Contes et Nouvelles – Tome II

III

La femme de Sema avait achevé de bonne heureson travail quotidien. L’eau, le lait, étaient prêts pour lelendemain ; les enfants avaient eu leur repas du soir,elle-même venait de manger, et, maintenant, elle tenait conseilavec elle-même, fort embarrassée de décider s’il fallait faire cejour-là encore une nouvelle cuisson de pain.

– Sema peut avoir dîné en route, sedisait-elle ; dans ce cas, il ne prendra rien ce soir, et ilreste assez de pain pour demain.

Elle tourna et retourna vingt fois le morceauqui restait ; elle prit enfin un parti :

– Voyons, décida-t-elle, il n’y a plus defarine que pour une fois, et il faut que nous allions avec celajusqu’à vendredi.

Le pain soigneusement serré, Matréma prit sonaiguille et se mit à rapiécer une chemise de son mari. Tandis quesa main se pressait, Matréma était en pensée avec son Sema,achetant la peau de mouton dont on ferait la fameuse pelisse.

– Mon Dieu, pourvu qu’il ne se laisse pastromper, disait-elle en tirant nerveusement son aiguille. Le pauvrehomme est sans malice aucune, un petit enfant le mènerait par lenez, et lui ne saurait même pas faire tort d’un cheveu. Certes,huit roubles d’argent ne sont pas une petite somme ; avec celaon a une riche pelisse, sans garnitures il est vrai, mais enfin unepelisse. Avons-nous assez souffert, l’hiver passé, sanspelisse ! Je ne pouvais aller nulle part, pas même jusqu’auruisseau. Et il a tout pris en partant, tout, je n’ai plus rien dechaud à me mettre sur le corps. Il est parti de bonne heure ;que fait-il pour ne pas encore être rentré ? Ah çà ! monpetit trésor se serait-il peut-être arrêté au cabaret ?

Elle achevait son petit monologue quand despas résonnèrent tout à coup sur l’escalier.

Matréma posa son ouvrage et se leva enhâte.

À sa grande surprise, elle voit que deuxhommes sont entrés : l’un est son mari, l’autre une façon depaysan, en hautes bottes de feutre, sans bonnet, en somme, unsingulier compère.

L’odorat de Matréma avait deviné aussitôt leparfum de l’eau-de-vie.

– Grand Dieu ! pensa-t-elle, quelquechose me l’avait bien dit, mon homme a bu.

Mais quand elle vit qu’il était sans kaftan, àpeine vêtu du vieux mantelet, et qu’il se tenait là comme uncoupable, sans rien dire, sans savoir où regarder, elle crut sentirson cœur se briser.

– Il s’est enivré, dit-elle avec unedouloureuse amertume, il a bu notre pauvre argent avec cet ivrogneet voilà qu’il l’amène encore ici.

Les deux hommes entrèrent dans la chambre,Matréma les suivit, tout entière à dévisager l’inconnu. Elleremarque qu’il est fort jeune, qu’il a le teint hâve, le maintientimide et qu’il porte son propre kaftan, sur sa peau encore !Pas trace de chemise, pas plus que de coiffure ! Il est entréet est resté fixé sur place, ne bougeant plus, n’osant lever lesyeux.

– Ce ne peut être un homme de bien, sedit Matréma… Il me fait peur !

Elle recula et se colla au poêle, attendant,l’air mauvais, ce qui allait advenir.

Sema ôta sa casquette de cuir, s’assit sur lebanc. Tout préoccupé d’héberger son hôte, il demanda àMatréma :

– Eh bien ! petite femme, qu’est-ceque tu donnes à souper ?

La ménagère, changée en statue devant sonpoêle, marmotta quelque chose entre ses dents. Elle regardaitalternativement les deux hommes et secouait la tête de l’air leplus mécontent.

Sema fit comme s’il ne voyait rien, et,prenant la main de l’étranger, il lui dit d’un tonaffectueux :

– Assieds-toi, frère, et prenons unmorceau ensemble.

L’étranger s’assit timidement aux côtés deSema.

Celui-ci reprit :

– Dis, petite femme, ne te reste-t-ilrien de ta cuisine ?

Alors Matréma éclata :

– Bien sûr qu’il me reste quelquechose : mais te le donner ! Ah ! non, certes. Unhomme qui a bu à ne plus savoir où est sa tête, qui s’en est allépour acheter une pelisse et qui revient sans kaftan, amenant unvagabond chez lui ! Non, certes, je ne donnerai pas à souper àdes fainéants et à des ivrognes de votre espèce.

– Cesse ton caquet, stupide femme, talangue va trop vite. Tu devrais t’informer d’abord…

– D’abord je veux savoir ce que tu asfait de notre argent.

Sema porta sa main à sa poche et en retira lebillet de trois roubles, qu’il tendit à sa femme.

– Voilà, dit-il. Trifouan ne m’a riendonné ; il m’a promis de payer demain.

Ces mots, loin de calmer la terrible femme,provoquèrent une nouvelle explosion de colère.

– Point de pelisse ! Mon kaftan surle corps d’un va-nu-pieds ! Un vagabond au logis !cria-t-elle en saisissant furieusement les billets, qu’elle serraaussitôt en lieu sûr, sa langue allant toujours. Non, il n’y a rienici pour vous. J’aurais bien à faire s’il me fallait nourrir tesivrognes, les amis de cabaret.

– Matréma ! tiens ta langue, femmestupide, et écoute ce que j’ai à te dire.

– Ce que tu as à me dire !Voyez-vous ce grand nigaud qui voudrait m’apprendre quelquechose ! Ah ! je ne me trompais pas quand je ne voulaispas de toi pour mari. Tout le beau linge que j’ai reçu de ma mère,tu l’as vendu pour boire, et, aujourd’hui encore, tu vas aucabaret, au lieu d’acheter la pelisse.

Sema veut expliquer qu’il n’a bu que les vingtkopecks, il commence le récit de sa rencontre avecl’étranger ; mais Matréma l’interrompt coups sur coups etparle seule. Où prend-elle tout ce qu’elle dit ? Dieu, quelflux de paroles ! un mot n’attend pas l’autre. Sa mémoirerappelle des faits écoulés depuis dix ans ; elle s’excitetoujours plus, elle jette les hauts cris et tombe enfin sur sonmari, qu’elle saisit violemment par le bras.

– Et mon mantelet, le seul bon que j’aie,il te le fallait aussi. Rends-le-moi, ivrogne, et bien vite, ougare le bâton !

Sema, sans répondre, se met en devoird’obéir ; il ôte l’une des manches du mantelet ; sa femmetire violemment l’autre en faisant craquer toutes les coutures,puis se précipite vers la porte, avec le dessein de s’enfuir ;mais, soudain, elle s’arrête, une voix vient de parler en elle, luidisant de rentrer et de s’informer d’abord de ce qu’estl’étranger.

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