Contes et Nouvelles – Tome II

IV

Le jeune seigneur voulait visiblement demanderquelque chose au paysan, il ne bougeait pas de son banc, et,indécis, regardait tantôt Tchouris, tantôt le poêle vide, nonchauffé.

– Eh bien ! Vous avez déjàdîné ? demanda-t-il enfin.

Sous les moustaches de Tchouris parut unsourire moqueur, comme s’il trouvait ridicule que le seigneur posaune question aussi sotte, et il ne répondit rien.

– Quel dîner, notre nourricier ? ditla femme, avec un soupir pénible, nous avons mangé un peu de pain,et voilà notre dîner. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’allerchercher de snitka [3] et il n’yavait pas de quoi faire le stchi [4], j’ai donnéaux enfants ce qui restait du kvass [5].

– Aujourd’hui, Votre Excellence, c’estjour de jeûne, interrompit Tchouris, en expliquant les paroles desa femme. Le pain et l’oignon, voilà toute notre nourriture depaysans. Encore, que Dieu soit béni, grâce à vous, j’ai eu du painjusqu’à présent, alors que nos moujiks n’en avaient même pas. Cetteannée les oignons ont manqué partout. Dernièrement on a envoyé chezMikhaïl le maraîcher, il en veut un grosch [6]la botte, et nous n’avons pas d’argent pour l’acheter. DepuisPâques nous n’allons pas à l’église, parce que nous n’avons pasd’argent pour acheter un cierge.

Nekhludov connaissait depuis longtemps et nonpar ouï-dire, non par les paroles des autres, mais en réalité,toute cette extrême misère dans laquelle se trouvaient ses paysans.Mais cette réalité était si incompatible avec toute son éducation,avec son esprit et la vie qu’il menait, que malgré lui il oubliaitla vérité, et chaque fois, lorsque, comme maintenant, on la luirappelait vivement, son cœur était opprimé par quelque chose delourd et de pénible, comme s’il était tourmenté par le souvenird’un crime commis par lui et non racheté.

– Pourquoi êtes-vous si pauvres ?demanda-t-il, exprimant involontairement sa pensée.

– Mais comment, ne pas être pauvre, VotreExcellence ? Vous savez vous-même ce qu’est notre terre ?De l’argile et du sable, et probablement avons-nous excité lacolère de Dieu, car depuis le choléra la terre ne donne pas de blé.Maintenant nous avons aussi moins de prairies ; les unes ontété mises sous séquestre pour l’exploitation du seigneur et lesautres ont été prises pour ses champs. Moi je suis seul et vieux…Je serais heureux de travailler mais je suis sans force. Ma vieilleest malade et chaque année, elle me donne une fille, il faut tousles nourrir. Je travaille seul, et à la maison, il y a sept âmes.Il faut l’avouer, c’est un péché devant Dieu, mais je pensesouvent : que Dieu les rappelle vite à lui. Pour moi ce seraitplus facile et pour eux ce serait mieux que de se tourmenterici…

– Oh ! oh ! soupirait lentementla femme, comme pour confirmer les paroles de son mari.

– Voilà toute mon aide, continua Tchourisen désignant un gamin de sept ans à la tête blonde et sale, avec unventre énorme et qui, à ce moment, ouvrait timidement et doucementla porte, rentrait dans l’isba, et la tête baissée, regardait paren dessous le seigneur. De ses deux petites mains, il s’accrocha àla chemise de Tchouris. Voilà mon seul aide, continua-t-il d’unevoix sonore, en caressant de sa main rugueuse les cheveux blonds del’enfant. Et combien de temps faudra-t-il l’attendre ! Pourmoi, le travail est déjà hors de mes forces. La vieillesse n’estencore rien, mais je souffre beaucoup d’une hernie. Quand le tempsest mauvais, c’est à crier, et il y a longtemps que je devrais mereposer. Ainsi Ermilov, Demkine, Ziabrev, sont plus jeunes que moiet il y a longtemps qu’ils ne travaillent plus la terre. Et moi, jen’ai personne à qui céder ma terre, voilà mon malheur. Il faut senourrir et alors : je me démène, Votre Excellence.

– Je serais vraiment très heureux det’aider, mais comment faire ? dit le jeune seigneur, enregardant avec compassion le paysan.

– Comment m’aider ? Mais c’est uneaffaire connue. Qui a de la terre, doit subir la corvée, c’est unerègle déjà établie. J’attends que mon garçon grandisse. Maisseulement, je demanderais à votre grâce de lui épargner l’école,l’intendant est venu dernièrement et il a dit que Votre Excellencele demandait à l’école. Dispensez l’en ; quel esprit a-t-il,Votre Excellence ? Il est bien trop jeune, il ne comprendrien.

– Non, mon cher, comme tu voudras, dit leseigneur, ton garçon peut déjà comprendre, c’est pour lui le momentd’apprendre. Je te le dis pour ton propre bien, juge partoi-même : quand il grandira, quand il sera le patron, qu’ilsaura lire et écrire et lire à l’église, avec l’aide de Dieu, dansta maison, tout s’arrangera, dit Nekhludov en tâchant de s’exprimerle plus clairement possible, mais tout en rougissant et enhésitant.

– C’est indiscutable, Votre Excellence,vous ne nous voulez pas de mal, mais il n’y a personne pour resterà la maison ; moi et ma femme, nous sommes à la corvée, etlui, bien que petit, il aide quand même, il ramène le bétail, ilfait boire les chevaux. Tel qu’il est, c’est quand même un paysan.Et Tchouris, avec un sourire, prit entre ses doigts le nez du gaminet le moucha.

– Quand même, envoie-le à l’école quandtu es à la maison et quand il en a le temps, tu entends, il le fautabsolument.

Tchourisenok soupira lourdement et ne réponditrien.

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