Contes et Nouvelles – Tome II

I

Cinq riches jeunes gens arrivaient, vers troisheures du matin, pour s’amuser, dans un petit bal dePétersbourg.

On buvait beaucoup de champagne, la plupartdes hommes étaient jeunes, les filles jolies, le piano et le violonjouaient polka sur polka, les danses et le bruit ne cessaient pasune minute ; mais un ennui planait, une gêne : ilsemblait à chacun, on ne sait pourquoi (comme il arrive souvent),que tout cela n’était point ce qu’il fallait.

Quelquefois ils se forçaient à rire ;mais cette gaieté factice était encore pire que l’ennui.

L’un des cinq jeunes gens, plus mécontent etde soi et des autres et de toute la fête, se leva avec un sentimentde dégoût, prit son chapeau et sortit dans l’intention dedisparaître sans être remarqué.

Dans l’antichambre, personne ; mais dansla pièce voisine, derrière la porte, il entendit deux voix quidiscutaient. Le jeune homme s’arrêta et se mit à écouter.

– On ne peut pas, il y a du monde, disaitune voix de femme.

– Laissez-moi entrer, je vous en prie, jene ferai rien, murmurait une suppliante voix d’homme.

– Mais je ne vous laisserai pas entrersans la permission de Madame, répondait la femme. Oùallez-vous ? Mais quel homme êtes-vous ?…

La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut uneétrange silhouette d’homme. En apercevant l’invité, la servantelâcha prise, et l’étrange silhouette, après un timide salut, entradans le salon en vacillant sur ses jambes ployées. C’était un hommede haute taille, avec un dos étriqué et voûté et de longs cheveuxen désordre. Il était vêtu d’un pardessus court et d’étroitspantalons déchirés sur des souliers grossiers et non cirés. Unecravate tordue en corde se nouait sur son long cou blanc.

La chemise sale débordait des manches sur lesmains maigres. Mais, en dépit de ce corps étique, le visage étaittendre et blanc, et même l’incarnat jouait sur les joues, entre labarbe rare et noire et les favoris. Les cheveux non peignés,rejetés en arrière, découvraient un front pas haut et extrêmementnet. Les yeux de couleur sombre, les yeux fatigués regardaient enavant avec un air tendre, suppliant et grave. Leur expressions’harmonisait à merveille avec celle des lèvres fraîches, relevéesaux coins et surmontées d’une moustache rare comme la barbe.

Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, setourna vers le jeune homme et sourit. Il sourit comme avec effort,mais quand le sourire eut éclairé son visage, le jeune homme, sanssavoir lui-même pourquoi, sourit aussi.

– Qui est-ce ? demanda-t-il enchuchotant à la servante, quand ce singulier personnage eut pénétrédans le salon où s’entendaient les danses.

– C’est un musicien du théâtre, il estfou, répondit la servante. Il vient quelquefois chez mamaîtresse.

– Où es-tu passé, Delessov ?cria-t-on à ce moment du salon.

Le jeune homme qu’on appelait Delessovretourna dans le salon.

Le musicien se tenait debout près de la porteet, les yeux fixés sur les danseurs, témoignait par son sourire,ses regards, ses trépignements, la joie qu’excitait en lui cespectacle.

– Eh bien ! allez-vous aussidanser ? lui dit l’un des invités.

Le musicien salua et jeta sur la maîtresse demaison un coup d’œil interrogateur.

– Allez, allez, puisque l’on vous invite,intervint celle-ci.

Les membres maigres et débiles du musicienentrèrent tout à coup en mouvement ; clignant des yeux,souriant, étendant les bras, il s’en fut, d’un pas lourd et gauche,sauter dans le salon. Au milieu du quadrille, un joyeux officierqui dansait avec grâce et animation heurta du dos, inopinément, lemusicien. Les jambes faibles et fatiguées ne conservèrent pointl’équilibre, et le musicien, après avoir fait quelques pas enchancelant, tomba de tout son haut par terre. Malgré le son aigreet sec produit par la chute, presque tous se mirent à rire dans lepremier moment.

Mais le musicien ne se relevait pas. Lesinvités se turent, le piano lui-même s’arrêta de jouer, et Delessovavec la maîtresse de maison s’empressèrent les premiers d’accourirauprès de l’homme qui venait de tomber. Il était couché sur lecoude et attachait sur le parquet des yeux sans regard. Quand onl’eut relevé et installé sur une chaise, d’un geste rapide de samain décharnée il écarta ses cheveux de son front et se mit àsourire sans rien répondre aux questions.

– Monsieur Albert, monsieur Albert !disait la maîtresse de maison, vous êtes-vous fait mal ?…où ? Voilà, je disais bien que vous ne deviez pasdanser !… Il est si faible ! continua-t-elle ens’adressant à ses invités, il a déjà de la peine à marcher, il nedevrait pas danser !

– Qui est-ce ? demandait-on à lamaîtresse de maison.

– C’est un pauvre homme, un artiste.C’est un très brave garçon, mais dans un état pitoyable, comme vousvoyez.

Elle disait cela, sans être gênée par laprésence du musicien. Celui-ci revint à lui et, comme si quelquechose l’eût épouvanté, il se tordait et repoussait ceux quil’entouraient.

– Tout cela n’est rien ! dit-ilsoudain, en faisant pour se lever de sa chaise un effortvisible.

Et pour prouver qu’il n’avait pas de mal, ilgagna le milieu du salon et essaya de danser, mais chancela etserait tombé de nouveau si on ne l’eût retenu.

Tous étaient confondus, tous se taisaient enle regardant.

Le regard du musicien s’éteignit de nouveau,et lui, oubliant visiblement tout le monde, se frottait le genouavec sa main. Tout à coup il releva la tête, avança une jambe quitremblait, écarta ses cheveux avec le même geste que tantôt, et,s’approchant du violoniste, lui prit le violon.

– Tout cela n’est rien ! répéta-t-ilencore une fois en élevant l’instrument. Messieurs, faisons-nous unpeu de musique ?

– Quel étrange personnage ! sedisaient les invités.

– Peut-être un grand talent se cache-t-ildans ce malheureux être, fit l’un d’eux.

– Oui, malheureux, bien malheureux !ajouta un autre.

– Quel beau visage !… Il a quelquechose d’extraordinaire, dit Delessov. Nous allons voir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer