L’Épouse du soleil

Chapitre 3LA TOUTE-PUISSANCE D’OVIEDO RUNTU

– Je ne puis rien, moi, contre les punchsrouges ni contre les mammaconas. Vous avez entendumon ministre de la guerre tout à l’heure ! L’endroit où cesprêtres, où ces prêtresses passent, la maison qu’ils habitent sontsacrés. Ils traînent avec eux des reliques et les stigmates de leurAtahualpa. Vous venez me dire qu’ils ont également avec eux vosdeux enfants prisonniers ! Rien ne me le prouve ! et rienne peut me le prouver, attendu que cette preuve il m’estimpossible, il m’est défendu d’aller la chercher. Eh bien !cependant, j’admets avec vous que ce soit l’horrible vérité.Raisonnez avec moi ! Qui est-ce qui garde vos enfants ?Vous me répondez : vos soldats ! C’est faux ! moi,je ne suis pour rien dans tout cela ! Qui les a mis là ?C’est Oviedo Runtu, ce sont les soldats d’Oviedo Runtu. Qui est-cequ’Oviedo Runtu ? Vous l’avez sans doute rencontré à Lima,vous avez peut-être eu affaire à lui ? Vous vous dites :C’est un commis de la banque franco-belge ! Moi, jeréponds : oui, oui et non… c’est un commis de banque, maisc’est aussi celui auquel obéissent actuellement tous les Indiensquichuas, civils et militaires. C’est extraordinaire, mais c’estainsi. Cet Indien qui se fait habiller chez un tailleur à la modede Lima, ce quichua a appris à lire, à écrire, à compter, il s’estcontraint à gagner sa vie comme un humble employé, mais, en somme,à faire un métier de civilisé. Pendant ce temps il a vécu cheznous, avec nous, s’est mêlé à nos affaires, à nos mœurs, nous aétudiés, s’est rendu compte du mécanisme de nos institutionsfinancières, base de tout bon gouvernement et sa force. Il gagnedeux cents soles par mois derrière un comptoir et ilest peut-être roi ; je n’en sais rien ! Mais c’estbien possible !… En tout cas, il a rêvé la régénération de sarace et le bouleversement du Pérou, à son profit ; tous leschefs quichuas et aïmaras sont ses serviteurs. Huascar, que vousavez eu chez vous, est son bras droit ! Au moment où, moi, jesoulevais la province d’Arequipa pour mon compte, Huascar est venume trouver de la part d’Oviedo Runtu et m’a offert son alliance. Etje n’ai pas pu la refuser !… Et je marche la main dans la mainavec Oviedo Runtu parce que je ne puis pas faire autrement !…M’avez-vous compris, maintenant, Monsieur le marquis ?… Cen’est pas moi qui vous gêne dans cette affaire ! C’est OviedoRuntu !… Vous le trouvez devant vous comme je l’ai trouvédevant moi !… Et je le regrette pour vous, croyez-le bien,autant que pour moi !

– C’est lui, en effet, qui a tout conduit, quia préparé le rapt de ma fille et qui l’a exécuté avec les punchsrouges !

– Vous voyez bien !… ne faites donc pasretomber le poids d’une affaire aussi abominable sur la tête d’unhomme qui a rêvé de mettre le Pérou à la tête des nationscivilisées de l’Amérique du Sud !… Momentanément, j’ai lesmains liées par cet homme !… mais on s’expliquera, et je vousprie de croire que j’aurai le dernier mot, car, au fond, malgré soncomplet veston de chez Zaratte, c’est un sauvage… sauvage, ilcommande à des sauvages et avec des moyens naturellement destinés àfrapper leur imagination. L’Interaymi, dont nous entendonsordinairement si peu parler, dans nos milieux, a étépréparée cette année d’une façon exceptionnelle. Oviedo a pupromettre à ses congénères une belle proie, une bellevictime !… Avec les mœurs de nos quichuas, de nos Incas (caril ne faut pas nous le dissimuler, nous avons toujours affaire auxIncas) tout est possible ! Ce qui est possible aussi, c’estqu’il aime votre fille et qu’il s’en soit emparé de force pour luitout seul ! Écoutez-moi, je vous prie, j’examine toutes leshypothèses et je conclus en vous répétant : « Quelle quesoit l’hypothèse, je ne puis rien pour vous, rien que de vousdonner un conseil. Ces punchs rouges, nous nepouvons pas les combattre, mais vous, vous pouvezles séduire. Ce sont des quichuas. On les a tousavec de l’argent. Achetez-les, et voilà pourquoi je vous aidemandé : « Avez-vous de l’argent ? »

– Non ! je n’en ai pas ! répondit lemarquis qui avait écouté ardemment la parole rapide du dictateur.Je suis parti à la hâte ; je n’ai plus d’argent !

– Eh bien, moi, Monsieur, j’en ai !…

Et il siffla d’une certaine manière. Aussitôtla porte s’ouvrit et le ministre des finances se présenta.

– Où est le trésor de guerre ? demandaGarcia.

– Sous le lit ! répondit l’autre.

Et il se jeta à genoux pour tirer à lui unevalise de bois cerclée de fer qu’il traîna devant la table oùGarcia était assis.

– Eh bien ! va-t-en ! qu’est-ce quetu attends ?

Quand ils furent seuls, le général sortit unepetite clef de son portefeuille, ouvrit la valise et en tira uneliasse de billets de banque qu’il jeta sur la table. Puis, iltraîna lui-même, cette fois, le trésor de guerre jusque sous lelit, et, l’ayant repoussé d’un dernier coup de pied, il prit laliasse sur la table, la donna au marquis et lui dit :

– Prenez ! vous les compterez et vous meles rendrez quand je serai président, à Lima. Il y a là de quoiblanchir tous les punchs rouges, croyez-moi ! Ce sont despetites images dont ces messieurs connaissent la valeur. Et c’estpeut-être bien Oviedo Runtu lui-même qui la leur a apprise. Adieu,Monsieur, et bonne chance !

– Excellence ! s’écria le marquis enredonnant son titre à cet homme qu’il venait de traiter d’assassin…je ne vous remercie pas ! mais si je réussis…

– Oui, oui… je sais… vos biens, votre viem’appartiennent !…

– Excellence, encore un mot, je vais essayerégalement de séduire vos soldats qui gardent la maison avec lespunchs rouges !

– Séduisez ! Séduisez !

– Et si je ne réussis pas, Excellence, je vousavertis que, si faibles soyons-nous, et si sûrs que nous puissionsêtre d’avance de notre défaite et de notre mort, nous allonsattaquer, mes amis et moi, les prêtres du Soleil et leur escorte.Je puis compter sur votre neutralité ?

– Mais comment donc ! s’exclama Garcia,bon enfant. Et si par hasard vous faites un peu bobo à l’Oviedo, audescendant du Huayna Capac, vous savez ! je ne vous ferai paspasser devant un conseil de guerre !

Ils se serrèrent les mains et le marquis sesauva. Il n’avait pas passé le seuil que Garcia haussa lesépaules.

– Sa fille est perdue ! dit-il, mais jel’ai acheté, lui ! L’imbécile ! Tout cela ne serait pasarrivé s’il me l’avait donnée en mariage !

Le marquis avait retrouvé Natividad quil’attendait, très anxieux, au pied de l’escalier d’honneur qu’ilavait descendu un peu vite sous la poussée de l’extraordinaireGarcia.

Dans la rue, ils rencontrèrent Raymond quivenait les chercher. Pour que Raymond eût abandonné son posted’observation, il fallait que quelque chose de très grave se fûtpassé. Le jeune homme était pâle, très agité.

– Qu’y a-t-il ? lui cria le marquis.

Raymond lui dit :

– Venez vite ! nous retournons àl’auberge ! Il est temps de prendre un parti sérieux, un partidésespéré, mais il faut faire quelque chose ! Je meurs !Qu’a dit Garcia ?

– Qu’il ne pouvait rien pour nous, mais il m’adonné un conseil et de l’argent et peut-être tout n’est-il pasperdu ? Mais pourquoi avez-vous quitté votre posted’observation, vous ? Qu’est-il arrivé ? Ils sonttoujours là !

– Oui !… un seul être est sorti de lamaison gardée par les punchs : Huascar !… jel’ai suivi, j’étais décidé à profiter du premier endroit un peusolitaire pour avoir avec lui une explication définitive. Jevoulais lui demander de nous rendre Marie-Thérèse ou le tuer commeun chien ! Mais il a pris tout de suite par lagrand’calle, est arrivé sur la place, et à ma stupéfactiona pénétré dans notre auberge. Il ne m’avait pas vu, j’ai pu medissimuler sous la voûte pendant qu’il se tenait dans le cabaret etj’ai entendu qu’il demandait au patron à parler au marquis de laTorre. Celui-ci lui répondit que vous étiez absent pour le momentet que vous deviez être allé chez le général dictateur, car ensortant vous aviez demandé l’adresse du palais dugouvernement ! Sur quoi, Huascar a demandé si vous deviezrevenir. L’aubergiste a répondu que vous reviendriez certainement.Alors, Huascar a dit : j’attendrai et je viens vous prévenirqu’il attend !

– Ils sont sauvés ! s’écria le marquisdont la mine s’éclairait, au fur et à mesure que parlait Raymond.Ils sont certainement sauvés ! Car, que me voudrait Huascar,pourquoi viendrait-il me parler s’il n’avait pas l’intention desauver mes enfants !

– C’est ce que je me suis dit tout d’abord,répliqua Raymond, mais je l’ai examiné à la dérobée, et cet hommem’a l’air bien sombre. Il me fait peur depuis que je le connais, dureste ! il me fait peur ! N’oublions pas que nous avonsaffaire à un fanatique et qu’il a à se venger deMarie-Thérèse !

– La marquise, qui était la bonté même, l’asauvé de la plus affreuse misère ! Je ne peux pas croire qu’ill’ait oublié ! dit précipitamment Christobal qui avait hâté lepas. J’ai été bien étonné de le voir dans cette affaire, mais monintime pensée a toujours été qu’il s’y trouvait mêlé malgré lui etque peut-être il n’y prenait part que dans le but de sauverMarie-Thérèse. C’est certainement lui qui m’a envoyé ou faitenvoyer l’avertissement que j’ai trouvé trop tard, hélas ! àmon cercle !

– Puissiez-vous dire vrai !Monsieur ! répliqua Raymond qui était loin de partager laconfiance du marquis ; mais puisqu’il est venu à nous, ne lequittons pas que nous n’ayons percé son dessein ! et je vousjure que je suis prêt à l’égorger comme un mouton s’il ne répondpas comme il convient à nos questions.

– N’oublions pas, Raymond, qu’ils ont desotages !

– Des otages qu’ils massacreront même si nousépargnons Huascar ! Ah ! Monsieur, j’ai hâte de mebattre, j’ai hâte de tuer ! Je voudrais mourir !

– Et moi, je voudrais bien sauver mes enfants,Monsieur !

Cela fut dit d’un ton si glacé que Raymond eneut froid au cœur. Il ne prononça plus une parole jusqu’àl’auberge.

Comme ils y arrivaient, Natividad aperçut sousla voûte, collé contre le mur, se dissimulant, ou plutôt croyantqu’il se dissimulait derrière une charrette et regardant avec uneétrange fixité ce qui se passait dans le cabaret où se trouvaittoujours Huascar, une bien singulière figure.

C’était un grand vieillard sec, décharné, dontla carcasse tremblante s’appuyait sur un bâton de berger. Unmanteau en loques flottait sur ses épaules. Des mèches de cheveuxblancs descendaient le long d’un visage effroyablement pâle, auxyeux décolorés. Natividad s’était arrêté et considérait ce spectreen se demandant :

– Mais où ai-je donc vu cettefigure-là ?… Cette figure ne m’est pas inconnue ?

Le marquis avait passé rapidement en disant àRaymond : « Allez trouver Huascar, dites-lui que jel’attends dans notre chambre, et amenez-le moi ! »L’escalier qu’il fallait prendre pour monter au premier étage avaitsa première marche sous la voûte. Le marquis en y posant le piedvit Natividad arrêté et regardant l’homme dont nous venons de fairela description. Alors il fixa l’homme à son tour, fut frappé decette physionomie fantomatique et, tout en continuant de gravir lesmarches, se demanda lui aussi : « Mais où ai-je vu cespectre ? Ce n’est pas la première fois que je lerencontre ! »

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