Contes et Nouvelles – Tome II

VII – Où l’on voit apparaître un monsieurrespectable et respecté

– Tu t’ennuies, mon cher fils ?demanda le prince Kornakov à Serge, qui errait d’un salon àl’autre, sans plus prendre part ni aux conversations ni à la danse,le regard empreint à la fois d’inquiétude et d’indifférence.

– Oui, répondit-il, avec un demi-sourire,je vais partir.

– Viens donc chez moi, nouscauserons.

– J’espère que tu ne restes pas à souperici, Kornakov ? lança un gros homme de haute stature quipassait à ce moment, son chapeau entre les mains, marchant d’un pasferme et assuré en fendant la foule entassée près de la porte.Portant une quarantaine d’années, son visage laid et bouffiexprimait une arrogance sans bornes.

– Tu as fini la partie ?

– Dieu merci, j’ai eu le temps de laterminer ayant le souper. J’évite ainsi la mayonnaise fatale, auxtruffes russes, les sterlets avancés, et autres gentillesses de cegenre, cria-t-il au beau milieu de la salle.

– Et où vas-tu souper ?

– Chez Trachmanov, s’il ne dort pasencore, ou bien au Novo-Troitzki. Venez donc ; Atalov y vaaussi.

– Allons-y, Ivine, dit le prince. Vousconnaissez-vous ?

Serge fit un signe de dénégation.

– Serge Ivine, fils de Maria Mikhaïlovna,présenta le prince.

– Enchanté, jeta le gros homme, sansaccorder un regard à Serge ; il lui tendit sa main épaissetout en continuant de marcher. – Dépêchez-vous !

Je suppose qu’une description détaillée dugros monsieur que l’on appelait Dolgov, est parfaitement inutile.Tous les lecteurs, s’ils ne le connaissent pas, ont au moinsentendu parler de lui. Il suffit donc de quelques traitscaractéristiques du personnage pour que sa figure apparaisse danstoute la splendeur de sa nullité et de sa bassesse. Du moins, m’ensemble-t-il ainsi. La richesse, le rang, le savoir-vivre, les donscertains et multiples – tout avait sombré dans l’oisiveté et levice. Un esprit cynique que rien n’arrête, au service des plusbasses passions ; une complète absence de conscience ;pas le moindre sentiment de honte ni davantage le goût des plaisirsintellectuels et moraux ; un égoïsme insolent, des proposgrossiers et tranchants, un penchant immodéré pour la sensualité,la goinfrerie, la beuverie ; un mépris de tout, sauf de sapropre personne. Il ne considérait les choses que du point de vuedu plaisir qu’il pouvait en tirer Deux traits caractéristiquesdominaient son existence d’une part, une vie parfaitement inutile,oisive et sans but, d’autre part, la plus abjecte débauche que,loin d’essayer de cacher, il étalait, comme s’il tirait gloire deson cynisme même.

Il jouit d’une réputation de crapule mais, entoutes occasions on le respecte et on l’entoure. Tout ceci, il lesait fort bien, il en rit et en méprise d’autant plus sonentourage. Comment pourrait-il ne pas mépriser la vertu, lui quipasse son temps à la fouler aux pieds et y prend plaisir ? Ila trouvé son bonheur à assouvir ses passions, sans cesser pour celad’être unanimement respecté.

Serge était d’excellente humeur. La présencedu prince, pour lequel il avait une grande sympathie et quiexerçait sur lui, on ne sait pourquoi, un indéniable ascendant, nepouvait que lui être agréable. Le fait d’avoir été présenté à unimportant et remarquable personnage chatouillait agréablement savanité. Le gros monsieur ne prêta d’abord que peu d’attention àSerge. Mais, à mesure que le garçon cosaque, qui les servait auNovo-Troitzki apportait des petits pâtés et du vin, il devenaitplus aimable. Remarquant les manières libres et aisées du jeunehomme, il se mit à converser avec lui tout en trinquant et en luitapotant l’épaule. Les gens de l’espèce de Dolgov ont horreur de latimidité.

Les pensées et les sentiments d’un hommeamoureux sont à tel point accaparés par l’objet de sa passion,qu’il lui est impossible d’observer et d’analyser les gens aveclesquels il se trouve. Et rien ne gêne autant la connaissance qu’onpeut avoir d’une personne, ainsi que la simplicité de l’attitudequ’on doit adopter à son égard, que l’habitude, propre à lajeunesse, de juger les gens sur leur apparence extérieure au lieud’essayer de pénétrer les mobiles de leurs actes et leurs penséesintimes.

De plus, Serge se sentait ce soir-là un granddésir et en même temps des possibilités particulières de paraîtreaimable et brillant, sans d’ailleurs se donner beaucoup de mal pourcela. Faire connaissance avec le général en retraite Dolgov, noceurréputé, cela eût autrefois comblé son amour-propre, maisaujourd’hui il n’en ressentait qu’une joie minime, il lui semblaitau contraire que c’était lui qui faisait plaisir et honneur augénéral en lui accordant un temps précieux qu’il aurait puconsacrer à celle qu’il aimait. Jamais auparavant, il n’eût osétutoyer Kornakov, bien que celui-ci le tutoyât lui-même assezsouvent. Il le faisait maintenant avec beaucoup d’aisance et entirait un plaisir extraordinaire. Le tendre regard et le sourireque la comtesse lui avait accordés lui avaient donné plusd’autorité que n’avaient pu le faire son esprit, ses avantagesphysiques ses diplômes et les éloges dont l’accablait sonentourage. En une heure, ils avaient fait de l’enfant un homme. Ilprit tout à coup conscience de toutes les qualités qui faisaient delui un homme lucide, fermeté, esprit de décision audace, fièreconception de sa dignité. Un observateur attentif eut même cesoir-là, décelé un changement dans son attitude. Sa démarche étaitplus assurée et plus libre. Son torse se bombait, ses bras ne luiétaient plus une gêne, il portait la tête plus haut, son visageavait perdu sa rondeur enfantine et ses contours imprécis, lesmuscles du front et des joues étaient plus saillants, son sourireplus hardi et plus ferme.

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