Contes et Nouvelles – Tome II

VI

« Ukhvanka-Moudrennï veut vendre uncheval », lut Nekhludov dans son carnet, et il traversa la ruevers la cour d’Ukhvanka-Moudrennï. L’isba d’Ukhvanka étaitsoigneusement couverte de paille prise dans l’enclos du seigneur,et était faite de bois de tremble neuf, gris clair (venant aussi dechez le seigneur) ; la fenêtre peinte en rouge avait deuxvolets, le perron était protégé d’un auvent et avait une rampe debois rustiquement sculptée. Le vestibule et la chambre d’étéétaient aussi en bon ordre, mais l’air d’aisance qu’avait ainsicette isba était un peu gâté par un hangar dressé près de la portecochère, par l’enclos encore inachevé et par l’auvent découvertqu’on apercevait derrière ce hangar.

Au moment même où Nekhludov s’approchait duperron, de l’autre côté s’avançaient deux paysannes portant unbaquet d’eau. L’une d’elles était la femme, l’autre la mèred’Ukhvanka-Moudrennï. La première était une femme forte, rouge,avec une poitrine extraordinairement développée et des joues largeset grosses. Elle portait une chemise propre, brodée aux manches etau col, un tablier brodé, une jupe neuve, des bottes, un collier etune coiffure quadrangulaire, élégante, brodée de fil rouge et depassementerie. Le bout de la palanche ne vacillait pas, mais étaitposé d’aplomb sur son épaule large et robuste. La tension légère deson visage coloré, la courbure de son dos, le mouvement régulier deses jambes et de ses bras, décelaient en elle une santéextraordinaire et la force d’un homme.

La mère d’Ukhvanka au contraire, qui portaitl’autre bout de la palanche, était une de ces vieilles qui semblentarriver à la dernière limite de la vieillesse et de la décrépitudeque peut atteindre un être vivant. Son corps décharné querecouvraient une chemise sale, déchirée, et un jupon sans couleur,était tellement courbé que la palanche était plutôt appuyée sur sondos que sur son épaule. Ses deux mains, dont les doigts déformés secramponnaient à la palanche et la retenaient, étaient de couleurbrun foncé et semblaient ne plus pouvoir se délier. La têtebaissée, enveloppée d’une guenille, portait les traces les plusaffreuses de la misère et de l’extrême vieillesse. Au-dessous dufront étroit, sillonné en tous sens de profondes rides, deux yeuxrouges, sans cils, regardaient stupidement le sol. Une dent jauniese montrait au-dessous de la lèvre supérieure enfoncée, et enremuant sans cesse, rencontrait parfois le menton aigu. Les rides,à la partie inférieure du visage et sous la gorge, formaient commeune espèce de poche qui ballottait à chaque mouvement. Sarespiration était lourde et rauque, mais les pieds nus, déformés,qui semblaient se traîner de force sur la terre, se mouvaientrégulièrement l’un après l’autre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer