L’Épouse du soleil

Chapitre 5L’ENLÈVEMENT DU PETIT CHRISTOBAL

Ah ! comme il s’expliquait avec entraindans la gaie nuit tropicale, à cheval sur son dada, le bonNatividad, sur son dada incaïque, et sur la mule qui le conduisaitvers le temple du Soleil, sauver l’Épouse du Soleil !… Ilavait tout à fait oublié Jenny l’ouvrière.

– Nous les rattraperons, n’est-ce pas,questionna François-Gaspard qui, depuis quelques instants,considérait M. l’inspecteur supérieur, avec l’inquiétude qu’ilne se moquât de l’Institut dans sa personne, car enfin, cecommissaire lui paraissait bien désinvolte… presque gai, dans uneaussi horrible conjoncture…

– Mais si, señor, tranquillisez-vous…J’en fais mon affaire !… Dios mio ! zosécontente ! s’exclama Natividad Es una gramsatisfaccion !… Où voulez-vous qu’ils aillent ? dumoment qu’ils nous ont sur leurs talons !… Dans la montagne,ils trouveront tous les soldats de Veintemilla !… Sur lacosta, tous les corregidors (maires) sont à ladisposition de l’inspector superior !… Voulez-vousvotre manteau, señor ?… Cette nuit, il y a un peu degarna (rosée)… mais nous allons quitter la costa…et déjà, tenez… voici les lomas, les petites collines quiprécèdent la montagne… Voyez-vous ! pour pénétrer dans laCordillère, ils n’ont pu passer que par ici !… Au petit jour,nous retrouverons leur trace visible… pourvu que ces messieurs, cesjeunes gens qui sont partis en avant ne fassent pas debêtises !… Ce gamin à cheval sur son lama est biencourageux !… Mais nous allons les retrouver vite… onn’escalade pas la Cordillère, comme un torero saute unebarrière à la plaza !…

François-Gaspard ricana alors sisingulièrement que Natividad s’arrêta tout net dans son discours etqu’il demanda au vieillard « ce qu’il avait ». L’autre secontenta de répondre : « Je comprends ! jecomprends ! » sans en dire plus long. Mais, Natividad,lui, ne comprenait pas.

Ils entrèrent avant le jour dans les premierscontreforts des Andes. Les bêtes ne paraissaient pas fatiguées, et,après un repos de deux heures dans une petite guebrada oùon leur trouva du fourrage et où elles furent honnêtement soignées,ils reprirent l’ascension de la chaîne gigantesque, aux rayons del’aurore qui leur arrivaient comme projetés d’une monstrueusefournaise par la coupure des Andes dans laquelle ils allaients’engager.

Interrogés sur ce qu’ils avaient pu voir ouentendre pendant la nuit, les métis de la guebradan’avaient pu ou voulu fournir aucun renseignement. En tout cas, onpouvait être certain que l’escorte de l’Épouse du Soleil ne s’étaitpas arrêtée là, car il ne serait rien resté dans les coffres nidans les écuries. L’oncle et Natividad, – lequel avait exhibé saqualité d’inspector superior – trouvèrent le moyen detroquer là, momentanément, deux chevaux des soldats contre deuxmules, toujours au nom du supremo gobierno !…

Dès leur première étape, sur le roc de lamontagne qu’ils foulaient, ils trouvèrent maints chardons piétinéset les grandes fleurs jaunes de l’amancaès, dont lesdébris encore tout frais jonchant le sol, avaient été visiblementhachés par le passage d’une troupe nombreuse.

– Nous voici donc sur la piste de guerre,illustre maître ! faisait entendre Natividad, et cela dans leplus pur français, pour prouver à son éminent interlocuteur qu’uncommissaire de police, au Pérou, peut parler le quichua,l’aïmara et ne point ignorer « la belle languefrançaise ! »

– Oui ! oui ! fitFrançois-Gaspard ! allez toujours, mon brave !

Et il toussota d’un air malin qui remplit deconsternation son compagnon, lequel commença à s’inquiéterrelativement à la santé intellectuelle de l’illustre Ozoux.

Une autre inquiétude ne tarda pas à travaillerégalement ce brave Natividad. On n’apercevait encore aucun desvoyageurs qui avaient précédé la petite troupe dans la poursuitedes Indiens. Chose singulière ! ce détail ne paraissait pointtracasser François-Gaspard qui n’était occupé qu’à jouir desbeautés de la nature. Ils montaient ! Ils montaienttoujours !… On ne voit plus que des pics et le ciel ! etla route se fait de plus en plus menaçante… ils la gravissent enzigzags. Les mules, le cheval, inquiets, prennent des positionsinvraisemblables ; quelques bêtes sauvages fuient devant eux…des chèvres, plus loin, semblent accrochées, haut dans le ciel, lesquatre pieds réunis sur une même pointe de pierre… Le froidcommence à se faire sentir. Il faut dire, du reste, que l’escortemilitaire a recommencé à grogner de la façon la plus nauséabonde.Déjà el inspector superior a été obligé de rappeler à cesguerriers quichuas qu’ils marchaient par ordre du supremogobernio, mais ils ont fait entendre, en crachant vilainementpar terre, qu’ils s’en fichaient un peu du supremogobernio.

– Êtes-vous sûr de ces hommes-là ? ainterrogé l’illustre membre de l’Institut.

– Sûr, comme de moi-même, a répondu Natividadqui est toujours sûr de tout.

– Mais de quelle race sont-ils ?

– De la race quichua, pardi !… Oùvoulez-vous que nous prenions des soldats, si nous ne les prenonspas chez les Indiens ?

– Ceux-ci ne m’ont pas l’air d’avoir lavocation ! fait observer François-Gaspard !

– C’est une erreur, señor, une graveerreur ! Ils sont heureux comme tout d’être soldats, qu’est-cequ’ils seraient s’ils n’étaient pas soldats !

– Ils ont demandé à le devenir ? continuel’académicien qui, pour la plus grande stupéfaction de Natividad, aressorti son carnet de notes…

– Que non point, illustreseñor !… Voici comme les choses se passent cheznous !… C’est bien simple… Un détachement de troupes parcourtles villages de l’intérieur et arrête de force les Indiens qui nese sont pas dissimulés à temps. Ces recrues sont naturellementdésignées sous le nom d’engagés volontaires !…

– Ah ! ah ! délicieux ! Et vousne craignez pas qu’ils vous fusillent quand vous les avez armés,vos volontaires ?

– Oh ! señor ! une fois passés lespremiers jours, ils se trouvent tellement bien du régime qu’ils neveulent plus retourner dans leurs familles, et ce sont ces mêmesIndiens qui deviennent des recruteurs impitoyables. Ils font detrès bons soldats. Ceux-là sont de méchante humeur à cause de lamontagne, mais ils se feraient tuer pour Veintemilla !

– Allons ! tant mieux ! conclutOzoux avec une grande philosophie.

Et il ajouta même, ce qui eut pour effet deporter à son comble la stupéfaction du commissaire :

– Vous savez, ils peuvent s’en aller, nousretrouverons bien les Indiens tout seuls !

Natividad eut un haut-le-corps :« Quel homme est-ce donc là ? » se demanda-t-il.Mais son attention fut attirée sur la route.

– Qu’est-ce que ceci ? Ah !ah ! on a campé ici !

En effet, sur le roc du sentier qui,brusquement, s’était élargi en une sorte de cirque, on pouvaitapercevoir encore toutes les traces du séjour d’une troupe assezimportante. Dans ce coin, on avait fait du feu ; dans cetautre, on avait mangé. Des débris de boîtes de conserves, desrestes de victuailles jonchaient le sol. Là, avait été certainementla première étape de l’escorte de l’Épouse du Soleil. Natividadaccéléra la marche.

– Ce qu’il y a de plus en plus extraordinaire,c’est que l’on n’aperçoit encore ni le marquis, ni le petitChristobal, ni votre neveu !

– Bah ! Bah ! Monsieur l’inspecteursupérieur ! ne vous faites pas tant de bile, réponditflegmatiquement l’oncle, on les retrouvera toujours bien,allez !… un jour ou l’autre !

– Hein ?

– Je dis que… Aïe… voilà ma mule qui refused’avancer ! Hue donc ! Sale bête !

Décidément, François-Gaspard devenait bienbrave ! Comme il avait changé depuis le premier voyage dans laCordillère, depuis Cajamarca ! Là-bas, il avait été ridicule.Ici, il montrait un calme héroïque, tenait la tête de la caravaneet répondait en plaisantant aux inquiétudes de ses compagnons deroute. Mais sa mule n’avançait toujours pas, malgré les coups detalon du caballero. Le commissaire se pencha.

– Le corps d’un lama !

Ils s’arrêtèrent devant ce cadavre de bête quibarrait le chemin. Natividad descendit, tâta l’animal, lui soulevala tête, lui inspecta les naseaux et trouva la blessure d’où sonsang s’était échappé, car il y avait du sang sur les cailloux, puisil poussa son cadavre dans l’abîme et remonta sur sa mule.

– Pas de doute, fit-il, c’est le lama surlequel était monté le petit Christobal. L’enfant aura été jusqu’aubout du souffle de sa monture. Pour l’exciter à la course, il l’amême piqué de son couteau et lui a fait à l’épaule une assez largeblessure, car le lama est ordinairement assez lent etparesseux.

– Pauvre bête ! fit François-Gaspard quiécrivait sur son carnet.

– Pauvre enfant ! fit Natividad,qu’est-il devenu ?

– Mais, rassurez-vous, Monsieur l’inspecteur.Il n’était pas seul ! Raymond ne l’aura pas abandonné… et, enadmettant que mon neveu l’eût laissé derrière lui, le marquis l’acertainement recueilli.

– C’est assez plausible, avoua Natividad enhochant la tête.

– On monte à lama, chez vous ?

– Non ! Non ! si l’on excepte lesenfants, qui quelquefois s’amusent quand le lama le veut bien. Oui,on en donne pour ce jeu aux enfants de riches. Le petit Christobaldoit avoir le sien !

– Jamais je n’aurais cru qu’un lama étaitcapable d’une pareille course et d’une pareille vitesse !

– Oh ! celui-là ne me paraît pas avoirfait partie de ces troupeaux conduits par les arrieros quiles ont habitués à n’être plus que des bêtes de somme. Ce devaitêtre un animal de luxe qui n’avait pas perdu son caractère et sasouplesse de chèvre folle, à moins que ce ne soit un lama dressédéjà à porter des enfants !… Et puis le petit Christobal nedoit pas peser bien lourd !… Mais où donc a-t-il trouvé cettebête et où donc, monsieur votre neveu a-t-il trouvé soncheval ? Dans les écuries de l’hacienda sans doute ! Danstous les cas, je le regrette bien ! Ils seraient avec nous àcette heure s’ils n’avaient rien trouvé du tout ! Et lemarquis lui-même nous aurait attendu ! Pourvu qu’il ne leursoit pas arrivé un malheur !

Comme ils venaient de contourner le rocherqu’ils avaient devant eux, ils se trouvèrent tout à coup en face dumarquis à cheval, et de Raymond à pied. Et pas de petit Christobal.Raymond était pâle, mais le marquis était livide ! Tels ilsapparurent à Natividad, car pour François-Gaspard, qui n’avait passes lunettes, le teint de ces messieurs ne lui parut pas autrementinquiétant. Natividad demanda tout de suite des nouvelles du petitChristobal.

– Les misérables m’ont pris mes deuxenfants ! répondit lugubrement le marquis.

Voici ce qui était arrivé :

Le marquis avait un mauvais cheval et c’estavec la plus grande peine qu’il avait fourni cette énorme étape.Plus d’une fois, pendant cette ascension, il avait été sur le pointd’abandonner sa bête, mais l’idée qu’elle pouvait lui être utileplus tard le fit patienter. Parfois il avait été obligé dedescendre et de tirer l’animal derrière lui. Enfin, à l’aurore, ilavait trouvé l’animal moins rétif et avait traversé le cirque oùles Indiens avaient campé. Là, il chercha en vain une trace, unavertissement qui lui vînt de sa fille. Rien ! Rien ! pasun indice !… Ah ! l’Épouse du Soleil devait être biengardée !… Enfin il atteignit l’endroit où gisait le cadavre dulama qui avait porté son fils. Il ne douta point que Raymond n’eûtle petit Christobal avec lui, mais tout de même ce fut avec un cœurplus anxieux qu’il continua cette abominable marche ! Un peuplus tard, il poussait une exclamation de surprise en apercevantRaymond, Raymond seul, Raymond sans le petit Christobal !… Lefiancé de Marie-Thérèse expliqua au père désespéré l’événementinouï auquel il venait d’assister. D’abord, le petit Christobal,dès que l’on eut laissé derrière soi les lamas et que l’onfut entré dans la montagne, l’avait tout de suite dépassé et sibien dépassé que Raymond n’avait pas tardé à le perdre de vue. Deuxheures plus tard, Raymond, lui, n’avait plus de cheval, sa bêteayant fait un faux-pas et ayant roulé dans le torrent où elles’était tuée. Il n’avait eu que le temps de se rejeter de l’autrecôté et de s’accrocher à la paroi de la montagne, où, un instant,il était resté suspendu, puis, il avait repris son chemin à pied,un chemin de chèvre et avait, enfin, découvert l’endroit ducampement où les Indiens avaient dû passer la dernière heure de lanuit, ce qui lui fit espérer qu’ils ne pouvaient être bienloin !… Il avait continué sa route et, tout à coup, il avaitaperçu le petit Christobal qui s’effondrait sur le roc avec sonlama. Raymond l’avait appelé, et l’enfant l’avait entendu puisqu’ilavait, aussitôt relevé, tourné la tête, mais aussitôt il avaitrepris sa course en avant, en criant :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… Et c’estalors que l’ingénieur, levant les yeux plus haut, sur le chemin enzigzag qui serpentait au flanc des monts, avait aperçu la troupedes Indiens et des mammaconas. L’enfant était tout proche,et les autres semblaient l’attendre. En effet, aussitôt que lepetit fut arrivé à portée du premier Indien qui marchait enarrière-garde, celui-ci se pencha, le saisit et l’emporta sur saselle, pendant que le jeune captif continuait de crier :« Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Raymonds’était précipité, mais il était beaucoup trop loin et, aussitôtqu’ils se furent emparés de l’enfant, les Indiens étaient repartisà très vive allure. L’ingénieur s’était arrêté, épuisé, et avaitété rejoint par le marquis quelques instants plus tard.

– Ces nouvelles ne sont point mauvaises,déclara Natividad quand on l’eut mis rapidement au courant desévénements. Les Indiens sont devant nous. Nous ne pouvons plusperdre leur piste. Ils sont obligés de passer par Huancavelica. Là,ils trouveront à qui parler ! Rassurez-vous, Monsieur leMarquis.

Le commissaire fit descendre un soldat etcelui-ci dut donner sa monture à Raymond. Quand le soldat vit cequ’on voulait de lui, il protesta dans un charabia indigné. Mais onne lui demanda pas son avis et il continua de grogner en trottant àpied derrière les autres. Ainsi arriva-t-on à un endroit où lechemin se partageait en deux. L’un des sentiers continuait demonter, l’autre descendait pour aller rejoindre, beaucoup plusloin, un second torrent qui, naturellement, se dirigeait vers lacosta. Raymond et le marquis et toute la troupe avaientdéjà pris le sentier qui continuait de monter quand le soldat,resté à pied, déclara qu’il abandonnait l’expédition et qu’ilredescendait vers la costa ; enfin qu’il seplaindrait au supremo gobierno de ce qu’un civil commel’inspector superior s’était permis de lui prendre soncheval. Le commissaire lui souhaita bon voyage. Celui-ci prit doncle chemin de descente, mais il réapparut presque aussitôt, agitantun petit chapeau de feutre mou qu’il venait de trouver sur leroc.

– Le chapeau de Christobal ! s’écria lemarquis.

Et tous rebroussèrent chemin. Il ne faisaitplus de doute qu’il y avait là la plus précieuse indication.L’enfant avait ainsi indiqué le chemin à suivre, mais cetteindication eût été tout de même perdue si on n’avait pas enlevé ausoldat sa monture. Le marquis lui glissa une pièce d’or et il sedéclara prêt à mourir pour el caballero !

Cependant Natividad restait perplexe, ilcraignait qu’il n’y eût là quelque stratagème des Indiens destiné àles dépister. On ne prit le chemin de descente que fortprécautionneusement et ce ne fut qu’après avoir trouvé la preuveréelle du passage des mules et des chevaux sur le sable du torrentdont on avait rejoint la berge, que le commissaire retrouva sasérénité.

– Les voilà donc repartis vers lacosta ! expliqua-t-il. On a dû les renseigner surl’impossibilité de passer dans la sierra et d’atteindre Cuzco de cecôté sans rencontrer les troupes de Veintemilla… Mais sur lacosta, ils sont bien plus à nous ! Où sont-ilsallés ?… À Canête ? Et puis après ?… En attendant,ils ont, par ce détour, évité Chorillos. Mais il faudra bien qu’ilss’arrêtent ! La partie est perdue pour eux !…

Et l’on reprit la course de plus belle aprèsun repos d’une heure donné aux bêtes. L’un des soldats avait prisson camarade en croupe.

– La partie est perdue pour eux !Aviez-vous réellement cru que nous ne pourrions pas lagagner ? demanda tout bas François-Gaspard à Natividad d’unair assez énigmatique.

– Ma foi, j’ai pu le redouter, illustreseigneur ! Et il n’est que temps, entre nous, que nous lagagnions ! car je ne verrais pas arriver sans angoisse ledernier jour des fêtes de l’Interaymi, alors que cesbrigands auraient encore entre leurs mains la fille et le fils dumarquis de la Torre !

– En vérité, vous pensez qu’ilsmartyriseraient même l’enfant !

– Plus bas, señor, plus bas !…Rien n’est trop beau, ni trop frais, ni trop jeune, ni tropinnocent pour le Soleil ! Comprenez-vous ?

– À peu près, repartit l’oncle, à peuprès…

– Si vous saviez les horreurs dont ils sontcapables… dès qu’il s’agit de répandre le sang sur les dallessaintes… Vous voyez bien qu’ils ont encore les prêtres d’autrefois…je ne vous parle pas des punchs rouges qui sont de noblesquichuas dont la fonction est renouvelée tous les dix ans, mais destrois gnomes, des trois monstres qui se sont emparés de laseñorita !…Ceux-là, je vous l’ai dit, ce sont eux quisont chargés de fournir les victimes et l’épouse du sacrifice… sivous avez visité nos panthéons on a dû vous montrer de ces momieseffrayantes. Ainsi, dans les huacas, on trouve toujoursles trois monstres de compagnie, avec leurs têtes énormes etdéformées par les éclisses et les cordes desmammaconas !… Dès leur plus jeune âge, les troisenfants destinés à l’horrible fonction étaient entrepris par lesmammaconas et les sorcières sacrées leur travaillaient lecrâne pour leur donner les vertus nécessaires, le courage, la ruse,le goût du sang !… Nés le même jour, ils devaient mourir lemême jour. Dès que l’un d’eux succombait, les deux autres devaientse sacrifier dans la tombe. Enfin, à la mort du roi, ils se tuaientgénéralement au début de la cérémonie funèbre, pour donnerl’exemple aux principaux serviteurs, aux épouses et aux compagnes.Sur le cadavre d’Atahualpa, les Espagnols virent plus de milleIndiens et Indiennes se sacrifier ainsi[19]. Lestrois monstres gardiens du temple étaient toujours les maîtres deces tueries. Nous avons la preuve aujourd’hui (nous l’avons devantnous), nous courons derrière elle, qu’on ne retrouve plusseulement ces effrayants dignitaires au fond des cimetières !…Il en existe toujours !… Il y a quelque part, au fond desAndes, nous ne savons où, un endroit sacré où lesmammaconas préparent encore les trois crânes pour gardiensdu temple !… Et il y en a toujours en fonctions !… Jevous ai parlé de l’enlèvement de Maria d’Orellana, je vous ai parléaussi de certain crime rituel que j’ai voulu « châtier »et qu’il m’a fallu « étouffer » sur l’ordre de la hauteadministration. Eh bien ! je puis vous dire, señor,qu’il s’agissait de deux morceaux du corps d’un enfant, d’un enfantde cinq ans que j’avais trouvé sur une dalle, dans la cave d’unrancho d’où les Indiens venaient de s’enfuir en hâte parcequ’on leur avait signalé mon arrivée !… Ils l’avaient découpéen deux, par la taille ! d’un seul coup de couteau, comme oncoupe en deux une guêpe !… Et ils ont bu sonsang !… Eh bien ! mon cher illustre seigneur, quiest-ce qui a failli perdre sa place pour avoir eu la preuve deça ? c’est le pauvre Natividad !… Tout de même j’avaisraison !… On le verra bien ! Et on ne me traitera plusd’imbécile !… Tenez, vous qui êtes un savant, vous avezentendu parler du Temple de la Mort ?… Oui, ehbien ! vous savez combien on a trouvé de victimes autour de lamomie de Huayna Capac, dans le temple de la mort ? Quatremille ! quatre mille êtres humains dont les uns se sontsacrifiés volontairement, dont les autres ont été découpés,étranglés, étouffés pour honorer le mort[20]. Voilàce qui s’est passé dans le temple de la mort !… Eh bien !et dans la Maison du Serpent ? Mais j’aimemieux ne pas vous dire ce qui se passait dans la Maisondu Serpent !…

– Vous me le direz un autre jour,répondit François-Gaspard, mais permettez-moi dès aujourd’hui devous adresser toutes mes félicitations. Tout ce que vous me ditesest fort intéressant. Le gobierno supremo a su me faireaccompagner par le plus intéressant et le plus érudit descommissaires ! soyez persuadé, señor inspectorsuperior, que je lui en suis fort reconnaissant et que je luien exprimerai toute ma satisfaction.

– Que voulez-vous dire ? demandaNatividad, complètement abruti, cette fois.

– Rien ! Rien ! jeplaisante !…

Natividad, outré, poussa sa mule, tandis queFrançois-Gaspard, derrière, avait un petit ricanement sec.

Dans cette lamentable et tragique expédition,il faisait véritablement honneur à l’Académie française… C’étaitlui le moins fatigué de tous. Habitué à vivre dans lesbibliothèques, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait assistervraiment à toute cette horreur vécue. Cela lui produisait l’effetd’une sorte d’expédition instructive, montée pour lui,François-Gaspard, de l’Institut, par les soins du Gouvernement etde la Société de Géographie et destinée à lui fournir de la copie.Il admettait ces mœurs dans le passé, mais le présent n’arrivaitpas à l’épouvanter. Après de sérieuses réflexions, il restaitpersuadé que tout cela se terminerait très bien. N’était-ce pas, dureste, l’avis de Natividad dont les propos monstrueux luiparaissaient l’évocation d’un professeur d’histoire un peu emballésur son sujet ?

Et cette Histoire se dressait maintenant àchaque instant devant eux… Ils étaient revenus dans la région de lacosta ; des débris prodigieux d’aqueducs qui auraientétonné les Romains, les restes de la route incaïque qui traversaitde bout en bout le monde du Sud-Amérique, du Chili à l’Équateur, sedressaient devant eux, dans le tourbillon d’une poussièresuffocante, nobles épaves d’un passé qui paraissait bien mort.Morts les Incas ! Et l’on voulait lui faire croire que desIncas de ce temps-là leur avaient volé, pour les offrir àleur dieu, une jeune fille et un petit garçon d’aujourd’hui… Allonsdonc ! on avait décidé de le faire voyager dans lerêve !… avec la chimère ! Tout de même il jugea qu’on semoquait un peu de lui !… Cette idée ne le fâcha pas, ilsourit : « Ah ! on se moque de moi ! Ehbien ! Ils ne m’auront pas !… Et rira bien quirira le dernier ! »

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