Contes et Nouvelles – Tome II

XIII

« Oui, je ferai cela », se ditNekhludov avec satisfaction ; et se rappelant qu’il luifallait encore voir le riche moujik Doutlov, il se dirigea vers unevaste isba à deux cheminées, qui était au milieu du village. S’enapprochant, il rencontra, près de l’isba voisine, une femme d’unequarantaine d’années, très grande, vêtue sans élégance, et qui vintvers lui.

– Je vous fais mes compliments, notrepère, lui dit-elle, sans aucune crainte, et s’arrêtant près de luielle souriait aimablement et saluait.

– Bonjour, nourrice, répondit-il. Commentvas-tu ? Voilà, je vais chez ton voisin.

– Et oui, petit père, Votre Excellence,c’est une bonne chose. Mais pourquoi n’entrez-vous pas cheznous ? Comme mon mari serait content !

– Eh bien ! J’irai chez vous, etnous causerons ensemble, nourrice. C’est ton isba ?

– Oui, petit père.

Et la nourrice courut en avant. En entrantderrière elle dans le corridor, Nekhludov s’assit sur le cuveau,tira une cigarette et l’alluma.

– Là-bas il fait chaud, asseyons-nousplutôt ici, nous causerons, répondit-il à la nourrice quil’invitait à entrer dans l’isba. La nourrice était une femmefraîche et belle. Dans les traits de son visage et surtout dans sesgrands yeux noirs il y avait une grande ressemblance avec le visagedu maître. Elle croisa ses mains sous son tablier, le regardahardiment, et en hochant sans cesse la tête, se mit à causer aveclui.

– Eh bien ! petit père, pourquoiallez-vous chez Doutlov ?

– Mais je veux qu’il me loue trentedéciatines [9] de terre, qu’il installe sonexploitation, et encore qu’il achète avec moi un bois. Il a del’argent ; pourquoi le laisser improductif ? Qu’enpenses-tu, nourrice ?

– Oui, c’est vrai, c’est connu, petitpère, les Doutlov sont très riches, les premiers moujiks de tout ledomaine, je crois, répondit la nourrice en hochant la tête. Cetété, ils ont construit une isba avec leur propre bois et sans riendemander au maître. Sans compter les poulains et les jeuneschevaux, ils ont au moins des chevaux pour six troïkas, et dubétail, des vaches, des chèvres ; quand les bêtes reviennentdes champs et que les femmes sortent dans la rue pour les amenerdans la cour, alors devant les portes c’est un troupeau énorme quis’arrête. Et des abeilles ! Ils ont au moins deux centsruches, et peut-être davantage. Oui, c’est un très riche moujik etil doit avoir de l’argent.

– Qu’en penses-tu ?… Il a beaucoupd’argent ? demanda le maître.

– Les gens disent, mais c’est peut-êtrepar méchanceté, que le vieux a pas mal d’argent, mais lui-même n’enparle pas, il ne l’avouerait même pas à ses enfants, cependant, ildoit en avoir. Pourquoi ne s’occuperait-il pas des bois ?Peut-être craint-il de faire ainsi répandre le bruit qu’il est trèsriche. Il y a cinq ans, il s’est associé à Chkalik, l’aubergiste,pour l’exploitation des prairies. Je ne sais pas, moi, si Chkalikl’a trompé, mais le vieux a perdu trois cents roubles ; depuiscette affaire il ne risque plus son argent. Et comment n’est-il pasriche, petit père, Votre Excellence, continua la nourrice, ils onttrois terres, la famille est grande et tous sont des travailleurs,et le vieux lui-même, on ne peut pas dire le contraire, est un vraipatron. Il réussit en tout, au point que les gens s’en étonnent.Pour le blé, pour les chevaux, pour le bétail, pour les abeilles etmême pour les garçons, il a toujours de la chance. Maintenant, illes a tous mariés. Tantôt il a pris des jeunes filles du village,et maintenant il a marié Iluchka à une affranchie qu’il a rachetéelui-même, et ma foi, c’est une belle femme.

– Et vivent-ils en bon accord ?demanda le maître.

– Quand à la maison il y a une tête,alors c’est toujours mieux. Prenons les Doutlov, on sait que lesfemmes, les brus se querellent et s’injurient en préparant lesrepas, mais quand même, sous la coupe du vieux ils vivent enpaix.

La nourrice se tut un moment.

– Maintenant, on dit que le vieux al’intention de mettre son fils aîné, Karp, à la tête de la maison.Moi, dit-il, je suis vieux, mon affaire est d’être près desabeilles. Oui, Karp est un bon moujik, exact, mais quand même, ilest loin du vieux patron. Il n’a pas cet esprit !

– Alors, Karp voudra peut-être s’occuperdes terres et des bois, qu’en penses-tu ? dit le maître quidésirait savoir de la nourrice tout ce qu’elle connaissait sur lesvoisins.

– C’est peu probable, petit père,répondit la nourrice. Le vieux n’a pas passé l’argent à son fils.Tant qu’il vivra, il le gardera, alors c’est toujours la raison duvieillard qui commande et eux s’occupent plutôt de roulage.

– Et le vieux ne consentirapas ?

– Il aura peur.

– De quoi aura-t-il peur ?

– Mais comment est-il possible, petitpère, qu’un moujik qui appartient au maître avoue son argent ?Qui sait ? il peut perdre tout. Ainsi, il s’est associé avecl’aubergiste et il s’est trompé. Ne pouvant aller devant lajustice, il a perdu tout son argent ! Et avec le seigneur, cesera encore plus simple, il n’y aura rien à faire.

– Oui, à cause de cela… fit Nekhludov enrougissant. Adieu nourrice.

– Adieu, petit père, Votre Excellence. Jevous remercie bien.

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