Contes et Nouvelles – Tome II

VIII

Une nouvelle année s’écoula, puis une autre,puis une autre encore ; on arriva à la neuvième année duséjour de Michel chez Sema le cordonnier. Les choses continuaientd’aller leur train ordinaire. L’habile ouvrier travaillait sansrelâche, ne quittait jamais l’échoppe ; jamais une paroleinutile ne sortait de sa bouche. On ne l’avait vu rire que deuxfois : la première, lorsque Matréma lui avait servi àsouper ; la deuxième fois, quand le gentilhomme avait commandéses bottes.

Sema n’était jamais revenu sur la question deson origine ; il ne craignait qu’une chose : qu’un jouroù l’autre Michel le quittât.

Un jour, toute la famille était dans la petitechambre, la ménagère mettait ses pots au feu ; les enfantsjouaient sur les bancs, jetant parfois un regard curieux dans larue ; Sema et Michel, assis chacun devant sa fenêtre, étaientoccupés à battre une paire de talons. Un des petits garçons vienten courant sur le banc où était assis Michel ; et s’appuyantsur les épaules de celui-ci, il s’écria en regardant dans larue :

– Oncle Michel, vois un peu, la femme dumarchand qui vient aussi chez nous ; elle a deux petitesfilles ; regarde comme il y en a une qui boite.

À peine ces mots eurent-ils frappé sonoreille, que Michel, laissant son travail, se pencha vivement versla fenêtre et dirigea sur la rue un regard d’une étrangefixité.

Sema s’étonnait. Jamais son ouvrier ne s’étaitinquiété de ce qui se passait au dehors et voilà que tout d’un coupil semblait comme magnétisé.

Sema regarda à son tour et vit, en effet,qu’une femme s’approchait en donnant la main à deux petitesfilles ; la dame était fort bien mise et les deux enfants,vêtues l’une comme l’autre d’une mante fourrée avec un fichu clairautour du cou, se ressemblaient si fort qu’on ne les eût pasdistinguées sans l’infirmité de l’une d’elles.

La dame monta l’escalier et entra dans lachambre précédée des deux enfants.

– Bonjour, braves gens, dit-elle ensaluant.

– Votre serviteur, Madame. Entrez, jevous prie, répondit Sema.

La dame s’assit devant la table pendant queles deux petites filles se pressaient contre elle, un peueffarouchées au milieu de ces visages inconnus.

– Je voudrais faire faire une paire desouliers à mes enfants pour le nouvel an, commença-t-elle.

– C’est bien facile, Madame. Il est vraique nous n’avons pas encore chaussé de si petits pieds, mais voilàmon ouvrier, qui est très adroit et réussira parfaitement.

Et Sema se retourna vers Michel, étonné devoir que celui-ci n’avait pas repris son ouvrage et regardaitattentivement les deux fillettes.

Celles-ci étaient de charmantes enfants, sansdoute ; elles avaient les yeux noirs, les joues pleines etroses, et puis leurs fourrures et leurs fichus leur allaient sibien ; mais tout cela n’expliquait pas l’attitude de Michel,qui les regardait comme s’il eût vu en elles la réalisation d’unrêve.

Sema garda ses réflexions pour lui et continuade s’entretenir avec la dame. On convint du prix, après quoi maîtreSema chercha ses bandelettes de papier et se mit à les ajuster pourprendre les mesures. La dame plaça alors sur ses genoux l’enfantqui était boiteuse et dit à Sema :

– Pour celle-ci, il faudra prendre deuxmesures et faire un soulier pour le pied qui est tourné et troispour l’autre. D’ailleurs, l’une et l’autre ont le même pied, ellessont jumelles.

Quand Sema en fut au pied perclus, ildemanda :

– D’où lui vient cette infirmité ?Une si charmante enfant ! C’est de naissancepeut-être ?

– Pas précisément. C’est sa mère qui luia déformé le pied en lui donnant le jour.

La curieuse Matréma s’avança :

– Ainsi tu n’es donc pas leur mère !dit-elle fort étonnée.

– Ni leur mère, ni leur parente, ma bravefemme ; il n’y a entre elles et moi aucun lien du sang ;ce sont mes enfants d’adoption.

– Tu n’es pas leur mère, et cependant tuas pour elles tant d’affection et de soins ?

– Comment ne les aimerais-je pas ?C’est mon sein qui les a nourries. J’avais un enfant aussi, Dieu mel’a repris ; mais ma tendresse n’était pas plus grande pourlui que pour celles-ci.

– Mais à qui étaient cesenfants ?

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