tout.C’est un grand homme. Garcia nous aurait fait retomber dans labarbarie ! Il l’a bien prouvé dans toute cette affaire et nousavons failli être ses victimes ! »

Huit jours encore se passèrent. Tant qu’on neput prendre le bateau pour Callao, Ozoux et Natividad surveillèrentle désespoir de Raymond, mais celui-ci avait un calme qui lestrompa et, quand ils furent à bord, Natividad et Ozoux se permirentde le questionner sur les événements terribles auxquels il avaitassisté. Il leur raconta tout ce qu’il avait vu dans le Temple dela Mort et l’agonie de Marie-Thérèse. Cette narration, faite d’unevoix simple et singulièrement paisible, fut écoutée avec horreurpar Natividad et François-Gaspard qui s’enfuirent aussitôt dansleur cabine où ils s’enfermèrent pour pleurer, sans être dérangés,sur le cahier de notes qui allaient fixer un si étrange récit.

Raymond, appuyé au bastingage, regardaitmaintenant venir à lui cette côte qu’il avait récemment abordéeavec tant de bonheur et où dans une heure il allait mourir.Ah ! le Pérou de Pizarre et des Incas ! le pays fabuleuxde l’or et de la légende ! la terre de sa jeune ambition et deson amour ! Mort son amour ! morte son ambition !Seule vivait toujours la légende dont il avait ri ! et quiavait tué tout cela ! et qui allait le tuer, lui, aprèsMarie-Thérèse, pour avoir ri, ri de ce que racontaient les deuxvénérables vieilles dames tombées d’un tableau de Vélasquez et quisemblaient avoir tant de mal à se relever : la tante Agnès etla duègne Irène qui racontaient de si curieuses histoires autour dubracelet-soleil d’or !…

Comme la première fois, ce fut lui qui se jetale premier dans la petite embarcation du batelier criard, maiscette fois il n’eut point besoin de demander où se trouvait lacalle de Lima. Et ses yeux ne quittèrent plus cet endroitde la ville où il avait couru si plein d’espoir, où l’avait attenduMarie-Thérèse !…

Hélas ! aujourd’hui, après avoir abordé,c’est sans hâte qu’il gravit les petites ruelles, qu’il pénètredans leur labyrinthe, qu’il glisse dans l’ombre des arcades etqu’il atteint enfin l’étroit carrefour d’où l’on aperçoit lavéranda !… C’est là qu’il avait entendu sa voix, c’est làqu’il venait la chercher tous les soirs, c’est là qu’un soir il nel’avait plus trouvée. Jamais plus elle ne reviendra la pauvreMarie-Thérèse… jamais plus elle ne pliera, sous le poids des grosregistres verts, sa souple taille où s’enroulait la chaîne d’or quiretient le crayon pour les chiffres… jamais plus il ne l’entendradiscuter de sa jolie voix claire le prix et la qualité du guano…jamais plus elle ne se penchera à la fenêtre pour voir s’il arrive…Et Raymond s’avance, et, tout à coup, il s’arrête et chancelle. Samain se porte à son cœur. Ah ! cette fois, il va mourir !Tant mieux ! N’est-il pas venu ici pour cela !… Cetteapparition, là-bas, à la fenêtre de la véranda, lui fait trop demal… Il étouffe !… C’est la plus cruelle deshallucinations !… ou bien, c’est peut-être vrai que lesombres, après la mort, viennent errer autour des endroits qui leurfurent chers… car il voit, il voit l’ombre de Marie-Thérèse… et cesombres ont certainement le pouvoir de se montrer à ceux qui les ontaimées !… L’ombre de Marie-Thérèse est à la fenêtre…Dieu ! comme elle est pâle… elle est diaphane… quel visage detristesse et de mort ont les ombres des morts qui viennent sepromener dans la vie… Elle se penche comme autrefois… elle tournela tête comme autrefois… elle a tous les gestes d’autrefois… maisce sont des ombres de gestes… Et Raymond ose à peinemurmurer : « Marie-Thérèse ! » de peur quetoute cette ombre ne s’efface, ou qu’au seul son de sa voix nes’évanouisse sa bienheureuse hallucination… À pas prudents ils’avance… il glisse avec la précaution d’un enfant qui s’apprête àsaisir un papillon et qui a la crainte de le voir s’envoler… et soncœur bat, son cœur bat… son cœur se gonfle… son cœur va éclater…car c’est bien un grand cri vivant qui s’échappe des lèvres del’ombre !… « Raymond ! » –« Marie-Thérèse ! »…

Encore une fois ils sont dans les bras l’un del’autre…

Il serre la chère ombre et il ne se doute pasqu’elle, comme lui, pourrait croire ne serrer qu’une ombre. Ils onttant souffert, tous les deux ! tant souffert !… Ilsdéfaillent aux bras l’un de l’autre… Ils tomberaient si on ne lesentourait, si on ne les soutenait !… Voilà les bonnes vieillesdames, Agnès et Irène, qui retiennent, en pleurant, Marie-Thérèsesous les bras. Et le marquis, plus vaillant, a couru dans lacalle et ramène Raymond à son bras… et tous pleurent,pleurent !… Il n’y a que le petit Christobal qui ne pleurepas, mais qui saute de joie à la porte du bureau, en revoyant sonbon ami Raymond, et qui tape d’allégresse dans ses menottes…« Je te l’avais bien dit, Marie-Thérèse, qu’il n’était pasmort !… Tu vas guérir maintenant !… Tu vasguérir ! »

Et Marie-Thérèse, dans les bras de Raymond,dit :

– Je savais bien, moi, que, s’il devaitrevenir, c’est ici qu’il reviendrait !… mais est-ce bientoi ?… est-ce bien toi, mon Raymond ?…

– Et toi, Marie-Thérèse, est-ce toi que jetiens dans mes bras ?

– Oh ! Marie-Thérèse a été bien malade,et nous avons cru qu’elle allait mourir, fait le petit Christobalpendant que les deux vieilles sanglotent et que le marquis semouche, mais on l’a guérie, en lui disant que Raymond n’était pasmort ! Moi je lui disais : « Tu verras ! le bonHuascar l’aura sauvé aussi, c’est sûr !… » Huascar nous atous sauvés, tous ! Il faudra bien l’aimer quand il reviendraà la maison… Papa le dit bien : sans lui, nous serions tousmorts !… Mais maintenant il ne faut plus mourir. »

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