Contes et Nouvelles – Tome II

I

Les Doutlof sont bien à plaindre, madame. Cesont tous de braves gens. Si nous ne nous mettons pas sur la listeun des serfs attachés à la maison, ce sera le tour d’un des filsDoutlof. Mais il sera fait selon votre volonté.

Il posa sa main droite sur la gauche, les mitsur son ventre, courba légèrement sa tête, serra ses lèvres minces,ferma les yeux et se prépara évidemment à écouter avec patiencetoutes les sottises que lui débiterait sa maîtresse.

C’était un ancien serf devenu intendant, vêtud’une longue redingote, qui, chaque soir, venait recevoir lesordres de sa maîtresse et lui faire son rapport.

Selon la maîtresse, le rapport consistait ence que l’intendant lui communiquait ce que l’on avait fait dans lajournée et demandait ce qu’il fallait faire le lendemain.

Selon l’intendant, Iégor Ivanovitch, lerapport était une cérémonie qui consistait en ce que, debout, dansun coin, il écoutait avec patience les sottises de sa maîtresse.Puis, une fois qu’elle avait terminé, il l’amenait à consentir àtout ce qu’il voulait bien – et à lui répondre avecimpatience :

– C’est bon, c’est bon, Iégor.

Au moment où commence notre récit, il étaitquestion du recrutement.

Le village de Pokrofski devait fournir troisrecrues. Deux étaient choisies par le sort et, par suite desconditions sociales et économiques, il ne pouvait y avoir aucunediscussion pour ce qui les concernait, ni de la part des paysans,ni de la part de la maîtresse, ni de la part de l’opinion publique.Pour la troisième, c’était autre chose.

L’intendant prenait le parti du troisièmegarçon, neveu de Doutlof, et proposait à sa place le domestiquePolikouchta, qui jouissait d’une mauvaise réputation, qui avait étépris en flagrant délit de vol. La maîtresse caressait souvent lesenfants de Polikouchta et cherchait à lui relever le moral par descitations de l’Évangile. Aussi s’opposait-elle à ce qu’on le fîtsoldat. D’un autre côté, elle ne voulait aucun mal aux Doutlof,qu’elle n’avait jamais vus, mais elle avait de la peine àcomprendre, une chose bien simple pourtant, c’est que, siPolikouchta ne partait pas, Doutlof devait absolument partir…

– Mais je ne veux pas du tout le malheurde ces pauvres Doutlof, disait-elle avec pitié.

– Si vous ne voulez pas leur malheur,payez pour le conscrit trois cents roubles, aurait-on dû luirépondre.

Mais la politique ne permettait pas depareilles réponses. Et Iégor Ivanovitch écouta avec patience toutce que débitait sa maîtresse.

Il examinait avec intérêt le mouvement de seslèvres, l’ombre que faisait son bonnet à ruches épaisses, et necherchait même pas à comprendre le sens de ses paroles.

La maîtresse parla longtemps et beaucoup. Ilcommençait par éprouver le besoin de bâiller, mais, heureusementpour lui, il mit la main à sa bouche et fit semblant de tousser.Pendant tout ce temps, sa figure avait une expression d’obséquieuseattention.

J’ai vu, dernièrement, à une séance duParlement anglais, lord Palmerston écouter le discours d’un de sesadversaires pendant trois heures, la figure recouverte de sonclaque. Aussitôt qu’il eut fini, lord Palmerston se leva etrépondit au discours de son adversaire de point en point. Je nem’en doutais nullement, parce que j’avais assisté souvent auxentretiens de Iégor Ivanovitch et de sa maîtresse.

Je ne sais s’il avait peur de s’endormir, maisil transporta le poids de son corps du pied gauche sur le pieddroit, et commença de sa voix sacramentelle :

– Qu’il en soit fait selon votre volonté,madame, mais… mais le peuple est réuni devant la maison, et il fautque vous preniez une décision. Il est écrit, dans l’ordre que nousavons reçu, que les conscrits doivent être amenés en ville avant laToussaint. Parmi les paysans, il n’y a personne d’autre que lesDoutlof. Il va sans dire que les paysans ne prennent pas vosintérêts à cœur ; cela leur est bien égal si les Doutlof sontruinés. Je sais quels efforts ils ont faits pour joindre les deuxbouts. Les voilà enfin un peu à flot depuis que le neveu est revenuet nous allons les ruiner ! Vous savez, madame, que je prendsvos intérêts à cœur comme si c’étaient les miens. C’est dommage,madame. Ils ne sont ni mes parents, nimes compères, et ils ne m’ontrien donné pour prendre leur parti.

– Mais j’en suis sûre, Iégor, interrompitsa maîtresse, en se disant qu’il avait été corrompu par lesDoutlof.

– C’est la meilleure famille de toutPokrofski, tous des gens laborieux, pieux. Le vieux est marguillierà l’église depuis trente ans. Il ne boit jamais et se garde bien deprononcer une mauvaise parole. Il est toujours assidu à l’église.(Iégor savait bien ce qu’il fallait dire à sa maîtresse pourl’influencer.) Et surtout, madame, je dois vous rappeler qu’il n’aque deux fils. Les autres sont des neveux qu’il a recueillis. Sil’on voulait être juste, on aurait dû le mettre sur le même rangque les autres familles qui n’ont que deux fils. Faudrait-il que cepauvre homme soit puni pour sa vertu ?

La pauvre maîtresse finit par ne plus riencomprendre. Elle écoutait le son de la voix sans saisir le sens desparoles. Au désespoir, elle examina les boutons de la longueredingote de son intendant.

– Le bouton supérieur se boutonne plusrarement que l’inférieur, qui risque de tomber et que l’on auraitdû recoudre depuis longtemps, pensait-elle.

On sait depuis longtemps qu’il n’est pas dutout nécessaire pour soutenir une conversation d’écouter soninterlocuteur et il suffit de bien savoir ce que l’on veut diresoi-même.

C’était aussi l’opinion de la maîtressed’Iégor.

– Comment ne peux-tu pas comprendreencore que je neveux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof.Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout cequi dépend de moi pour soulager mes paysans. Tu sais que je suiscapable de faire les plus grands sacrifices pour n’envoyer niDoutlof ni Koriouchkine.

Je ne sais s’il vint à l’idée de l’intendantqu’il ne fallait pas du tout faire de grands sacrifices pour sauverle paysan, mais donner simplement trois cents roubles.

– Je te déclare une chose seulement,c’est que je ne donnerai Polikei pour rien au monde. Lorsque, aprèsl’affaire de la montre, il est venu m’avouer tout, lui-même, enpleurant, il m’a juré qu’il se corrigerait. J’ai longuement causéavec lui, et j’ai vu qu’il était vraiment touché et qu’il serepentait sérieusement.

– La voilà sur son dada, pensa IégorIvanovitch, et il examina le sirop qu’on avait préparé pour madamedans un verre d’eau.

– Est-elle au citron ou à l’orange ?Cela doit être légèrement amer, pensa-t-il.

– Sept mois se sont écoulés depuis lors,continue madame, et il ne s’est pas enivré une seule fois. Saconduite est irréprochable. Comment veux-tu que je punisse un hommequi s’est repenti et corrigé ?… Ne trouves-tu pas que c’estinhumain de donner un homme qui a cinq enfants et qui est tout seulpour les nourrir ? Non, Iégor, ne m’en parle même pas, je t’enprie.

Et la dame avala une gorgée d’eau ausirop.

Iégor Ivanovitch suivit le trajet de l’eau àtravers la gorge de madame et il répondit d’un ton sec :

– Vous ordonnez donc, madame, que jedésigne Doutlof ?…

Madame leva les bras d’étonnement.

– Décidément tu ne peux pas mecomprendre. Puis-je souhaiter le malheur des Doutlof ? Ai-jequelque chose contre lui ?… Dieu m’est témoin que je feraitout au monde pour eux.

Elle regarda un tableau qui se trouvaitvis-à-vis d’elle, puis baissa les yeux se souvenant que ce n’étaitpas une image.

– Mais il ne s’agit pas de celamaintenant, pensa-t-elle.

Décidément l’idée de payer trois cents roublespour le malheureux paysan ne lui venait pas à l’esprit.

– Que veux-tu que je fasse ? Est-ceque je connais toutes ces affaires-là ? Je me fie à toicomplètement ; fais en sorte que tout le monde soit content.Que faire ? Ils ne sont ni les premiers, ni les derniers…c’est un mauvais moment à passer… Tout ce que je sais, c’est qu’ilest impossible d’envoyer Polikei… Tâche donc de comprendre que celaserait terrible de ma part.

Elle aurait encore parlé longtemps sur le mêmeton, tellement elle s’était montée, mais à ce moment la portes’ouvrit et la femme de chambre entra.

– Que veux-tu ? Dounachia ?

– Un paysan est venu demander à IégorIvanovitch si la foule devait l’attendre ou s’en aller ?…dit-elle en lançant un regard de colère à Iégor Ivanovitch.

– Cet intendant est insupportable,pensait-elle, il a chagriné madame, et elle ne me laissera pasdormir jusqu’à deux heures de la nuit…

– Eh bien ! va, Iégor, et fais ensorte que tout le monde soit content.

– Très bien, madame.

Et il ne parla plus de Doutlof.

– Qui faudra-t-il envoyer chez lemarchand pour lui demander l’argent ?

– Piétroucha n’est pas encore revenu dela ville ?

– Non, madame.

– Nicolas ne pourra-t-il pas yaller ?

– Mon père est malade, madame, ditDounacha.

– Madame désire-t-elle que j’y aillemoi-même, demanda l’intendant.

– Non, Iégor, ta présence est nécessaireici.

– Quelle somme est-ce ?

– Quatre cent soixante-deux roubles,madame.

– Envoie Polikei, dit madame, enregardant Ivanovitch.

L’intendant eut un sourire imperceptible etrépondit :

– Très bien, madame.

Et Iégor Ivanovitch s’éloigna.

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