L’Épouse du soleil

Chapitre 5OÙ L’ON RETROUVE L’ONCLE GASPARD

Une actrice de Paris, « de laComédie-Française », vint réciter des strophes espagnoles oùGarcia était traité de « Sauveur de la Patrie ». Unrideau de fond s’écarta et laissa voir sur un socle un buste degénéral qui avait servi déjà plusieurs fois à d’autres généraux etqui, cette fois, représentait le général Garcia. Ce monument étaitentouré par toute la troupe qui entonna un chœur. Après quoi chaqueartiste défila avec un petit compliment à la statue et des palmeset des couronnes dont ils la recouvrirent.

Au moment où le buste allait disparaître sousce faix glorieux, une demoiselle habillée en Indienne quichua, avecla petite veste de laine échancrée sur la poitrine et une douzainede jupes de différentes couleurs mises les unes sur les autres, etla mante de laine aux épaules, retenue sous le menton par unegrosse épingle d’argent en forme de cuiller, se présenta.

Elle fut immédiatement acclamée par toutl’élément indien de la salle. Et, elle aussi, pour prouver que rienne manquait au succès de Garcia, chanta quelque chose, mais enindien, quelque chose dans quoi le peuple indien mettait égalementtout son espoir dans le sauveur de la patrie. Le dernier coupletenvolé, elle cria, comme il convenait : « Vive le généralGarcia ! », mais des voix lui répondirent aussitôt par« Vive Huayna-Capac-Runtu ! »

Ce fut un beau tapage. Tous les Indiens de lasalle étaient debout et aussi de nombreux métis qui se rappelaientleur origine et qui étaient las d’être méprisés par les blancs ethurlaient : « Vive Huayna-Capac-Runtu ! »tandis que la classe purement péruvienne, dans les loges,s’abstenait de toute manifestation.

Cependant, dans la loge présidentielle, legénéral Garcia attirait sur son cœur constellé le plastron éclatantde blancheur du commis de la banque franco-belge et donnaitl’accolade, devant tous, à l’illustre descendant des roisIncas.

Ce fut du délire. La représentation étaitterminée. Raymond fut poussé dehors comme on l’avait poussé dedans.Il en avait assez vu pour comprendre l’inutilité de la démarche dumarquis auprès du dictateur. Celui-ci ne pouvait rien contre lesIndiens et le véritable maître était Oviedo. Raymond n’avait plusd’espoir qu’en Huascar. Il était onze heures. Il courut àl’auberge.

Il trouva le marquis et Natividad inquiets deson absence et de tout ce qu’il avait pu faire pendant ce temps.Pour ce qui était de François-Gaspard, personne ne l’avait revudepuis l’arrivée à Arequipa, et personne ne s’en préoccupait.

Raymond leur apprit qu’il avait rencontréHuascar et que celui-ci avait renouvelé les promesses faites aumarquis, et de telle façon qu’il croyait maintenant à sa bonne foi.Enfin, le rendez-vous était toujours pour minuit. Il devait luiamener le petit Christobal.

Ils ne dirent plus rien jusqu’à minuit,regardant derrière les fenêtres, s’ils n’apercevaient point sur laplace quelque chose qui pût confirmer leur espoir. Natividad étaitaussi anxieux que ses deux compagnons. Natividad avait bon cœur etil s’était jeté si avant dans l’aventure qu’il lui eût étémaintenant difficile de reculer sans qu’il perdît quelque chose desa propre estime. Enfin il était si fort compromis au point de vueadministratif, que, toutes réflexions faites, il valait encoremieux pour lui suivre jusqu’au bout le marquis, lequel, quoi qu’ilarrivât, ne le laisserait pas mourir sur la paille.

Ainsi l’heure de minuit arriva et les douzecoups sonnèrent à l’église.

Le théâtre s’était vidé depuis longtemps. Laplace maintenant était à peu près déserte. Les lampions s’étaientéteints. Mais la nuit était claire et l’on pouvait très biendistinguer les ombres qui, le long des arcades, regagnaient leurdomicile. Aucune d’elles ne se dirigeait vers l’auberge duJockey-Club. Minuit et quart. Aucun des trois hommes qui étaient làn’osait prononcer une parole.

À minuit et demi, rien encore ! Lemarquis poussa un effrayant soupir. À une heure moins un quart,Raymond s’approcha de la petite lampe fumeuse qui brûlait sur unetable. Il examina minutieusement son revolver, en constata le bonfonctionnement, l’arma et dit, d’une voix sourde :« Huascar nous a trahis, il nous a joués comme des enfants. Ilest venu ici, sans se cacher, en plein jour, ne craignant pasd’avoir à répondre d’une pareille démarche auprès des siens. Ilétait d’accord avec eux. Il a réussi à nous tenir ici enferméspendant des heures dont nous connaîtrons le prix ! Je n’aiplus aucun espoir. Marie-Thérèse est perdue, mais je pénétreraijusqu’à elle ou je mourrai avant elle. »

Et il sortit.

Le marquis ne dit rien, mais il s’arma luiaussi et suivit Raymond.

Natividad suivit le marquis.

Ils traversèrent la place. Quand ils furentdans la petite ruelle qui conduisait à la maison enadobes, Natividad demanda au marquis ce qu’il comptaitfaire contre une cinquantaine d’hommes armés.

– Le premier punch rouge que je rencontre, jelui offre mille soles pour causer, reprit-il.S’il ne les prend pas, ou s’il ne me comprend pas, je lui brûle lacervelle. Après on verra !

Quand ils arrivèrent à l’endroit où ilsavaient été arrêtés dans la journée par un hussard quichua de latroupe de Garcia, ils s’étonnèrent de ne plus avoir à parlementeravec cette sentinelle. La voie était libre et ils en conçurent unnouvel espoir. Mais quand ils eurent fait encore une centaine depas et qu’ils aperçurent la petite maison en adobes sansgardes et la porte ouverte, un horrible pressentiment leur serra lecœur. Ils se précipitèrent, ils s’engouffrèrent dans la masure. Lespièces en étaient désertes. Dans l’une d’elles, régnait cette odeurparticulière, ce parfum violent de résine odorante qui avait déjàfrappé le marquis et Natividad quand ils avaient pénétré dans lapremière salle de l’hacienda d’Ondegardo, sur la route deChorillos ! « Oh ! le parfum magique ! »soupira Natividad. « Marie-Thérèse !…Marie-Thérèse !… ma fille !… Christobal ! mon enfantchéri ! gémissait le marquis ! Où êtes-vous ? C’estlà que vous nous avez attendus ! C’est là que nous aurions dûvous sauver !… » Son désespoir et ses vaines parolesfurent interrompus par le bruit d’une lutte sur le seuil. Ilscoururent. Raymond venait de maîtriser un métis qui tremblait deterreur entre ses mains. C’était le maître de la masure quirevenait d’on ne sait où et qui était ivre. La menace de mort luirendit toute lucidité et il dut dire tout ce qu’il savait.

Une voiture fermée était entrée dans la courvers les onze heures du soir ; il ne savait pas qui on avaitfait monter dans cette voiture, mais un certain nombre de femmes ettous les punchs rouges l’avaient accompagnée à pied jusqu’à lagare. Il pouvait l’affirmer, puisqu’il avait suivi le cortège parsimple curiosité, car il avait été payé. À la gare, l’Indien quel’on appelait Huascar l’avait aperçu et lui avait donné de l’argentpour qu’il s’éloignât en lui faisant promettre qu’il neretournerait pas chez lui avant le lendemain matin.

– Le misérable ! gronda Raymond, il sedoutait bien que nous viendrions ici. À la gare, vite !…

Quand ils y arrivèrent, ils eurent toutes lespeines du monde à trouver un employé endormi sur une banquette quine fit aucune difficulté pour leur apprendre qu’une trouped’Indiens s’était embarquée vers onze heures et quart dans un trainspécial, commandé dans l’après-midi par les soins d’Oviedo Runtu« pour ses serviteurs ». Cet employé, après avoir assuréle marquis qu’il ne pourrait avoir aucun train spécial dans lanuit, à quelque prix que ce fût, et lui avoir conseillé, dans lecas où il voudrait se rendre à Sicuani, d’attendre le convoi dumatin, se rendormit paisiblement.

Ce fut une nuit sans nom pour les troisvoyageurs. Ils essayèrent en vain de pénétrer encore jusqu’à Garciaet errèrent jusqu’au matin dans les rues. Christobal commençait àdivaguer et à montrer les marques avant-coureuses de la folie.Raymond retourna à la maison en adobes et se jeta à genouxdans la pièce la plus reculée qui était encore tout imprégnée duparfum magique. Il la remplit de ses sanglots. Au départ du train,ce furent trois spectres qui montèrent dans un même compartiment.Natividad était presque aussi malade que les deux autres. Cettefabuleuse course à la mort avait fini par les jeter hors del’humanité. Les voyageurs qui les aperçurent s’enfuirentlittéralement comme s’ils avaient vu des fauves. Raymond et lemarquis avaient des mouvements de mâchoires de bêtes enragées.

Le train n’allait que jusqu’à Sicuani, maisils n’y arrivèrent pas le même jour ; ils durent descendrepasser la nuit à Juliaca, à quatre mille mètres d’altitude, et làencore trouvèrent la trace du passage récent de la troupe indienne.Le froid était âpre et cinglant et le mal des montagnes lesentreprit, les étourdit, les assomma sur des banquettes et ne lesquitta que le lendemain à Sicuani, gros village quichua qui étaitentièrement désert. Heureusement pour eux, de Sicuani au Cuzco, ily avait un service automobile qui fonctionnait toujours malgré lestroubles politiques et militaires. Le marquis, qui voulait ne sefier à personne, acheta, pour un prix fou, une auto, dansl’arrière-pensée qu’elle pourrait servir à autre chose qu’à fairehonnêtement le voyage. En sortant de la cour de la gare, avec leurauto, ils trouvèrent l’oncle François-Gaspard qui venait à eux,tranquille, dispos et frais comme l’œil.

– Eh bien ! qu’est-ce que vous êtesdevenus ? leur demanda le bon savant. Je vous ai perdus àArequipa, mais je me suis dit : « On se retrouveratoujours autour des punchs rouges. » Alors, comme j’en airencontré un, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai suivi jusqu’à unepetite maison qui était au bord d’une rivière et qui était gardéepar des soldats. Je me suis dit : « C’est là qu’est notrepauvre Marie-Thérèse et notre petit Christobal. » Et je vousai attendus. Vous n’êtes pas venus, je me suis dit :« Ils sont partis en avant des punchsrouges, car on sait où ils vont, n’est-ce pas, pour cescérémonies-là ? » Ainsi, la nuit, quand ils ont pris letrain, je suis parti avec eux. À la gare on me disait :« Impossible, c’est un train spécial », mais j’ai donnédeux soles à l’employé et je suis monté dans le fourgon. Àl’arrivée, je ne vous ai pas vus, à Cuzco, pas davantage, je mesuis dit : « Ils vont arriver par le train du lendemainmatin », et me voilà !

François-Gaspard ne se doutait pas qu’ilcourait, dans la minute, le risque d’être assassiné par le marquis,par Raymond qui l’eussent très simplement tué, supprimé pour neplus entendre son odieuse voix calme, ni voir davantage sa bonnemine.

– Où ont-ils conduit Marie-Thérèse ?demanda Raymond brutalement, alors qu’ils auraient dû le remercier,car enfin il avait été le plus habile.

– Eh ! vous le savez bien !à la Maison du Serpent !

– La Maison duSerpent ! s’écria le jeune homme, et il saisit de sa maincrispée la manche de Natividad. Vous m’avez parlé de cettemaison-là ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?

– Cette maison-là, répondit Natividad, dans unsouffle, c’est l’antichambre de la mort !

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