Contes et Nouvelles – Tome II

III

Quelque chose d’étrange se passait dans l’âmede tous les assistants, quelque chose d’étrange se sentait dans lesilence profond qui suivit la sortie d’Albert.

Il semblait que chacun voulût et ne sût pasdire ce que tout cela signifiait. Que signifiaient ce salonétincelant et chaud, et ces femmes brillantes, et l’aurore pointantderrière les vitres des fenêtres, et ce sang en mouvement, et cettepure impression des sons évanouis ? Mais aucun n’essayait mêmed’approfondir ; presque tous, au contraire, se sentantimpuissants à pénétrer ce qui suscitait en eux des sensationsnouvelles, s’en irritaient.

– Mais il joue extrêmement bien, ditl’officier.

– Merveilleusement ! réponditDelessov, en s’essuyant furtivement les joues de sa manche.

– Mais il est temps de partir, messieurs,dit en se remettant un peu celui qui était étendu sur le sofa. Ilfaudra lui donner quelque chose, messieurs. Cotisons-nous.

Pendant ce temps, Albert était assis tout seuldans la pièce voisine, sur un divan. Les coudes appuyés sur sesgenoux décharnés, il promenait sur son visage ses mains salies etcouvertes de sueur, lissait ses cheveux et se souriait à lui-mêmeavec bonheur.

La quête fut abondante et Delessov se chargeade la lui remettre.

En outre il vint l’idée à Delessov, que cettemusique avait si vivement, si étrangement remué, de faire du bien àcet homme. Il lui vint l’idée de le prendre chez lui, de le vêtir,de lui trouver un emploi, bref, de l’arracher à sa péniblesituation.

– Eh bien ! vous êtes fatigué !lui demanda Delessov en s’approchant de lui.

Albert sourit.

– Vous avez un véritable talent. Vousdevriez vous occuper sérieusement de musique, jouer en public.

– Je voudrais boire quelque chose, ditAlbert, comme en se réveillant.

Delessov apporta du vin, et le musicien en butdeux verres avec avidité.

– Quel bon vin ! fit-il.

– « Mélancolie », quelle choseexquise ! dit Delessov.

– Oh ! oui ! oui !répondit Albert en souriant. Mais excusez-moi ; je ne sais pasavec qui j’ai l’honneur de parler ; peut-être êtes-vous uncomte ou un prince : ne pourriez-vous pas me prêter un peud’argent ?

Il se tut un moment.

– Je n’ai rien, moi ; je suis unpauvre homme. Je ne pourrai pas vous rendre.

Delessov rougit et prit un air confus. Ilremit vivement au musicien l’argent recueilli.

– Je vous remercie beaucoup ! ditAlbert en prenant l’argent. Maintenant, nous allons faire de lamusique ; je vous jouerai tout ce que vous voudrez. Jedésirerais seulement boire quelque chose, boire… ajouta-t-il en selevant.

Delessov retourna lui chercher du vin et lepria de s’asseoir près de lui.

– Excusez-moi, si je suis franc avecvous, lui dit Delessov. Votre talent m’a intéressé. Il me sembleque vous vous trouvez dans une situation malheureuse ?

Albert regarda tour à tour Delessov et lamaîtresse de maison qui venait d’entrer dans la pièce.

– Permettez-moi de vous offrir messervices, continua Delessov. Si vous avez besoin de quelque chose,je vous serais très obligé de venir demeurer chez moi pendantquelque temps. Je vis seul, et peut-être pourrais-je vous êtreutile.

Albert sourit et ne répondit pas.

– Pourquoi donc ne remerciez-vouspas ? dit la maîtresse de maison. C’est manifestement unbienfait pour vous… Seulement, poursuivit-elle en s’adressant àDelessov avec un hochement de tête, je ne vous le conseilleraispas.

– Je vous remercie beaucoup ! ditAlbert en serrant dans ses mains moites la main de Delessov. Mais àprésent, allons faire de la musique, je vous prie !

Mais déjà les autres invités se préparaient àpartir, et, malgré les prières d’Albert, ils sortirent dansl’antichambre.

Albert dit adieu à la maîtresse de maison, mitun chapeau usagé à larges bords et une vieille almaviva d’été quicomposaient tout son vêtement d’hiver, et sortit avec Delessov surle perron.

Lorsque Delessov fut monté dans sa voitureavec sa nouvelle connaissance, et qu’il sentit cette désagréableodeur de boisson et de malpropreté dont le musicien était commeimprégné, il commença à se repentir de son action et à regretter sapuérile bonté d’âme et son imprudence. De plus, tout ce que disaitAlbert était si sot, si trivial, et il devenait tout d’un coup siabominablement ivre au grand air, que Delessov se sentait mal àl’aise.

« Que vais-je faire de lui ? »pensait-il.

Au bout d’un quart d’heure de chemin, Albertse tut ; son chapeau roula entre ses pieds ; il se jetadans un coin de la voiture et se mit à ronfler.

Les roues criaient sur la neige glacée ;la faible clarté de l’aurore perçait à peine les vitres gelées desportières.

Delessov regarda son voisin. Son long corpsrecouvert du manteau gisait sans vie auprès de lui. Il lui semblaitvoir remuer sur ce corps une longue figure avec un grand nez decouleur sombre ; mais en regardant plus attentivement, ilreconnut que ce qu’il prenait pour le nez et le visage, c’étaientles cheveux, et que le vrai visage était plus bas. Il se pencha etexamina les traits d’Albert. Alors la beauté du front et de labouche sereine le frappa de nouveau.

Sous l’influence de ses nerfs fatigués, del’insomnie et de la musique entendue, Delessov, en regardant cevisage, se revoyait de nouveau transporté dans ce monde heureux oùil était entré pour un moment cette nuit-là ; de nouveau il seremémorait l’époque heureuse et généreuse [24] de sa jeunesse, et il cessait deregretter son action. En ce moment, il aimait Albert sincèrement etardemment, et il se sentait fermement décidé à lui faire dubien.

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