Contes et Nouvelles – Tome II

XV

Nekhludov franchit en se courbant la portebasse qui s’ouvrait sur le rucher installé derrière la cour. Lepetit espace entouré de paille et de palissades à claire-voie oùsymétriquement étaient installées les ruches couvertes de planches,et les abeilles dorées qui bourdonnaient alentour, tout étaitenveloppé des rayons chauds et brillants du soleil de juin. De laporte un petit sentier battu conduisait à une petite niche en bois,et l’icône qui était dans cette niche étincelait sous le soleil…Quelques jeunes tilleuls haussaient gracieusement leurs sommetsrameux au-dessus du toit de chaume de la cour voisine, et l’onentendait à peine le bruissement de leur feuillage vert sombre etfrais et le bourdonnement des abeilles qui volaient autour. Toutesles ombres des palissades, des tilleuls et des ruches couvertes deplanches tombaient noires et courtes sur l’herbe basse quicroissait çà et là entre les ruches. La petite figure penchée duvieillard à tête grise, nue, dont le crâne chauve brillait ausoleil, s’apercevait près de la porte d’un hangar couvert de paillefraîche et bâti parmi les tilleuls. En entendant le grincement dela porte, le vieux se retourna, et essuyant d’un pan de sa blouseson visage en sueur, avec un sourire doux et joyeux, il vint à larencontre du maître.

Dans le rucher tout était doux, joyeux, clair.Le vieillard aux cheveux blancs, le visage rayé de nombreuses ridesautour des yeux, les pieds nus dans de larges chaussures, qui, encourant et se balançant, venait à la rencontre du maître dans sonpropre domaine, était si tendre et si affable, que Nekhludov oubliamomentanément les impressions pénibles du matin et que son rêvefavori lui revint avec vivacité. Il voyait déjà tous ces paysansriches et bons comme le vieux Doutlov, et tous lui souriant avectendresse et joie parce qu’ils devaient à lui seul leur richesse etleur bonheur.

– Ne voulez-vous pas un masque, VotreExcellence ? L’abeille est mauvaise maintenant, elle pique,dit le vieux, en décrochant de la palissade un sac de toile salecousu à une sorte de petit tamis en bois qui avait l’odeur de miel,et le proposant au maître : « Moi, l’abeille me connaît,elle ne me pique pas », ajouta-t-il avec un doux sourire quin’abandonnait presque jamais son beau visage bruni.

– Je n’en ai pas besoin non plus. Ehbien ! Ça essaime déjà ? demanda Nekhludov en souriant àson tour.

– Oh ! c’est trop tôt, mon pèreMitri Nikholaïevitch [10],répondit le vieux qui exprimait une amabilité particulière danscette appellation en utilisant le prénom du maître et celui de sonpère. À peine ont-elles commencé à apporter leur prise. Cetteannée, comme vous le savez, le printemps a été froid.

– Et moi, j’ai lu dans les livres,commença Nekhludov en chassant une abeille qui s’empêtrait dans sescheveux et lui bourdonnait près de l’oreille, j’ai lu que si lacire est posée droit dans les rayons, l’abeille essaime plus tôt.Et pour cela, on fait des ruches spéciales en planches…, avec descloisons…

– N’agitez pas les mains, c’est pire. Nevoulez-vous pas prendre un masque ?

Nekhludov était mal à l’aise, mais par unamour-propre enfantin, il ne voulait pas l’avouer, et refusant denouveau le masque, il continua de parler au vieillard de cetteconstruction des ruches qu’il avait lue dans la MaisonRustique, et d’après laquelle, disait-il, l’abeille devaitessaimer deux fois plus. Mais une abeille le piqua plus fort au couet il s’arrêta, s’embrouilla au milieu de la conversation.

– C’est vrai, notre père MitriNikholaïevitch, dit le vieillard en regardant le maître avec unebienveillance paternelle, c’est vrai que dans les livres c’estécrit comme ça. Mais peut-être est-ce écrit exprès : « Ilfera comme nous écrivons et du reste nous nous enmoquons ! » Ça arrive ! Comment peut-on apprendre àl’abeille où mettre la cire ? Elle essaye elle-même :tantôt en largeur, tantôt droit. Tenez, regardez s’il vous plaît,ajouta-t-il, en ouvrant une des ruches voisines et en regardantl’ouverture couverte d’abeilles qui bourdonnaient en grimpant surla cire courbée. Voilà, c’est une jeune, on voit qu’il y a là-basla reine ; elle met la cire droit et de côté, comme il luiconvient le mieux et suivant la forme de la ruche. Et se laissantentraîner visiblement par son sujet favori, il ne remarquait pas lasituation du maître, « Aujourd’hui elle apporte la prise surses pattes, la journée est chaude et l’on voit tout »,ajouta-t-il en refermant la ruche et en chassant avec un torchonune abeille qui grimpait ; ensuite il attrapa de sa maincalleuse quelques abeilles posées sur son cou ridé. Les abeilles nele piquaient pas, mais Nekhludov, lui, ne pouvait cacher son désirde s’éloigner des ruches. Les abeilles l’avaient piqué en troisendroits et bourdonnaient autour de sa tête et de son cou.

– Et tu as beaucoup de ruches ?demanda-t-il en se dirigeant vers la porte.

– Autant que Dieu m’en a donné, réponditDoutlov en souriant. Il ne faut pas compter, petit père, l’abeillen’aime pas cela. Voilà, Votre Excellence, je voulais vous demanderpour Ossip, continua-t-il en désignant le rocher qui était près dela clôture, que vous lui défendiez… d’agir ainsi en mauvaisvoisin.

– Comment cela ?… Ah ! maiselles piquent ! fit le maître qui saisissait déjà le loquet dela porte.

– Chaque année il laisse ses abeilles sejeter sur mes jeunes essaims. Ils doivent se nourrir et lesabeilles étrangères leur enlèvent la cire et les affaiblissent, fitle vieux sans remarquer la grimace du seigneur.

– Bon, après, tout à l’heure… fitNekhludov, n’y tenant plus. Et, agitant les mains et courant ilfranchit la porte.

– Il faut frotter avec de la terre, ça nesera rien, dit le vieillard en sortant dans la cour derrière lemaître.

Le maître frotta de terre ses piqûres et iljeta un regard furtif sur Karp et Ignate, qui ne le regardaientpas, puis, il fronça les sourcils en rougissant.

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