Contes et Nouvelles – Tome II

XI

« Comment, succombé ! demanda, avecméfiance, Nekhludov.

– Oui, par excès de travail, notrenourricier. Je jure par Dieu qu’elle a succombé. Nous l’avionsprise, il y a deux ans, du village Babourino, continua-t-elle,remplaçant tout à coup son expression méchante par une expressionpleurnicheuse et triste. C’était une femme jeune, fraîche, docile.À la maison, chez son père, quand elle était jeune fille ellevivait dans l’aisance et ne connaissait pas la misère, et quandelle est venue chez nous, elle a connu notre travail à la corvée, àla maison, et partout… Sauf elle et moi, il n’y avait pas detravailleurs. Pour moi, ce n’est rien, j’y suis déjàhabituée : elle était enceinte, mon père, et commençait àsouffrir, et quand même elle travaillait au-dessus de ses forces,et voilà, elle a succombé, la pauvre ! Pendant l’été, le jourde Saint-Pierre, elle a malheureusement accouché d’un garçon etnous n’avions pas de pain, on mangeait à peine, mon petitpère ; le travail pressait, elle a perdu son lait. C’était lepremier enfant ; nous n’avions pas de vache, et puis est-cenotre affaire, à nous paysans, de nourrir au biberon ? Labêtise des femmes est connue et celle-ci était attristée encoreplus. Quand le gamin mourut, de chagrin elle a crié, hurlé,gémi ; elle s’est tant affaiblie pendant l’été, la pauvre, quevers la fête de Prokov elle-même est morte. C’est lui qui l’a tuée,la canaille, s’adressa-t-elle de nouveau à son fils, avec unecolère désespérée…

– Je voudrais demander à VotreExcellence ? continua-t-elle après un court silence enbaissant la voix et en saluant.

– Quoi ? demanda distraitementNekhludov, ému par ce récit.

– C’est un paysan encore jeune. De moi onne peut plus attendre de travail, aujourd’hui je suis vivante,demain je mourrai. Que deviendra-t-il sans femme ? Ce ne serapas un travailleur pour toi, songe donc à quelque chose pour nous,notre père.

– C’est-à-dire que tu veux lemarier ? Hein ? C’est à voir !

– Fais-nous cette grâce divine. Vous êtesnotre père et notre mère.

Et faisant signe à son fils, tous deuxensemble se prosternèrent devant le maître.

– Pourquoi salues-tu jusqu’à terre,demanda avec dépit Nekhludov en la soulevant par les épaules. Nepeux-tu pas demander tout simplement ? Tu sais que je n’aimepas cela. Marie ton fils si tu veux, j’en serai très content si tuas déjà une fiancée en vue.

La vieille se leva et avec sa manche essuyases yeux secs. Davidka suivit son exemple et frottant ses yeux avecson poing enflé, dans la même attitude patiente et soumise, il setint debout, écoutant ce que disait Arina.

– La fiancée, c’est-à-dire s’il y ena ! Ah ! et Vassutka, la fille de Mikheï, elle n’est pasmal, mais sans ton ordre elle n’acceptera pas.

– Ne consent-elle pas ?

– Non, nourricier, de bon gré ellen’acceptera pas.

– Eh bien ! Alors que puis-jefaire ? Je ne puis la forcer, cherchez-en une autre, sinondans le village, alors chez un autre seigneur, je la rachèterai,mais seulement qu’elle accepte de plein gré. On ne peut pas semarier par force. Il n’y a pas de loi pareille et c’est un grandpéché.

– Eh ! Nourricier ! Mais est-ilpossible qu’en voyant notre vie et notre pauvreté, on vienne cheznous volontairement ? Même une catin ne voudrait pas prendresur elle une telle misère. Quel paysan nous donnera sa fille ?Le plus désespéré ne le voudra pas. Nous sommes trop misérables. Ondira : la première est morte de faim et la mienne aura le mêmesort. Qui voudra ? ajouta-t-elle en hochant la tête avecméfiance. Jugez vous-même, Votre Excellence.

– Alors que puis-je faire ?

– Songe à nous, père ! répéta Arinad’un ton convaincu. Que devons-nous faire ?

– Mais que puis-je ? Dans ce cas jene puis rien faire pour vous.

– Qui donc veillera sur nous, sinontoi ? dit Arina en baissant la tête et en écartant les brasavec une expression de tristesse et d’abattement.

– Voilà, vous avez demandé du blé, alors,je donnerai l’ordre de vous en envoyer, dit le maître après uncourt silence pendant lequel Arina soupirait et Davidka après elle,mais je ne puis rien faire de plus.

Nekhludov sortit dans le corridor. La mère etle fils, en saluant, sortirent derrière le maître.

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