Contes et Nouvelles – Tome II

III – Le bal

À quoi bon essayer de décrire le bal dans tousses détails ? Qui ne se souvient de l’impression étrange etsaisissante du premier bal ? Éclat de mille feux, yeux,diamants, couleurs, velours et soieries, épaules nues, mousselines,chevelures, habits noirs et gilets blancs souliers de satin,uniformes bigarrés et livrées, l’odeur des fleurs, des parfums etdes femmes, la rumeur de milliers de voix, le bruit des pas à demicouvert par les sons éclatants de quelque danse, valse ou polka, etce va-et-vient ininterrompu, et le capricieux mélange de tous ceséléments !

Mais les sensations que le bal éveillait cheznos deux amis étaient bien différentes. Serge était si ému, qu’onaurait pu voir, sous son gilet blanc, son cœur battre à coupsviolents et précipités, il fut contraint de faire une pause sur lepalier, avant de pénétrer dans la salle, moins pour rectifier sacoiffure, que pour reprendre sa respiration et donner à ses jouesle temps de revenir à une couleur normale. Le prince Kornakov aucontraire, ayant adressé quelques paroles aimables à la maîtressede maison, avec la même désinvolture que s’il entrait dans sachambre à coucher, pénétra en souriant dans la grande salle, où ilrejoignit le cercle aristocratique, qui se tenait à l’écart de lafoule. Son pas était tranquille et assure comme celui d’unfonctionnaire retrouvant son bureau et sa table de travail. Rien nepouvait surprendre le prince, sa distinction naturelle comme cellede la société dans laquelle il vivait, le mettant à l’abri de toutévénement fâcheux. Attendrait-il d’un bal un plaisirquelconque ? Depuis trop longtemps il en avait perdul’habitude. L’observation même, seule distraction de quelqueintérêt pour celui qui ne danse pas, n’avait plus rien de neuf àlui apporter.

« Tiens, voici la belle D… qui s’habilleavec tant de chic, comme d’habitude, elle écoute en souriant leséternels compliments de ses admirateurs attitrés. Nadinka, aux sijolis yeux, doit sans aucun doute se trouver par là, dans quelquesalon et, dans son sillage, le baron au monocle et au mauvaisfrançais, qui depuis un an, a l’intention de l’épouser et ne lefera probablement jamais. Voici le petit aide de camp au grand nez– celui-là même qui s’imagine que le summum de l’esprit consiste àdébiter des gaudrioles. Pour l’instant, il se tord de rire enracontant des grivoiseries à cette vieille fille émancipée qu’estMlle G… »

Les tables de jeu sont invariablement auxmêmes places, occupées par les mêmes personnes qui jouent toujoursaux mêmes taux, comme la coutume le veut, depuis cinq ans que lesP… donnent des bals. La maîtresse de maison, avec le même éternelsourire et la même phrase cent fois répétée, s’affaire d’une pièceà l’autre. Au centre du salon tournoient cinq ou six étudiants,deux officiers de la garde, convoqués tout spécialement pour cettesoirée, ainsi que les inévitables Tamarine Gloubkov et Nieguitchevvieillis sur les parquets de Moscou et dont la présence ennuie toutle monde.

Près de la porte, debout le long du mur, deshabits noirs inconnus et immobiles. Dieu seul sait ce qui les aattirés ici ! De temps à autre, un mouvement se fait dansleurs rangs, l’un d’entre eux, particulièrement audacieux, sedétache et s’aventure à travers la salle pour inviter à danser laseule dame que, sans doute, il connaisse. Il l’entraîne dansquelques tours de valse, au grand ennui de la dame, puis disparaîtde nouveau derrière la muraille des cavaliers solitaires.

Quelques pauvres jeunes filles, ne connaissantpersonne, et qui doivent aux multiples intrigues de leurs parentsd’avoir été conviées à ce bal, font tapisserie le long des murs,leurs belles toilettes ne leur servent de rien (bien qu’elles leuraient peut-être coûté un long mois de travail) et la rage de sevoir délaissées les enlaidit encore.

Il serait trop long de tout énumérer, maispour le prince Kornakov, tout cela était terriblement périmé.Malgré la disparition de plus d’une ancienne figure et l’apparitiondans l’arène mondaine de plusieurs nouveaux venus, les attitudes,les gestes et les conversations de tous ces gens sont restés lesmêmes. L’agencement matériel du bal, avec son buffet, son souper,sa musique, la décoration des salons – tout cela, le prince leconnaissait si à fond qu’il en était parfois écœuré.

Le prince Kornakov appartenait au nombre deces riches célibataires d’un certain âge, pour lesquels la sociétéétait devenue une nécessité, à la fois indispensable et ennuyeuse.Dès sa prime jeunesse, il avait en effet occupé la première place,sans aucune difficulté, au sein de cette société mondaine et sonamour-propre ne l’autorisait pas à s’essayer dans un autre milieu,il n’admettait même plus la possibilité d’un autre moded’existence. Le monde l’ennuyait, il était trop intelligent pour nepas souffrir de la futilité d’un commerce constant entre gens quene liaient ni l’intérêt, ni aucun sentiment noble, mais le seulmaintien artificiel de ces rapports de convention. Son âme étaittoujours empreinte d’une tristesse latente lui venant du regret desannées gâchées et de l’appréhension d’un avenir sans promesses.Cette tristesse se traduisait, non par l’angoisse ou le repentirmais par des propos sarcastiques et snobs, souvent assez mordants,superficiels parfois, mais toujours spirituels et excessivementoriginaux. Il participait si peu aux affaires de la société et laconsidérait de si haut, qu’il ne pouvait avoir de heurt avec quique ce soit, mais, en retour, il n’attirait l’affection depersonne, sans toutefois susciter d’animosité, il avait cependantdroit à un certain respect, que le monde lui témoignait en raisonde son rang.

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