Contes et Nouvelles – Tome II

VII

Presque en se heurtant au maître, la jeunefemme enleva vite le seau de la palanche, baissa les yeux, salua,puis, avec des yeux brillants, le regarda par en dessous et, enessayant de cacher un léger sourire avec la manche de sa chemisebrodée, elle monta le perron en faisant claquer ses souliers.

– Toi, la mère, reporte la palanche àtante Nastacia, dit-elle en s’arrêtant près de la porte et ens’adressant à la vieille.

Le jeune et modeste seigneur regardasévèrement et fixement la femme rouge, fronça les sourcils et,s’adressant à la vieille qui, de ses doigts difformes, mettait lapalanche sur son épaule et se dirigeait lentement vers l’isbavoisine, il demanda :

– Ton fils est à la maison ?

La vieille, en courbant encore davantage soncorps voûté, salua et voulut dire quelque chose, mais en portant lamain sur sa bouche elle toussa tant que Nekhludov, sans attendre,entra dans l’isba. Ukhvanka était assis sur le banc, sous lesicônes. À la vue du maître, il se précipita vers le poêle, commes’il voulait se cacher, fourra précipitamment sous la planche unobjet quelconque et, en ouvrant la bouche et les yeux, il se serrale long du mur, comme pour laisser le passage au maître. Ukhvankaétait un jeune homme blond, de trente ans, mince, élégant, avec unepetite barbiche pointue ; il eût été assez beau sans des yeuxsombres qui couraient et regardaient désagréablement sous lessourcils froncés. Il lui manquait aussi deux dents de devant et cedéfaut sautait immédiatement aux yeux, parce que ses lèvres étaientcourtes et se soulevaient sans cesse. Il avait une chemisede fête à goussets rouge vif, des pantalons rayés et de lourdesbottes à tige plissée. L’intérieur de l’isba d’Ukhvanka n’était nisi étroit, ni si sombre que celui de l’isba de Tchouris, bienqu’elle fût remplie de la même odeur étouffante de fumée et detouloupe et que, dans un même désordre, fussent jetés de tous côtésles vêtements et la vaisselle. Deux objets arrêtaient étrangementl’attention : un petit samovar bosselé posé sur la planche, etun cadre noir, suspendu près des icônes, et contenant sous unmorceau de verre sale le portrait d’un général en uniforme rouge.Nekhludov jeta un regard peu aimable sur le samovar, sur leportrait du général et sur la planche, où l’on apercevaitau-dessous d’un chiffon, le bout d’une pipe cerclée de cuivre. Ils’adressa au paysan.

– Bonjour, Épifane ! dit-il en leregardant dans les yeux.

Épifane salua et murmura : « Je voussouhaite une bonne santé, Vot’xcellence », en prononçant avectendresse, surtout le dernier mot, pendant que d’un regard ses yeuxparcouraient toute la personne du maître, l’isba, le sol, leplafond, ne s’arrêtant nulle part. Ensuite, hâtivement, ils’approcha de la soupente, en sortit un sarrau et l’endossa.

– Pourquoi t’habilles-tu ? demandaNekhludov en s’asseyant sur le banc, et en s’efforçant visiblementde regarder Épifane aussi sévèrement que possible.

– Comment donc, excusez, Vot’xcellence,comment est-ce possible ? Il me semble que nous pouvonscomprendre…

– Je suis venu chez toi afin de savoirpourquoi tu dois vendre un cheval, si tu as beaucoup de chevaux, etlequel tu veux vendre ? dit sèchement le maître en répétantles questions évidemment préparées.

– Nous sommes très contents,Vot’xcellence que vous n’ayez pas dédaigné de venir chez moi, unpaysan, répondit-il en jetant un regard rapide sur le portrait dugénéral, sur le poêle, sur les bottes du maître, et sur tout, àl’exception du visage de Nekhludov. Nous prions toujours Dieu pourVot’xcellence…

– Pourquoi veux-tu vendre lecheval ? répéta Nekhludov en baissant la voix et entoussotant.

Ukhvanka soupira, secoua sa chevelure (sonregard de nouveau parcourut l’isba), et en remarquant le chat quironronnait tranquillement, couché sur le banc, il cria aprèslui : « Pschhh, canaille ! » puis en hâte, ils’adressa au maître :

– Le cheval, Vot’xcellence, n’est pasbon… Si la bête était bonne, je ne la vendrais pas,Vot’xcellence.

– Et combien as-tu de chevaux ?

– Trois, Vot’xcellence.

– Et tu n’as pas de poulains ?

– Est-ce possible, Vot’xcellence ?…Il y a aussi un poulain.

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