L’Épouse du soleil

Chapitre 7LE DIEU ASSIS DANS SA LUMIÈRE

Le regard de Raymond descend encore et ilaperçoit alors rampant sur les dalles qu’il avait cru désertes,glissant d’un autel à l’autre, et de chapelle en chapelle, actifs àla besogne religieuse et finissant de tout préparer pour lacérémonie, les trois gnomes, les trois gardiens du Temple aux troiscrânes hideux. La casquette-crâne, à qui lesmammaconas ont donné dès son plus jeune âge, par ladéformation de sa tête, le goût du sang, presse les deux autres etde temps à autre saute sur les degrés de l’autel, se haussejusqu’au plateau d’or et regarde le couteau. Derrièrel’autel et au-dessus de l’autel, il y a une sorte de pyramide d’orau sommet de laquelle se trouve un trône d’or. « Le trône duRoi », dit Orellana. Des deux côtés de l’autel, et devantl’autel, il y a trois autres pyramides assez hautes, mais qui nesont pas en or. Et il semble bien que ce sont les seules choses dutemple qui ne soient pas en or. Ce sont des pyramides de bois.« Les trois bûchers », dit Orellana.

– Les bûchers ?… mais est-ce qu’on vala brûler ? demande la voix expirante de Raymond.

– Non ! non ! elle, elle va êtremurée vive ; elle, c’est l’Épouse du Soleil ! Pourquoiveux-tu qu’on brûle l’épouse du Soleil ? Cela ne se faitpas ! Tu n’as donc jamais parlé de ces choses avec un simplepetit enfant aïmara. Un simple petit enfantaïmara sait cela ! Les petits enfants ne voient pasle Temple de la Mort tant qu’ils n’y doivent pas mourir, mais toutle peuple aïmara et les petits enfants du peuple aïmarasavent ce qui s’y passe. Tais-toi donc et regarde ! Celavaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’estinouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisseraiss’accomplir une horreur pareille ? Pour qui meprends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Jete le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regardetout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or,tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre aveclequel on ferme les tombes des épouses du Soleil muréesvivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte toutalentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille.Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venusouvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui,tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de lanuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord dulac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Sij’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avaitenfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée.Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue cestombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutespareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’huije serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, oùils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt faitde la délivrer !

– Elle sera peut-être déjà morte quand tu ladélivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui,dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarreconversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, unelueur d’espoir.

– Non ! Non ! elle n’aura pas letemps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard.Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoientdans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans aumoins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi jel’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »

Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeuxces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épousesdu Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faitepour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières)péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encoreactuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivantscertainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrentsont disposées en bel ordre comme les rayons d’unebibliothèque.

– Mais si elles sont cent dans leurs centtombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne !Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlerapas ?…

– Mais oui ! J’en suis sûr ! affirmele vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pourles deux mammaconas qui doivent mourir et précéderl’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.

– Mais il y a trois bûchers, riposta Raymondqui se sentait devenir fou.

– Justement, le troisième bûcher qui estdevant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne quel’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cettevieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce quetu veux qu’ils en fassent ?

– Tu vois bien qu’on brûle les épouses duSoleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feucontre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu queMarie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel quel’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.

– Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard,cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleilauquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ounon ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tousles dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus anciennea mille ans !… On peut bien brûler une épouse de milleans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et lapreuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui !oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sanscela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil enpersonne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! lesvoilà !… les voilà !…

Les chants se rapprochaient et bientôt lesprêtres apparurent.

En effet, le lointain grondement des chants sepercevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijouxd’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter desdescendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’unesorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun uneoriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleursdifférentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis cefut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, desguirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnesfleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadisentrer dans les couvents des vierges du Soleil puis s’offrir ensacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Ellesétaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunesgens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodéeune croix[48], commec’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être arméschevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient lescaciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises parl’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité àl’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sansbroderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple ettout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent ettout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il étaitentré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnementrythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont laterrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait cequi allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameurdésespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fonddu temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.

– Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’unevoix râlante.

– Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regardepas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans lachapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.

– Les misérables ! s’écria Raymond. Et ilétait prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quandOrellana le retint.

– Si tu veux sauver avec moi l’Épouse duSoleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !…Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !

Le jeune homme avait pris le poignet duvieillard et lui meurtrissait les chairs.

– Tu me fais mal ! dit Orellana… Il fautte tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’ilarrive !…

– Ah ! le malheureux petit !… lemalheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ontégorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ilsnous tuent tous… je voudrais être mort !

– Tu devrais avoir honte, mon fils, de parlerainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme.Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Templede la Mort !

Et maintenant, on n’entendait plus rien. Lesnobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent etcontinuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple.Derrière eux, arrivèrent les ameutas (les sages) quiinstruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent lespunchs rouges, qui entourèrent l’autel comme unegarde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles.Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtusdu blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, trèsample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaientchacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur auxmauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.

Dans le moment que Raymond croyait voirapparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litièreportée par des nobles et sur laquelle était assis un personnagequ’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandalesparaissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies pard’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à sesépaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal,turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs viveset diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Sestempes s’entouraient encore du borla dont la frangeécarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descenditde sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de lapyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux etcourbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet dela pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tousDios anik tiourata, qui est le bonjourque l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous serelevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyaitmaintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banquefrance-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet OviedoHuaynac Runtu, Roi des Incas !

L’assemblée répéta trois fois, toujours enaïmara « Le dieu est assis dans salumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes.C’étaient les joueurs de quena qui soufflaient dans leursos de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abordles quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois,pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes necachaient aucun subterfuge. Puis un autre punch rouge dont lesmains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentescouleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’étaitle gardien des quipos, transmetteur de la tradition, lechef vénéré du quipucamyas : celui qui saitl’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venaitHuascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Legrand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sousun dais porté par quatre curacas. Le dais était formé deplumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar :l’Inca seul était au-dessus de lui.

Raymond vit sa figure tragique, ses yeuxsombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjàrouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, souslui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, àl’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, aumilieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Maisles mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête,cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; ilfallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu desvoiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent etd’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visagedécouvert et montrant à tous des sourires, une joie presqueenfantine. Les quenas cessèrent leurs chants, et, dans lesilence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deuxstatues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac etMarie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient,fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les troisgardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaientavec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avecles mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond,dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière deMarie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais deHuascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, safiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivanteque le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans lesbras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraientlaissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Lestrépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et lespaupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et quela piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sansregard, pour toujours.

Ah ! si elle était passée près de lui,Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là,avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or futdéposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.

Huascar s’était assis à droite de l’autel etle chef des quipucamyas à la gauche. Lesmammaconas en couvraient les degrés dans une harmoniefunèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quittéleurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants etqui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux piedsde Marie-Thérèse.

Les nobles et les curacas étaientrangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunesvierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allésfermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères,avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de lanuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dansl’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener lespèlerins à la lumière du jour.

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