Contes et Nouvelles – Tome II

VI

À ce moment, Iégor Ivanovitch descendait lesmarches de la maison seigneuriale. À mesure qu’il approchait,toutes les têtes se découvraient. Iégor Ivanovitch s’arrêta et fitsemblant de vouloir parler.

L’intendant, du haut du perron, dans sa longueredingote, les deux mains dans ses poches, la tête couverte d’unecasquette, dominant la foule de ces paysans qui, tête découverte,le regard fixé vers lui, beaux pour la plupart, attendaient lerésultat de sa conversation avec Madame, n’était pas le même hommequi avait parlé à Madame d’un air humble et obséquieux.

Ici, il avait l’air imposant.

– Voici ; mes enfants, la décisionde Madame. Elle ne veut pas désigner de serfs attachés à lamaison ; elle vous laisse choisir vous-mêmes voscandidats…

– C’est bien ça ! crièrent quelquesvoix.

– Selon moi, Dieu lui-même désigne lefils de Kourachkibe et celui de Mitiouchkine.

– C’est juste, lui répondit-on.

– Quant au troisième, il faudra désignerou bien Doutlof ou bien choisir parmi les familles qui ont deuxfils. Qu’en pensez-vous ? »

– Il faut désigner Doutlof, il a troisgarçons, dirent plusieurs voix à la fois.

Et la discussion recommença de plus belle.

Iégor Ivanovitch était intendant depuis vingtans. Il connaissait bien son monde. Aussi, après les avoir laisséscrier pendant un quart d’heure, leur ordonna-t-il de se taire.

Il appela les trois Doutlof et leur dit detirer au sort. – On coupa trois branches. Sur l’une d’elles on fitun signe et on les mit dans un chapeau.

Il se fit un silence parfait.

Un jeune paysan tira les branches l’une aprèsl’autre et sortit le nom de Iliouchka, le neveu de Doutlof, unjeune homme qui venait de se marier…

– Est-ce le mien ? dit-il d’une voixéteinte.

Tout le monde se taisait.

Iégor Ivanovitch ordonna à chacun des paysansd’apporter l’argent pour les conscrits, sept kopeks par personne etleur dit que la réunion était terminée.

La foule s’ébranla et se dispersa peu à peu.L’intendant, resté toujours sur le perron, les regardaits’éloigner. Lorsque les jeunes Doutlof s’en allèrent, il appela levieux et le fit entrer au comptoir…

– Je te plains bien, mon vieux, dit IégorIvanovitch, en s’asseyant devant son bureau… mais c’est ton tour.Achètes-tu quelqu’un à la place de ton neveu ou non ?

– Je voudrais bien acheter quelqu’un,mais je n’en ai pas les moyens, Iégor Ivanovitch. J’ai perdu deuxchevaux cet été. J’ai marié mon neveu. C’est notre sortprobablement, c’est parce que nous sommes honnêtes.

– Allons vieux ! nous savons ce quenous savons. Cherche un peu sous le plancher de ta chambre, tutrouveras peut-être des anciennes monnaies pour trois ou quatrecents roubles. J’achèterai pour toi un remplaçant superbe.

– Au gouvernement ? dit Doutlof.

C’est ainsi que les paysans désignent leschefs-lieux du gouvernement.

– Eh bien, l’achètes-tu ?

– J’aurais bien voulu, Dieu le voit,mais…

– Eh bien, écoute-moi, mon vieux, faisbien attention qu’il n’arrive rien à Iliouchka. Aussitôt que jel’enverrai chercher, il faudra qu’il soit prêt. C’est toi qui meréponds de lui, et s’il lui arrive malheur, c’est ton fils aîné quisera désigné à sa place. Tu m’entends bien ?…

– Est-ce qu’on ne pourrait pas chercherparmi les familles qui ont deux garçons, recommença le vieux.Pensez donc, mon frère, est mort à l’armée, et maintenant on prendson fils. Pourquoi nous persécute-t-on ? continua-t-il, leslarmes aux yeux, prêt à se jeter aux pieds de l’intendant.

– Allons, va-t’en, laisse-moi tranquille.On ne peut faire autrement. Et fais bien attention : tu meréponds d’Iliouchka.

Doutlof s’éloigna tête baissée.

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